Tour de France 2025: "Le plus performant, c'est celui qui arrive à manger le plus de glucides", comment la nutrition a révolutionné le cyclisme

À quel point la nutrition a-t-elle connu une évolution majeure ces dix dernières années dans le cyclisme au point de devenir l’un des facteurs clés de la performance?
Ça a énormément évolué, c’est un domaine où tout va très vite. C'est impressionnant, notamment dans la prise de conscience de tous les acteurs de la performance: les coureurs, les coachs, les médecins, les responsables de la performance, et même au niveau du management des équipes. Tout le monde réalise vraiment que la nutrition est un levier de performance. On connaît l’importance de l'entraînement, bien sûr, mais chacun sait qu’il faut aussi faire attention à la nutrition pour performer de manière optimale. Au sein des équipes, de plus en plus de moyens, humains comme financiers, sont attribués au secteur nutrition.
Au moment où j’ai passé ma thèse doctorale, en 2010-2011, la nutrition du sport n’était pas très à la mode. C’était quelque chose de naissant. Quinze ans après, on peut se rendre compte du chemin parcouru. Aujourd’hui, c’est au cœur des préoccupations. Maintenant, quand un coureur s’apprête à signer dans une équipe, la première question qu'il pose c’est souvent: ‘Comment vous vous organisez au niveau de la nutrition, qu’est-ce qui est mis en place?’ C’est incroyable, mais ça montre qu’on n’imagine plus la performance cycliste sans des apports nutritionnels adaptés.
Les coureurs sont-ils tous réceptifs à ces évolutions? La nutrition est-elle encore perçue comme une contrainte?
L’idée dans ce sport, c’est que s'entraîner, c'est bien, mais il faut apporter le bon carburant au bon moment, en bonne quantité pour être beaucoup plus efficace et s'entraîner plus fort. On a de moins en moins besoin de convaincre les coureurs, notamment la nouvelle génération qui nous impressionne de ce point de vue-là. La nutrition, ce n’est pas du tout une contrainte pour ces jeunes coureurs, ils veulent bien faire les choses. Je dirais même que je me pose la question si ça ne va pas trop vite. Ils prennent des automatismes très tôt, mais c’est important de garder un équilibre.
Quel a été le plus gros changement ces dernières années en termes de nutrition dans le cyclisme?
Il y a un point très important: sur les cinq dernières années, nous sommes entrés dans l'ère des apports glucidiques très élevés. On avait connu auparavant une période où on était sur des apports glucidiques très faibles, notamment à l'entraînement. Ces dernières années, c'est l'inverse. On est sur des quantités très élevées, dans toutes les équipes, et ça fonctionne plutôt bien, avec des performances exceptionnelles qu'on ne cesse de repousser. On est sur cette stratégie-là et je dirais que c'est justifié dans le sens où on a de plus en plus de données scientifiques qui nous montrent que le corps humain, notamment les muscles actifs durant l’effort - les cuisses, les mollets - sont capables d'utiliser telle quantité de sucre. On est de plus en plus vers une ère où celui qui est le plus performant en course, c'est celui qui arrive à manger le plus de glucides.
Les coureurs sont aujourd’hui capables d’absorber jusqu’à 120 grammes de glucides par heure pendant une étape. Ce qui représente quasiment un plat de 500 grammes de pâtes pesées cuites (25 grammes de glucides pour 100 grammes de pâtes cuites). Comment en est-on arrivé à ce chiffre impressionnant?
On s’appuie sur des données scientifiques et des études en laboratoire. On a testé et mesuré l'oxydation, l'utilisation des glucides à l'effort, et il semblerait que les muscles arrivent en effet à utiliser autant de glucides et surtout qu’on arrive à les absorber au niveau intestinal. Longtemps, on a pensé que ce n’était pas possible. On sait que c’est le cas maintenant, et je pense que ce n’est que le début parce que certains coureurs arrivent à monter plus haut. Jusqu’en 2021-2022, on était plutôt sur du 90 grammes de glucides par heure. En 2010-2015, on était à 60 grammes. Pour résumer, on a doublé les apports en glucides en dix ans.
Peut-on dire que le coureur qui arrive aujourd’hui à performer au plus haut niveau est nécessairement un coureur qui est capable de beaucoup manger et bien digérer?
Oui, sinon c’est un vrai problème, notamment sur les courses à étapes aussi exigeantes que le Tour de France. Il faut avoir cette capacité à bien manger tous les jours. Et bien manger, ça signifie souvent beaucoup manger, sans avoir de troubles gastro-intestinaux. Tout ça se prépare. Il faut s'entraîner à ingérer beaucoup de glucides, aussi bien en repas que sur le vélo. Mais il y a quand même, et c'est là où les recherches se poursuivent, des profils de coureurs qui se dégagent. Certains ont plus de mal à suivre ces recommandations, et sont peut-être moins adaptés pour les grands Tours. Ça peut être compliqué pour eux de beaucoup s'alimenter sur plusieurs jours. Ils n'ont plus faim, ils n'arrivent pas à digérer et peuvent avoir des troubles gastro-intestinaux qui se développent petit à petit. Est-ce que c'est une limite physiologique ou est-ce que c’est lié aux sensations? C’est une vraie question.
Les coureurs entraînent-ils désormais leurs intestins à manger telle ou telle quantité, à absorber d'énormes quantités de glucides?
Tout à fait. On va chercher des grammages très élevés, par exemple sur un cycle de six à sept séances d’entraînement. On parle de "gut-training" (littéralement "entraînement de l'intestin"). L’idée est de faire monter l’apport glucidique. Sur les premières séances, ça peut être 60 grammes par heure, puis après 90, 100, 110, 120… On répète ça de nombreuses fois. Ce ne n’est pas du tout agréable la première fois qu'on monte à 120 grammes de glucides par heure. Et puis ça devient de plus en plus simple. Les formes d’apports glucides proposées dans le commerce ont aussi bien évolué. Avant, quand on était plutôt sur du 70-90 grammes par heure, on avait surtout des barres et des petits gels. Maintenant, on a de moins en moins de barres mais des gros gels et des boissons très concentrées en sucre. C'est assez facile de monter très haut en termes d’apports glucidiques.
Pourquoi les apports en glucides sont-ils devenus si importants?
C'est vraiment le sujet majeur, le carburant de la performance. Les glucides sont utilisés en priorité sur le vélo pendant quatre à cinq heures tous les jours. Ils sont au centre de toutes les questions, 90% des recherches sont sur les glucides. On se pose beaucoup de questions sur les ratios optimaux entre les différents types de glucides. Il y a le glucose, le fructose, la maltodextrine… Certains pensent aussi à mettre du galactose dans les produits énergétiques, pour essayer d'assimiler encore mieux et peut-être monter au-delà de 120 grammes par heure. Je pense que ça va encore évoluer dans les années à venir.
Quels sont les autres axes de recherche autour de la nutrition dans le cyclisme?
On se pose plein de questions, par exemple: les coureurs doivent-ils plutôt manger tous les quarts d’heure ou toutes les 30 minutes pour atteindre ces 120 grammes de glucides consommés pendant une étape? Ce sont des questions très pratiques mais pertinentes. Il y a aussi beaucoup d’interrogations sur les compléments alimentaires autorisés, surtout ceux qui ont un impact direct sur la performance. On s’interroge sur la caféine et sur les bicarbonates, qui ont été abandonnés quelques années parce qu’ils entraînaient des troubles gastriques mais qui sont clairement revenus à la mode. On mène également beaucoup de recherches sur les cétones. On essaie de comprendre si ça peut être un carburant supplémentaire pour mieux performer sur le vélo ou peut-être mieux récupérer.
A quoi ressemble la préparation en vue du Tour de France? Les menus des coureurs sont-ils tous individualisés? Faut-il s’adapter à chaque profil?
Les menus sont tous préparés en amont et on a contacté les différents hôtels dans lesquels on se trouvera pour commander les aliments. On a des menus adaptés en fonction du profil des étapes et des niveaux de dépenses énergétiques estimés. Par exemple, on sait pour cette année que les dix premiers jours seront assez "simples" avec des étapes plutôt plates. Ce sera nerveux, mais la dépense énergétique des dix premiers jours n’aura rien à voir avec celle des dix derniers jours.
L’idée est d’adapter le contenu de l’assiette pour avoir une charge, notamment glucidique, plus ou moins importante. On doit s’assurer que l'apport d'aliments et de glucides qu'on va proposer est adapté. On prend aussi en compte l'apport en protéines et de certains micronutriments tels que le fer. Ce sont des choses qu'on va périodiser pour que l'alimentation reste équilibrée et permette aux coureurs de ne pas tomber malade. Les menus restent globalement les mêmes pour tous, avec des quantités qui varient en fonction des profils de coureurs. C'est la dépense énergétique journalière qui donne ces infos, elle est liée à leurs efforts sur le vélo, leur composition corporelle, leur poids…

Chez les spectateurs, beaucoup s'imaginent encore que la plupart des coureurs, au regard de leur physique, se privent énormément…
Il y a souvent une mauvaise perception parce que le public voit ces coureurs qui sont assez maigres, avec pour certains des pourcentages de masse graisseuse très faibles. On peut se dire qu’ils se restreignent, qu'ils ne mangent pas, mais c'est vraiment l'inverse. Les cyclistes mangent énormément, on aurait nous-mêmes du mal à manger ce qu'ils mangent, même en se forçant, tout simplement parce qu'ils ont une dépense énergétique vraiment énorme tous les jours. En moyenne, un coureur sur le Tour de France mange 5000 calories tous les jours. C’est énorme et ça peut monter plus haut. Le nutritionniste est là pour contrôler que le coureur mange assez.
C’est la grande difficulté qu’on peut rencontrer, surtout que ce sont souvent les mêmes aliments qui reviennent: pâtes, riz, pommes de terre… C'est la base de l'alimentation du cycliste pour avoir suffisamment de glucides dans l'assiette. C'est vrai que c'est assez monotone et certains n'y arrivent plus dès la deuxième semaine. Or un jour où le cycliste ne mange pas ou pas assez, c'est une mauvaise étape le lendemain. Celui qui gagne, c’est celui qui arrive à maintenir sa stratégie nutritionnelle de manière consistante pendant trois semaines, et rien que ça, c'est un défi. Ça se travaille à l’entraînement, c’est ce qu’on a fait par exemple cette année en stage en Sierra Nevada. Il faut prendre les bonnes habitudes et habituer les intestins à assimiler ces quantités, aussi bien à table que sur le vélo.
Les coureurs mangent-ils toujours autant de pâtes et de riz?
On reste sur ces basiques, mais avec des améliorations. On a des chefs cuisiniers qui apportent une touche de créativité. Ils innovent pour que les plats soient appétissants. On n’est pas sur des simples plats de pâtes avec du ketchup (rires). On joue aussi beaucoup sur les desserts. Les chefs se font plaisir. Ils sont sucrés mais peu gras. La grande nouveauté avec les féculents, c’est que le riz a pris le dessus sur les pâtes. On a toujours su que le riz était l'aliment le plus digeste. Mais il y a toujours eu dans le vélo cette idée de manger beaucoup de pâtes. Il faudrait demander pourquoi aux anciens (rires) ! S’il faut choisir entre les deux, il faut pourtant aller vers le riz, qui se digère mieux. Les nutritionnistes ont sans doute apporté cette évolution ces dernières années. Par exemple, avant les championnats de France de contre-la-montre cette année, tous nos coureurs ont mangé du riz. (Bruno Armirail de l'équipe Decathlon AG2R la Mondiale de Julien Louis a gagné le championnat de France du contre-la-montre et son coéquipier Dorian Godon la course en ligne, NDLR).
L’alimentation des coureurs post-étape joue également un rôle très important. Et certains spectateurs s’étonnent parfois de les voir consommer des sodas ou des bonbons à peine franchi la ligne d’arrivée…
Il y a eu des évolutions là aussi. C’est de plus en plus précis. Les rations de récupération post-effort ont été très étudiées, on sait qu'il y a un grammage vraiment précis de glucides à ingérer pour optimiser la resynthèse du glycogène, c’est-à-dire la forme d'énergie stockée au niveau des muscles. Il y a un délai très précis: il faut vraiment profiter de la fenêtre idéale dans l’heure qui suit l’effort. En termes de quantité, on est à peu près sur du 1,2 à 1,5 gramme de glucides par kilogramme de poids du corps sur l’heure qui suit l’effort.
Ce sont des glucides à assimilation rapide, on vise un pic de glycémie de sucre dans le sang. Donc ce sont typiquement tous les aliments qu'on ne conseille pas (rires). D’où ces images de coureurs à l’arrivée qui mangent des bonbons, boivent des sodas… C’est du sucre simple, les coureurs en ont besoin. On est sur une stratégie de performance pour resynthétiser le plus vite possible les réserves de glycogène. On pourrait avoir des solutions peut-être plus saines comme des jus de pomme, des jus de raisin… Ça peut choquer, mais une fois de plus, il y a une vraie raison et c'est calculé: on commence par une canette de soda, puis on prend 30 grammes de bonbons, puis 30 grammes de glucides dans un shaker… Là encore, tout est réfléchi. Comme tout le reste.