Tour de France : "On sait qu'il ne freinera jamais", les victimes de Cavendish racontent pourquoi il est le plus grand sprinteur de l'histoire

"Celle-là, je suis persuadé de pouvoir la gagner. C'est sûr ! Je suis calé dans la roue de Gert Steegmans et je me dis: 'Lui il va encore lancer de trop loin, donc c'est royal.' C'est exactement ce qui arrive. Je me retrouve avec Oscar Freire dans la roue. Moi, au moment où Steegmans lance son sprint, j'attends et je déclenche à 200-220 mètres de la ligne. Je dépose un peu Steegmans et je vois que Freire est derrière d'une demi-roue. Allez hop, rideau, c'est tout bon pour moi! Mais non. A ce moment-là, je vois un truc incroyable, un monstre passer, une fusée débouler sur la droite. Il n'y a rien à faire, c'est fini." Cette fusée de 23 ans, qui vient d'écœurer la concurrence pour décrocher à Toulouse sa deuxième victoire sur le Tour de France, s'apprête à traumatiser toute une horde de coureurs pour un bon paquet d'années. Son nom: Mark Cavendish.
Quinze ans plus tard, Jimmy Casper n'a rien oublié de ce pluvieux 12 juillet 2008, ce jour où il a compris qu'un nouveau loup venait d'entrer dans la bergerie. "Quand on le voit pour la première fois, on est obligé d'être impressionné par deux choses. D'abord, sa manière d'être à plat sur le guidon, la tête baissée, avec des mouvements saccadés et une puissance brutale. Et puis il y a cette hargne. On comprend tout de suite que c'est un putain de gagneur", sourit le Picard. A l'époque, le Cav' n'a que trois saisons de professionnalisme dans les pattes et même s'il sort du Giro où il a récolté deux bouquets, le peloton se demande si ce jeune impétueux n'est qu'une comète de plus ou s'il faut analyser ses débuts comme une OPA lancée sur le monde du sprint. "Certains avaient des doutes, c'est vrai, reconnaît Casper. Est-ce qu'il allait devenir un grand champion ou réussir deux-trois bonnes années avant de rentrer dans le rang ? Quand on voit ce qu'il fait encore aujourd'hui, je crois qu'on a la réponse…"
Le cauchemar des échappés
Du haut de ses 38 ans, Cavendish court toujours. Mieux, le chef de file d'Astana a levé les bras à Rome lors de la dernière étape du Tour d'Italie fin mai et sera au départ du Tour de France, samedi à Bilbao, avec l'objectif d'accrocher une 163e victoire en carrière, une 35e sur la Grande Boucle pour battre le record de succès qu'il partage avec une autre légende, Eddy Merckx, même s'il assure ne pas y penser tous les matins au réveil. Il sera ensuite temps pour lui de raccrocher pour de bon, en fin de saison, après avoir vécu "un rêve absolu pendant 25 ans", selon ses propres mots.
Un rêve qui a grandi chez lui, sur l'île de Man, un caillou de 84.000 habitants coincé entre l'Irlande et l'Angleterre, assez vite devenu trop petit pour son talent et ses ambitions. A 16 ans, il lâche l'école et accepte un boulot de guichetier dans une banque pour mettre de l'argent de côté, se payer du matériel et gonfler ses chances de passer pro sur le continent. A 20 ans, il devient champion du monde, non pas sur route mais sur piste.
Lui ne pense qu'au Tour de France, qu'il découvre en 2007 avec la T-Mobile. Un calvaire: des gamelles à répétition, pas le moindre top 5 et un abandon dès les premières difficultés alpestres. Suffisant pour le convaincre de stopper le combo alcool-McDo, et de perdre quelques kilos sur la balance. Son premier succès sur un Grand Tour arrive en mai 2008, en Italie. Puis c'est au public français de découvrir son fameux "double kick", cette capacité à planter un coup d’accélérateur à 250 mètres de la ligne, puis un deuxième, histoire de bien laisser ses rivaux dans le rétro. Jusqu'en 2013, le scénario se répète sur les étapes de plaine du Tour: quelques audacieux largués dans les profondeurs du général se font la malle, l'écart grandit pendant que le spectateur savoure sa sieste, puis le peloton siffle la fin de la récré. Les fuyards sont avalés à deux kilomètres du but et le train de Cavendish se met en branle. Déposé comme une fleur, le Britannique se charge de finir le travail, avec une faculté rare à prendre la meilleure décision en une fraction de seconde.
Intimidation et razzia
"A ce moment-là, il est pratiquement imbattable. Sur 200 mètres, personne ne peut le concurrencer. Il a une telle pointe de vitesse, une façon unique de sprinter, une explosivité folle qui lui vient de la piste et un sens du placement remarquable. On est aussi marqué par sa détermination hors normes. Elle se sent rien qu'en le regardant. Un sprint, c'est beaucoup d'intimidation. Par son attitude, Cavendish n'a pas besoin d'en faire beaucoup pour se faire une place. Il en impose. Face à lui, c'est très dur d'être acteur", expose Sébastien Chavanel, ancien de la Française des Jeux et deuxième d'une arrivée à Narbonne derrière Cavendish sur le Tour 2008. Pour asseoir son règne, la référence mondiale des derniers hectomètres peut compter sur une cour fidèle, entièrement dévouée à sa cause, en particulier chez HTC et Columbia où le boulot abattu par son poisson-pilote Mark Renshaw donne des maux de tête à toutes les autres formations.
"Renshaw faisait un travail fou pour lui. Il prenait des risques énormes qu'il n'aurait peut-être même pas pris pour lui-même pour l'emmener au millimètre près. En étant le plus aérodynamique possible, Cavendish arrivait à s'économiser en restant dans les roues de son train. Ce qui est fort, c'est qu'il a prouvé qu'on pouvait remporter un sprint sans être le plus costaud physiquement. Ça n'a jamais été un golgoth, c'est un petit gabarit (1m75). Et le vélo, c'est aussi de la physique, de la résistance à l'air.
D'ailleurs, Cavendish chambrait pas mal André Greipel là-dessus (son ancien coéquipier devenu par la suite un de ses principaux adversaires, ndlr). Greipel disait que Cavendish ne produisait quasiment pas de watts à l'entraînement. Cavendish lui répondait : 'Toi tu as des watts mais tu ne sais pas t'en servir.' C'était leur petite guerre", se souvient Romain Feillu, maillot jaune une journée lors du Tour 2008 sous les couleurs d'Agritubel. En quatre saisons avec Columbia, la razzia de l'ogre Cavendish est phénoménale avec une soixantaine de victoires, un titre de champion du monde, sans oublier son triomphe sur Milan-San Remo en 2009.
Un ego plus gros que les cuisses de Greipel
"Il était le favori partout. Et en même temps, c'était un peu un exemple à suivre, un modèle avec sa manière de sprinter aussi bas sur son vélo. Peut-être que des coureurs vous diront le contraire, mais il faut être honnête, on est nombreux à avoir essayé de reproduire ses sprints. Mais c'était trop difficile…", se marre Jimmy Casper, qui avant de prendre sa retraite et de se reconvertir quelques années plus tard en contrôleur SNCF se serait bien vu bosser pour "le meilleur sprinteur de l'histoire" au sein de la toute-puissante Team Sky, où est passé Cavendish en 2012: "J'avais contacté Dave Brailsford. Je n'étais pas cramé physiquement et ça me faisait rêver de travailler pour Cavendish. Ça ne s'est pas fait mais ça aurait été un honneur pour moi. Son côté sanguin ne me faisait absolument pas peur." Il en a pourtant effrayé beaucoup d'autres.

Car son histoire n'est pas seulement celle d'un gamin de la classe moyenne limite grassouillet, amoureux plus jeune des cours de rumba et de salsa, devenu l'un des plus grands sportifs britanniques grâce à des jambes de feu. Son parcours est aussi celui d'un champion qui ne se cache pas. Avec un ego dix fois plus imposant que l'île de Man et une confiance en soi grosse comme les cuisses de Greipel. Pitbull toujours prêt à mordre ses concurrents, le Cav' ne fait rien pour arracher l'étiquette de mauvais garçon qui lui colle à la peau. Une réputation de "bad boy" nourrie par des déclarations jugées hautaines et des gestes provocants.
Exemple en 2008 sur le Tour de Californie: alors que l'immense Mario Cipollini fait son retour sur les routes à 41 ans, Cavendish ne peut s'empêcher de doubler l'Italien… en pédalant d'une seule jambe pour bien le chambrer. En 2010, le voilà exclu du Tour de Romandie pour avoir franchi la ligne en tête en gratifiant le public d'un bras d'honneur. La même année, le peloton du Tour de Suisse se lance dans une mini-grève, l'accusant d'avoir volontairement causé une chute.
"Je croyais qu'il était fake"
On lui reproche en plus de se faire tracter dans les cols en s'accrochant à une portière ou un bidon, et de distribuer les coups de casque dans les sprints. Une image de starlette arrogante, adepte du "fuck" en lieu et place de toute ponctuation, sans doute un brin exagérée. "Moi aussi, Mark m'agaçait avant que je ne le connaisse vraiment, témoigne l'ancien coureur belge Gert Steegmans, qui fut le poisson-pilote de Cavendish chez Omega Pharma-Quick Step. Je le trouvais très dur, extrême dans ses réactions. Mais quand j'ai commencé à rouler avec lui, j'ai mieux compris. Il n'est pas méchant, c'est juste une boule d'émotions. Il peut traiter quelqu'un de "connard" sans que ce ne soit méchant. Je ne l'ai jamais trouvé arrogant, mais au début je croyais qu'il était fake, qu'il jouait avec les caméras. Mais non, c'est sa personnalité, il est le même en privé ou en public. Je ne pense pas qu'il ait fait des choses pires que d'autres sprinteurs. Bon, plus que moi, c'est vrai (rires). Mais ce n'est pas un 'sale' sprinteur. C'est un passionné et il tend toujours vers les extrêmes. Avec lui, c'est tout ou rien. Quand il est heureux, c'est l'homme le plus heureux au monde. Quand il est fâché, c'est le mec le plus fâché au monde. C'est aussi simple que ça."
Le double maillot vert du Tour (2011, 2021) sait aussi se montrer généreux. Dès sa première saison pro, il profite de ses 150.000 euros de gains accumulés dans l'année pour régaler ses potes de la T-Mobile. "Les bonus des sponsors, c'est moi qui les reçois, disait-il en 2012 au magazine Pédale!. Mais quand je gagne, c'est que les autres ont été bons aussi, non? Qu'elle soit de 1.000 euros ou de dix millions, je partage la prime de victoire avec l'équipe, ou alors je leur offre des cadeaux." Alors, Cavendish, un faux dur? Jimmy Casper acquiesce: "Un sprinteur ne se laisse pas marcher sur les pieds, que ce soit Mark ou un autre. Oui, quand un sprint se passe mal, on a envie d'aller se battre à l'arrivée. Et puis ça passe (rires). Est-ce qu'il joue de ses coudes? Bien sûr, mais pas plus qu'un autre. Ce qui est vrai par contre, c'est qu'il fait tout pour rester au contact de son train. Je me souviens avoir frotté avec lui lors d'un sprint alors que j'étais le long des barrières. Bon, je lui ai laissé la place sinon j'allais me retrouver à terre. On sait qu'il ne freinera jamais."
"C'est un hyper sensible"
Même Romain Feillu, qui avait été qualifié de "kamikaze" par le Cav' au bout d'un sprint houleux à Redon sur le Tour 2011, refuse de l'accabler: "J'avais fini deuxième derrière Tyler Farrar. Cavendish, qui avait été un peu gêné, avait dit que j'avais provoqué le truc. Il s'était emballé. Il avait dit que j'étais un kamikaze, oui, mais on en avait rigolé et on m'avait renommé comme ça dans l'équipe. C'était aussi sa façon de déstabiliser. Avec le recul, je me dis que je le gênais peut-être (sourire). Je peux faire la comparaison avec Nacer Bouhanni, qui a un petit peu le même caractère. Ce sont des boxeurs dans l'âme. Si Cavendish a un côté bad boy, il est en même temps très touchant. Il m'a ému plein de fois en gagnant après de longues périodes sans victoire. Je l'ai vu pleurer, des vraies larmes, ce n'était pas fake. Je l'ai aussi vu souffrir en montagne, s'arracher comme jamais. D'autres coureurs aiment surjouer les choses, pour le côté marketing, mais lui est sincère dans ses émotions. C'est un hyper sensible."
"Si Geraint Thomas l'a aidé à gagner sur le dernier Giro, ce n'est pas pour rien, renchérit Sébastien Chavanel. Cette image montre bien qui est le vrai Cavendish. Pour moi, c'est un exemple d'abnégation, de force mentale. Il n'a jamais lâché dans sa carrière alors qu'il est passé par des moments de doute et de solitude."
Comme en 2012 chez Sky. Les Britanniques n'ont d'yeux que pour Sir Bradley Wiggins et Cavendish est poussé dehors après une seule saison. Direction Quick-Step, où sa confiance en prend un coup au sein d'un bataillon à l'accent flamand qui vibre plus pour les classiques pavées que pour les sprints. Surtout, le bulldozer allemand Marcel Kittel ne lui laisse aucun répit. Il faut attendre 2016 pour le voir redevenir une machine à gagner avec la petite maison sud-africaine Dimension Data, flanqué de ses fidèles soldats Mark Renshaw et Bernhard Eisel. Mais les galères reviennent: une mononucléose, une dépression, des vilaines gamelles, et même un braquage à son domicile londonien en présence de sa compagne et de ses enfants.
Il bluffe même les petits nouveaux
Une longue traversée du désert jusqu'à son retour en forme de résurrection du côté de Quick-Step. Après avoir quasiment supplié Patrick Lefevere de le reprendre, il claque quatre victoires d'étapes sur le Tour 2021 et égale le record de Merckx. Refaire le coup cet été s'annonce mission quasi impossible. Mais il serait bien imprudent de l'enterrer trop vite. Il pourra même compter sur le soutien de son vieil acolyte Renshaw, recruté expressément par Astana en qualité de conseiller pour cette Grande Boucle. "Moi j'observe les coureurs comme Cavendish. Il a beau ne plus être tout jeune, il n’a pas peur de la chute, son engagement physique reste total, confirme le sprinteur de Cofidis, Axel Zingle, 24 ans. Il a la réputation de ne pas trop toucher au frein, ça le sert. Moi par exemple, j’évite de trop m’y frotter parce qu’en général tu sais que lui ne freinera pas. Il se sert beaucoup de cet aspect psychologique."
Autre représentant de la relève du sprint français, Paul Penhoët est tout autant séduit par le "tacticien" Cavendish. "Notre première course en commun, c’était sur le Tour d’Oman en 2022, j’étais encore avec la Continentale. C’était assez impressionnant de le voir en vrai. Il est toujours aussi bluffant. Ce qui me marque le plus, ce n’est pas forcément dans le sprint pur, mais tout ce qui se passe avant, note le coureur de 21 ans de Groupama-FDJ. Il faut le voir tout au long d’une étape, il sait parfaitement ce qu’il fait, il économise tous ses coups de pédale, vous ne le verrez jamais mettre la tête dans le vent. Il gère bien dans les bosses, il se replace dans les descentes. Il est dans la maîtrise. Je me suis déjà retrouvé dans sa roue sur des sprints et je n’ai jamais eu peur qu’il fasse des mouvements kamikazes."
En mai dernier, au moment d'officialiser sa retraite à venir dans les colonnes de La Gazzetta dello Sport, Cavendish expliquait n'avoir été animé que par un seul but au cours de sa vie de cycliste: "Au début de ma carrière, on m’a demandé ce que je voulais. J’ai répondu que, s’il existait un livre avec tous les plus grands cyclistes, je voulais y être, peu importe à quelle place." Il peut être rassuré. On serait même prêt à parier qu’il faudra plusieurs chapitres pour raconter son odyssée.