RMC Sport

"J'ai failli complètement arrêter le vélo": le singulier destin de Kim Le Court Pienaar, la pépite mauricienne qui vient de gagner Liège-Bastogne-Liège

Kim Le Court Pienaar, lors du Giro féminin, le 14/07/2024

Kim Le Court Pienaar, lors du Giro féminin, le 14/07/2024 - SUSA / Icon Sport

Après huit ans d'absence et un détour par le VTT, la Mauricienne Kim Le Court Pienaar a signé un retour aussi canon qu'inattendu dans le peloton l'année dernière. Devenue la première coureuse de son pays à s'aligner en World Tour, elle a remporté ce dimanche Liège-Bastogne-Liège. Entre deux entraînements, elle avait pris le temps de raconter son singulier parcours à RMC Sport avant le Tour des Flandres.

Une ambiance de kermesse traversée par des effluves de bière et de friture. Un labyrinthe de petites routes enfouies dans la campagne et de pavés tranchants aux pentes asphyxiantes. Le tout au cœur d'une marée de drapeaux flamands surplombant des monts aux dénominations barbares. Plongée dans ce drôle de décor, Kim Le Court Pienaar aurait toutes les raisons de se sentir à peu près tout sauf chez elle. Elle ne voudrait pourtant être nulle part ailleurs.

À 9.500km de son île Maurice natale, où ses parents résident toujours, elle sera au départ de son deuxième Tour des Flandres début avril. Avec une ambition résumée dans un large sourire. "Je vise la gagne sur chaque classique", lance-t-elle dans un mélange d'assurance et d'excitation, sa jauge de confiance gonflée à bloc par une cinquième place fraîchement obtenue sur Milan-Sanremo.

À 29 ans, celle qui est devenue la première coureuse mauricienne à découvrir le World Tour, c'est-à-dire l'élite mondiale du cyclisme, a enfin le sentiment d'être à sa place dans cet univers qui a longtemps pu l'effrayer.

"Je vis mon rêve. C'est juste génial pour moi d'en être là aujourd'hui", glisse-t-elle à RMC Sport entre deux intenses sessions d'entraînement, le regard aussi tourné vers Paris-Roubaix, programmé le week-end prochain, et l'alléchant menu des Ardennaises. Autant d'occasions d'enrichir un CV dépoussiéré en janvier 2024, au moment de son (inattendu) retour aux affaires et de sa signature chez les Belges d'AG Insurance-Soudal Team. Il n'était alors pas question de rivaliser avec Lotte Kopecky, Marianne Vos et les autres reines du peloton. Ni même d'endosser un quelconque rôle de leader.

"Ce qui s'est passé l'an dernier a été une énorme surprise pour moi, très honnêtement. Mon objectif, c'était d'apprendre, apprendre et apprendre. Au final, je crois qu'on a fait un peu mieux que ça...", rembobine-t-elle.

À cette époque pas si lointaine, Kim Le Court Pienaar est un nom qui ne parle plus à grand monde. C'est à peine si l'on se souvient de ses courtes expériences de 2015 et 2016, avec les Britanniques de Matrix Fitness et les Espagnols de Bizkaia-Durango. "Ça n'a pas marché", dit-elle avec le recul, lucide et sans rancœur.

"J'ai dit stop"

"C'était trop tôt pour moi, j'avais 18-19 ans, je n'étais pas prête. Je me mettais sans doute beaucoup de stress pour essayer d'avoir des résultats. Et puis financièrement, malgré le soutien de mes parents, c’était trop compliqué. Le cyclisme féminin n'était pas aussi développé que maintenant. C'était dur, j'étais en plus loin de ma famille. Je n'avais pas la motivation pour continuer. J'ai dit stop et j'ai même failli complètement arrêter le vélo." Le cyclisme pro laissé aux oubliettes, elle se trouve un boulot en Afrique du Sud pour "avoir un peu de sous". Quant à son moral, il repart en flèche lorsqu'elle renoue avec un de ses premiers amours: le VTT.

"Quand j'étais petite, je me suis d'abord mise au football", se souvient-elle.

"Je pouvais me lever à 5h pour aller m'entraîner. J'adorais Manchester United, Wayne Rooney, et j'étais plutôt douée. J'ai même eu une proposition pour signer aux États-Unis. Chez moi, à l'île Maurice, le vélo n'était pas du tout un sport populaire. Personne n'en faisait dans ma famille. Jusqu'à ce qu'un ami de mes parents leur propose un jour de participer à une course. Ça a été ma première rencontre avec le vélo. Mon frère s'y est mis, j'ai bien sûr voulu faire comme lui, et j'ai découvert le VTT et le cross-country. Après mon passage sur route, j'ai eu cette envie de revenir au VTT". Bingo.

Moins de stress, moins de pression, son retour sur les sentiers s'accompagne d'une avalanche de médailles sur la scène africaine. Et de triomphes à rendre jaloux un Tom Pidcock, comme lorsqu'elle s'adjuge en 2023 la Cape Epic, une course de VTT réservée aux plus toqués avec ses 648km et ses 15.000m de dénivelé positif à avaler sur huit étapes en une semaine. Mais tous ces succès n'empêchent pas une petite musique de revenir en boucle dans sa tête.

Un refrain lancinant autant qu'un manque évident: "La question que je me suis posée à l'été 2023, c'est 'et maintenant, qu'est-ce qu'on fait? C'est quoi la suite?' J'ai toujours fonctionné aux challenges, toujours voulu faire mieux qu'hier. C'était le bon moment pour revenir sur la route, même si ça me faisait très peur. Je me disais que c'était un peu mission impossible. Aucun palmarès, zéro résultat, pas une seule course pro depuis 2016, qui allait me prendre?" Un ange gardien y croit pourtant plus que tout.

"Mon mari m'a énormément encouragé", confie-t-elle.

D'un retour "choc" à un top 10 sur Paris-Roubaix

"Moi j'avais tellement peur de prendre des refus! C'est lui qui a passé des semaines à approcher toutes les équipes, sur toutes les plateformes possibles (rires). Il y a eu des contacts, mais fin novembre il n'y avait toujours rien de bouclé. Je pensais que c'était mort, avant de recevoir un appel de Natascha den Ouden (ancienne directrice d'AG Insurance-Soudal Team, ndlr). Elle m'a dit: 'C'est bon pour ton contrat, dans deux semaines tu pars en stage avec nous.' C'était juste avant mon mariage (avec le vététiste Ian Pienaar) et c'était un sacré choc!"

Et pas le dernier puisqu'il lui faut "tout réapprendre" ou presque. Rouler à des allures effrénées, endurer de longues heures d'entraînement, respecter les codes d'un peloton grégaire et ses règles non écrites, jouer des coudes pour se frayer une place, bagarrer pour ne pas lâcher un pouce de terrain... Le changement est radical avec la quiétude de son ancien monde, mais assimilé à vitesse grand V. Fin janvier, son premier top 10 sous le soleil australien donne le ton.

"Sur le coup, je ne comprenais pas pourquoi tout le monde était aussi content pour moi. Faire 10e en VTT, j'aurais trouvé ça nul. Je n'ai réalisé que plus tard que c'était déjà très, très bien d'avoir ce résultat en World Tour", sourit-elle. Sur la réserve et peu sûre d'elle durant ses premières sorties, mais bien aiguillée par la championne sud-africaine Ashleigh Moolman, elle ne prend pas d'emblée conscience de ce que tous autour d'elle comprennent vite. Pas question de cantonner un tel talent à des tâches de "domestique". Il lui faut pouvoir avoir le champ libre.

Si sa campagne de classiques dépasse toutes les attentes avec de jolis accessits, c'est en survivant à un Tour des Flandres fouetté par la pluie que le déclic survient. "Après la course, ma directrice sportive Jolien D'hoore, une légende à mes yeux, me dit dans le bus: 'Quand on arrive ici, on est déjà content de faire 50e la première fois. Toi tu fais 23e avec une blessure au poignet. Donc l'an prochain, tu reviens pour gagner!' Derrière, je fais 10e à Roubaix. Dans ma tête, c'était 'Wow, ça peut le faire en fait!' Ce n'était pas du tout prévu." Pas plus que sa victoire en juillet sur la dernière étape du Tour d'Italie, qui l'a aidée à mesurer le chemin parcouru.

"Je suis parfois choquée de voir à quel point les gens ne connaissent pas l’île Maurice"

Née d'une mère écossaise et d'un père mauricien, sur cette île de l'océan Indien quatre fois plus petite que la Corse, et aux inégalités économiques marquées, Kim Le Court Pienaar n'était pas destinée à devenir une sensation du cyclisme mondial. "Peu importe le sport que l'on souhaite pratiquer, c'est vraiment difficile pour nous de venir en Europe et de se faire une place au haut niveau. Ça représente tellement de sacrifices. Alors ma fierté, en plus du soutien que je reçois dans mon pays, c'est de pouvoir motiver plein de personnes et mettre l'île Maurice sur la carte du monde. Je suis parfois choquée de voir à quel point les gens ne connaissent pas l’île Maurice...", regrette-t-elle, foule d'exemples à l'appui.

"L’an dernier, à Roubaix, j’ai eu droit à un drapeau français à côté de mon nom. En Australie, c'était un drapeau néerlandais. On m’a aussi collé un drapeau anglais… Je peux comprendre les erreurs, mais en même temps ça me choque. On est un pays comme les autres."

Il lui faut aussi justifier encore et encore pourquoi les bandes affichées sur son maillot - rouge, bleu, jaune, vert - rappellent curieusement les couleurs de l'arc-en-ciel - bleu, rouge, noir, jaune, vert - alors qu'elle n'est en rien championne du monde. "Lors du dernier Giro, il y avait tellement de personnes qui voulaient se prendre en photo avec moi, on me prenait pour Lotte (Kopecky, la championne du monde). Mais ce sont simplement les couleurs de mon pays et de mon titre national! On a le plus beau drapeau, ce n'est pas de notre faute (sourire)! Peut-être que je devrais me plaindre auprès de l'UCI, peut-être qu'ils nous ont copiés... En tout cas, l'île Maurice n'est pas née après l'UCI..." Un conseil avisé aux organisateurs du Tour des Flandres, Paris-Roubaix ou l'Amstel Gold Race: réviser sa géographie dans les prochaines heures ne peut pas faire de mal. Juste au cas où.

https://twitter.com/rodolpheryo Rodolphe Ryo Journaliste RMC Sport