Coupe du monde: que reste-t-il du Mondial dans les pays qui ne sont pas des bastions du foot?

Que reste-t-il d’une Coupe du monde? Plus gros événement sportif avec les Jeux olympiques, le Mondial interroge sur l’héritage laissé dans chaque pays qui l’accueille. Faire des recherches offre un premier constat: on trouve de nombreuses études sur les conséquences socio-économiques, les gains générés, l’impact sur le tourisme, les nouvelles infrastructures. Mais beaucoup moins sur les conséquences sportives et l’évolution du football dans le pays hôte. Une question pourtant logique quand il s’agit de nations hors des bastions traditionnels de ce sport (Europe et Amérique du Sud) à l’image du Qatar, premier pays arabe à recevoir la planète foot.
Sur les trente dernières années, trois autres éditions sont concernées: les Etats-Unis en 1994, première en Amérique du Nord et dans un pays anglophone autre que l’Angleterre, le Japon et la Corée du Sud en 2002, première en Asie, et l’Afrique du Sud en 2010, première sur le continent africain. Alors, ça a changé quoi chez eux? Quand le Mondial 1994 est attribué aux Etats-Unis, en juillet 1988, le foot se meurt de l’autre côté de l’Atlantique. La North American Soccer League (NASL), championnat créé en 1968 et qui a vu passer stars comme Pelé ou Franz Beckenbauer, a disparu en 1984. La Fédération américaine, United States Soccer Federation (USSF), est au bord de la banqueroute, obligée de tenir des réunions dans des chambres d’hôtel d’aéroport.
Dernière chance...
La sélection nationale, présente lors des deux premières éditions en 1930 (troisième place) et 1934, n’a plus participé à une Coupe du monde depuis 1950. Elle sera de la partie deux ans plus tard, en 1990, avec deux étudiants, un joueur d’une ligue… en intérieur ou encore un joueur sans club, pour trois défaites en poule, dont un cinglant 1-5 face à La Tchécoslovaquie. Bref, avec ce Mondial, il y a un côté dernière chance. Qui provoque des réactions épidermiques. Un article sur le site de la FIFA explique que certains dirigeants européens le comparent à "organiser une grande compétition de ski en Afrique". Mais il y a un but. Faire du "soccer" un sport qui compte au pays du baseball, basket et football américain.
La FIFA demande une condition pour attribuer l’événement aux Etats-Unis: lancer une ligue professionnelle de haut niveau. Chose promise chose due, la Major League Soccer sera créée fin 1993 avant d’être lancée en 1996 avec dix équipes. Aujourd’hui composée de vingt-neuf franchises, dont trois au Canada, elle est devenue un incontournable du paysage footballistique. "Cela n’aurait jamais eu lieu sans cette Coupe du monde", confirme Alan Rothenberg, président de l’USSF de 1990 à 1998 et patron du comité d’organisation du Mondial 1994. Cette dernière Coupe du monde à vingt-quatre équipes, mais première avec la victoire à trois points au lieu de deux en poules et l’interdiction pour le gardien de prendre dans les mains une passe volontaire d’un coéquipier (l’idée est d’encourager l’attaque après un Mondial 1990 très défensif, pari gagné avec 2,73 buts par match contre 2,21 quatre ans plus tôt), fait douter sur sa capacité à intéresser le peuple US. Mais elle va faire un carton.

Marqué par le quatrième sacre du Brésil, au terme d’une finale face à l’Italie qui reste la seule de l’histoire sans but, le Mondial américain réunit 3.587.538 spectateurs, soit 69.991 de moyenne par match, un record aidé par neuf stades d’une capacité minimum de 53.000 personnes. Des chiffres qui se retrouvent dans les audiences. En 1989, à peine quelques milliers de supporters regardent le match de qualification contre Trinidad-et-Tobago qui envoit les Américains au Mondial 1990. Quatre ans plus tard, pour le huitième de finale perdu face au Brésil (0-1), ils sont 84.117 dans les tribunes du Stanford Stadium et 13 millions devant leur poste, record d’audience nationale pour ce sport. Parmi tous ces nouveaux fans, des jeunes gens vont sortir inspirés. Les membres de l’équipe américaine du Mondial 2014 l’avaient raconté au Los Angeles Times.
Michael Bradley avait expliqué avoir été voir les Italiens et les Norvégiens s’entraîner. Idem pour Chris Wondolowkski avec le Brésil. Graham Zusi avait participé à la cérémonie d’ouverture. Le premier jour de compétition, Omar Gonzalez avait pris part aux festivités d’avant-match pour Espagne-Corée du Sud à Dallas. "C’est après ça que j’ai dit à ma mère que je voulais devenir footballeur", se souvient ce dernier. "Ça a eu un énorme impact, ça a ouvert nos yeux à ce sport", ajoute Wondolowski. Le Mondial a aussi rempli les caisses: 60 millions de dollars de profits, placés dans un fond appelé United States Soccer Federation Foundation Inc utilisé pour soutenir des projets de développement dans le foot amateur. "Vingt ans plus tard, US Soccer est passée d’être proche de la banqueroute à un chiffre d’affaires annuel de plus de 60 millions", précise le Los Angeles Times en 2014.
La jeunesse US en pince pour le foot
Nouveaux moyens, donc, mais aussi nouveaux fans. Pour une place de plus en plus importante au fil du temps. Plus de quatre millions de joueurs sont aujourd’hui recensés par US Soccer. Mais il y en a bien plus. En 2012, 30% des foyers américains contenaient au moins un joueur de foot, deuxième plus gros total derrière le baseball. Six ans plus tôt, selon un sondage signé ESPN, le "soccer" avait dépassé le hockey pour devenir le quatrième sport le plus populaire du pays. Un mouvement encore plus fort chez les jeunes, où le foot "recrute" le plus et où il apparaît à la deuxième place pour les 12-24 ans en 2011. Dès 2006, les Etats-Unis trônent au sommet des pays avec le plus de jeunes engagés dans ce sport. En 2012, alors que le nombre de joueurs et joueuses lycéens a plus que doublé entre 1990 et 2010 (plus grosse progression pour un sport majeur), il devient le sport collectif le plus joué par les garçons dans les lycées US et se classe troisième chez les filles.
L’année suivante, Lionel Messi devient le premier footballeur dans le top 10 des athlètes les plus populaires aux Etats-Unis. Dans un pays où le foot féminin cartonne derrière les performances de l’équipe nationale, première championne du monde en 1991 et titrée en 1999 à domicile (avant 2015 et 2019, sans oublier quatre médailles d’or aux JO), les filles ont embrassé le mouvement. Selon une étude, le nombre de joueuses officielles chez les jeunes est même plus important que dans… tous les autres pays réunis! Cette popularité chez les jeunes a même fabriqué une expression, soccer mom, les mères de famille de classe moyenne de banlieue. "L’attribution de la Coupe du monde 1994 a lancé une chaîne d’événements qui ont redéfini ce sport dans notre pays pour toujours et l’ont positionné pour devenir une force majeure du paysage sportif américain", écrit Gary Hopkins dans Star-Spangled Soccer: The Selling, Marketing and Management of Soccer in the USA, livre sorti en mai 2010.

L’auteur poursuit: "A cause de cet événement, la jeunesse voit le foot comme partie du style de vie américain. Des gamins vont tout autant connaître Messi ou Ronaldo que le lanceur des Los Angeles Dodgers ou le running back des New York Giants. (…) Un match Brésil-Mexique à Los Angeles attirerait plus de monde que n’importe quel événement sportif dans le pays cette année-là. L’Amérique est déjà une nation de football." L’article du Los Angeles Times de 2014 va dans le même sens avec une formule qui claque: "La Coupe du monde 1994 a donné au football aux Etats-Unis le coup de pied au cul dont il avait besoin". Et de compléter: "Elle a prouvé aux sponsors qui doutaient et à un public sceptique que ce sport pouvait réussir dans ce pays". La légende brésilienne Pelé prévient: "Il y a aujourd’hui plus de jeunes qui jouent au foot aux Etats-Unis qu’au Brésil. Pour les enfants, ce sport est mieux organisé que chez nous, en Argentine ou en Uruguay."
Un mouvement qui devrait se poursuivre. "25% des Américains seront hispaniques en 2050, pointait Gary Hopkins en 2010. Il y a aujourd’hui plus d’équipes de football pour les jeunes que d’équipes de baseball. Pour les enfants américains, les idoles du foot sont accessibles en un clic sur un ordinateur. Le pouvoir global du foot infiltre l’Amérique. (…) Ce pays va encore changer et le football en sera l’un des grands bénéficiaires. Mais rien n’alimentera plus cette croissance que le retour de la Coupe du monde. Si l’impact de 1994 a été énorme, la prochaine fois, ce sera stratosphérique. On ne pourra plus arrêter ce sport." Ça tombe bien: ce sera le cas en 2026, avec le Mexique et le Canada. La popularité des tournées d’été des grands clubs européens est une autre preuve de ce cercle vertueux. Tout comme les performances de la sélection nationale qui n’a depuis manqué que l’édition 2018 du Mondial, où la présence de dizaines de joueurs américains dans des clubs étrangers quand aucun ne jouait en dehors de ses frontières au début des années 90.
"Quelle excuse avons-nous?"
Mais quid des autres? Au Japon et en Corée, l’effet post-2002 aura également été très positif. Depuis l’annonce du choix de cette co-organisation (une première) en 1996, selon des chiffres publiés dans une grande étude sur le site Frontiers, le nombre de terrains de foot publics a explosé dans les deux pays: de 200 à 1185 en Corée du Sud entre 1996 et 2016, de 2331 à 2600 entre 1996 et 2018 au Japon. Entre 1996 et 2020, aidés par les dix-sept stades (sur vingt) construits pour l’occasion, les deux pays ont aussi connu une hausse du nombre de clubs professionnels: de 9 à 22 en Corée du Sud, de 16 à 56 au Japon. En Corée, le nombre de "footballeur-étudiants" a fait boom, passant de 10.692 à 26.812 entre 1996 et 2016.
Au Japon, le nombre de spectateurs dans les matches de première division de la Japanese Professional Football League a connu la même courbe : 13.353 de moyenne par match en 1996 contre 20.751 en 2019. Et selon des sondages nationaux, la participation dans le football est passée de 5,1% en 1994 à 9,1% en 2016 en Corée du Sud et de 2,3% en 1996 à 4,7% en 2018 au Japon. Leurs équipes nationales en ont également profité pour s'installer pour de bon dans le paysage planétaire. Demi-finaliste en 2002, un résultat jamais reproduit depuis, la Corée n’a manqué aucune édition, passant de la quarantième à la vingt-huitième place au classement FIFA. Idem pour le Japon qui n’a plus raté un Mondial, avec au mieux un huitième de finale comme en 2002, et qui est passé du trente-deuxième au vingt-quatrième rang FIFA.

Une évolution qui ne suit pas celle connue par l’Afrique du Sud après son Mondial. Eliminé en poules, le pays hôte de 2010 ne s’est plus qualifié pour la Coupe du monde depuis, passant de la trente-huitième place au classement FIFA quelques mois après le Mondial à la soixante-septième aujourd’hui. Loin de l’objectif alors annoncé d’un top 20 à l’horizon 2020… "Quelle excuse avons-nous pour ne pas être au Brésil en 2014?", se demandait pourtant le rapport annuel de la Fédération locale (SAFA) en 2011. Pour ce pays, les données sur l’héritage du Mondial se font beaucoup plus rare. Un symbole. Car il se conjugue en partie à la tristesse. A commencer par les stades.
Dès 2014, quatre ans après, un article de Reuters explique que seul Soccer City à Johannesburg reste viable: "Les neuf autres stades construits ou rénovés pour l’événement sont dans le rouge". "Le développement du sport est en concurrence avec des services prioritaires comme l’assainissement des eaux, l’électricité, le développement économique et la gestion des déchets, et il n’est pas prioritaire", détaille alors Mthubanzi Mniki, porte-parole du conseil municipal de Port Elizabeth, où le stade Nelson Mandela Bay est un gouffre pour la mairie.
"Presque aucun héritage tangible"
"La Coupe du monde n’a laissé presque aucun héritage tangible en dehors une pelletée de stades trop chers et presque inutiles, écrit Sports Illustrated en 2020. De grands stades ont été construits dans des villes qui n’en avaient tout simplement pas besoin. De nouveaux stades ont été construits dans des villes ou un stade existant déjà aurait pu être amélioré. Dès 2013, quand l’Afrique du Sud a accueilli la CAN, l’état de délabrement de nombreux stades de la Coupe du monde était évident." Le reste est à peine plus reluisant. Avec les fonds transférés par la FIFA, qui vont être touchés par un scandale de corruption (tout comme la construction des stades, surévaluée), l’Afrique du Sud va lancer via le World Cup Legacy Fund des opérations pour former 10.000 coaches et lancer des ligues dans le pays pour les U13 et U15. Le pays va également se doter de plusieurs dizaines de bus et voitures pour transporter les équipes de ses cinquante-deux structures régionales du football et faire construire de nombreux terrains artificiels.
Mais dès 2012, le site Goal pointe combien "la SAFA a été critiquée pour ne pas avoir réussi à utiliser les fonds du Mondial pour développer significativement le football local". Le championnat local, la South African Premier Soccer League, va se développer avec de nouveaux sponsors et des droits télé en énorme hausse juste après le Mondial pour devenir "la ligue glamour du continent". Elle va mener un de ses représentants, les Mamelodi Sundowns, au titre en Ligue des champions africaine en 2016, le deuxième du pays après les Orlando Pirates en 1995. Mais l’explosion est loin de celle vécue aux Etats-Unis.