"Il a fallu qu'il y ait des grèves et des menaces pour qu'ils en tiennent compte": le développement du foot féminin en Europe, long chemin semé d'embûches

Il y a d’abord eu “Time for Action”. Place désormais à “Unstoppable”. Après un premier plan d’action lancé en 2019, année de la Coupe du monde en France, l’UEFA est passé à l’offensive pour accélérer le développement du football féminin, “le rendre le plus durable et le plus attrayant pour les investisseurs”. Pour mettre en œuvre ce plan d’action, l’UEFA veut investir un milliard d’euros dans le foot féminin pour la période 2024-2030. Nadine Kessler, responsable du football féminin au sein de l’institution européenne, l’assure: “l’évolution n’est pas prête de s’arrêter”, mais il n’est qu’à ses débuts dans la professionnalisation à tous les niveaux, sur le terrain et en dehors. Sauf que des disparités criantes existent au sein même du top 5 européen, que ce soit en termes de développement ou d’exposition.
L’Angleterre, l’exemple à suivre
La finale de l’Euro 2009 perdue face à l’Allemagne (2-6) a visiblement été la bascule pour le football féminin anglais. Depuis 2010, la Fédération se démène pour faire grandir le championnat local, qui dispose d’une Ligue 100% professionnelle depuis 2018. Un plan bien précis est défini pour faire entrer le foot féminin anglais dans une nouvelle ère. Il ne manquait plus qu’un titre pour faire accélérer les choses. La victoire à l’Euro 2022, puis la finale de la Coupe du monde 2023, est ce fameux coup d’accélérateur qui va propulser l’Angleterre dans un rôle d’exemple à suivre.
"Toutes les filles que j’ai côtoyées à West Ham m’ont dit que le championnat avait beaucoup évolué en quelques années", concède Viviane Asseyi, arrivée chez les Hammers à l’été 2022, juste après le sacre des Anglaises. "Les filles se sentent vraiment considérées, encore plus qu’avant. Tu es valorisée en tant que femme et athlète pour te mettre dans les bonnes conditions. Ce sont de petits détails, ça paraît grand, mais ce sont les seuls à le faire."
La majorité des 12 équipes de la WSL jouent dans les stades de Premier League, avec un engagement accru des supporters et une affluence en hausse. Le progrès s’observe également sur la scène européenne, avec trois équipes en quart de finale de Ligue des champions cette saison (meilleure nation représentée) et le titre enfin glané par Arsenal 18 ans après la première. Des conditions idéales que de plus en plus de Françaises et étrangères ont décidé d’expérimenter, à l’image d’Asseyi, internationale française (66 sélections). "Avant de signer, j’avais beaucoup d’a priori sur l’Angleterre, mais depuis que j’y suis, je comprends pourquoi tout le monde mettait beaucoup d’espoir dans le championnat. Il n’y a que des bonnes joueuses."
“C’est le meilleur championnat d’Europe”
En août 2024, une nouvelle étape significative a été franchie. La Women's Professional Leagues Limited (WPLL) a repris la responsabilité de la Barclays Women's Super League, qui passera à 14 équipes à partir de 2026-2027. WPLL bénéficie du soutien de la Premier League grâce à un accord de coopération et de financement. La PL offre également un soutien et un partage de connaissances importants dans de nombreux domaines, notamment la diffusion, les opérations commerciales et le football. Cela s'ajoute aux 21 millions de livres sterling investis par la Premier League dans le développement du football féminin entre 2022 et 2025.
L’Espagne fait des progrès dans un contexte pesant
A l’image de l’Angleterre, l’Espagne veut surfer sur la victoire au Mondial 2023, puis en Ligue des nations en 2024, pour passer un cap. Sauf que le football espagnol a été projeté au centre de l’attention pour tout autre chose: l’affaire Luis Rubiales. La médiatisation de cet épisode rocambolesque “est un mal pour un bien” pour le football féminin espagnol, selon Laia Cervello Herrero, journaliste pour The Athletic. D’autant que durant son mandat, l’ancien président de la RFEF a “entravé les relations avec la Liga féminine et a poussé chaque instance à mener sa propre guerre”, souligne Laia Cervello Herrero. "Pendant un certain temps, les clubs ont été victimes de cette guerre."
Si le championnat (16 équipes) est professionnel depuis 2022, sous l’égide de la Ligue professionnelle de football féminin, il est divisé en trois parties. “Il y a les équipes qui cherchent encore à devenir vraiment professionnelles (avoir des stades avec des pelouses naturelles, des salaires acceptables pour que les joueuses n'aient pas d'autres emplois), les équipes qui veulent se qualifier pour la Ligue des champions et le FC Barcelone, qui se bat contre lui-même pour savoir combien de records le club va battre chaque saison. C'est une coexistence très compliquée”, affirme la journaliste. Depuis 2020, les Catalanes n’ont laissé échapper que la Coupe du Roi en 2023 et la Supercoupe d’Espagne en 2021 sur la scène nationale. En Ligue des champions, les coéquipières d’Alexia Putellas et Aitana Bonmati, lauréates des quatre derniers Ballons d’or, comptent trois sacres et lorgnent avec appétit le record de l’OL (8).

Après une première convention collective signée en 2020, une deuxième a été ratifiée en janvier 2025. Cette dernière comprend plusieurs améliorations (augmentation du salaire minimum, une prime d'ancienneté, des mesures pour faciliter la maternité, un protocole de protection contre le harcèlement et la santé mentale). Une convention collective “nécessaire” mais “trop tardive” pour Laia Cervello Herrero.
"Il a fallu qu'il y ait des grèves et des menaces pour qu'ils en tiennent compte. Et malgré cela, il y a des problèmes comme la maternité qui n'ont pas été bien résolus. Beaucoup en Espagne pensent que les joueuses demandent à gagner le salaire de Vinicius Jr. Elles demandent juste à recevoir le même salaire à temps plein qu'une personne ayant un emploi normal, afin de ne pas avoir à travailler deux fois plus pour pouvoir se permettre de jouer au football. Il s'agit d'une profession comme une autre, qui doit bénéficier de garanties minimales." Ces nouvelles garanties n’empêchent pas certaines joueuses de tourner le dos au championnat et d’aller tenter une nouvelle aventure ailleurs en Europe. Malgré un engagement très fort de certains clubs (Barça, Levante, Atlético), le championnat souffre d’un "terrible manque d’intérêt".
“On ne peut pas avoir un géant européen qui joue sur une pelouse artificielle alors qu'il y a un championnat comme la ligue anglaise qui traite les joueuses comme ce qu'elles sont: des sportives d'élite”
"Les différences sont si grandes que beaucoup choisissent d'aller dans un championnat où on leur donne tous les outils pour s'améliorer en tant qu'individus et où la compétition contre des équipes qui font les mêmes investissements et les mêmes paris que votre club rend les week-ends plus amusants”, souligne Laia Cervello Herrero. Ce n’est donc pas étonnant de voir des joueuses comme Mariona Caldentey ou Laia Codina faire leurs valises pour l’Angleterre. “Un défi qui leur permettra peut-être de gagner moins de titres, mais de jouer dans un meilleur championnat. Ce n'est pas la faute du FC Barcelone. Le club n'est qu'une victime de plus d'un championnat qui ne croit pas au talent qu'il possède en son sein."
La professionnalisation actée, le championnat italien veut grandir
L’Italie a fait le grand saut lors de la saison 2022-2023. Officiellement professionnelle, la Serie A Femminile demeure le seul championnat italien à avoir ce statut dans l’histoire du sport féminin transalpin. Et pourtant, tous les efforts entrepris auraient bien pu tomber à l’eau. Dans un premier temps, le Gouvernement italien a réduit le financement du sport féminin en ne renouvelant pas le financement triennal des athlètes professionnels en décembre 2024. Mais deux mois plus tard, la Fédération italienne de football s’est réjouie de la "prolongation du fonds pour la professionnalisation du sport féminin", à hauteur de 4 millions d’euros pour 2025, assurant ainsi la continuité des projets déjà en cours pour donner des perspectives au secteur. La première division va d’ailleurs connaître un nouveau format dès la saison 2025-2026. Exit un championnat en deux phases (régulière et les play-offs champion/relégation) avec dix équipes, place à un championnat unique à 12 formations. Concernant les salaires, un accord pour un montant minimum a été fixé à 26.000 euros bruts par an en Serie A, soit le même montant que la Serie C masculine, même si beaucoup de joueuses gagnent largement plus.
"C’est un championnat que je connaissais pas du tout avant d’y venir. J’avais juste entendu dire qu’il n’était pas très développé. Mais quand je suis arrivée (en 2023), j’ai été agréablement surprise", assure Estelle Cascarino, qui fait partie des trois Françaises à évoluer à la Juventus avec Pauline Peyraud-Magnin et Lindsey Thomas. "C’est un championnat compétitif et homogène, j’ai pu voir l’évolution en deux ans. Ce n’est pas comme en France où tu as l’OL, l’une des meilleures équipes d’Europe. Il y a plus de concurrence entre les équipes, moins d’écart. Beaucoup de clubs peuvent prétendre à gagner la Serie A", ajoute la défenseure internationale française (18 sélections). Si la Juve domine ces dernières années (6 titres sur les 8 dernières saisons), la Roma, titrée en 2023 et 2024, l’Inter et la Fiorentina sont également des valeurs sûres du calcio italiano.
Le championnat italien est attractif pour les étrangères, qui sont de plus en plus nombreuses. Ces dernières saisons, outre les Françaises, les stars Vero Boquete (Espagne) et Lina Magull (Allemagne) sont passées de l’autre côté des Alpes. “Notre effectif est composé à moitié d’étrangères. Elles apportent une autre manière de jouer, ce qui permet au championnat d’être plus intéressant. Les Italiennes sont beaucoup portées vers la technique et la tactique, un peu moins sur le physique comme en Angleterre ou dans les nations scandinaves”, poursuit Estelle Cascarino. Pour promouvoir le foot féminin transalpin, Panini a même lancé un album uniquement consacré à la Serie A, avec plus de 300 stickers à collectionner. “C’est une initiative super cool. Beaucoup de petites filles et de petits garçons suivent le foot féminin. C’est une suite logique pour qu’ils puissent avoir des modèles.”
Sur la scène européenne, les équipes italiennes commencent à pointer le bout de leur nez. Lors de la dernière Ligue des champions, le PSG a été sorti en barrages par la Juve, alors que la Roma a battu Wolfsburg, double champion d’Europe, lors de la phase de groupes. Pour Cascarino, "le foot italien se développe bien et ça se ressent au niveau national, avec une sélection qui peut faire une surprise à l’Euro". Preuve de son ancrage dans le foot féminin européen, l’Italie a annoncé son intention d’organiser l’Euro 2029, trois ans avant celui des hommes.
L’Allemagne attend la professionnalisation
Contrairement aux autres championnats du top 5 européen, la Frauen Bundesliga ne bénéficie pas d’un statut de professionnel. Si les équipes de Bundesliga sont dans l’obligation d’avoir une section féminine depuis la saison 2023-2024, les clubs puissants (Bayern Munich, Wolfsburg) étendent leur domination, alors que des clubs historiques déclinent. Six fois champion d’Allemagne, le Turbine Potsdam a par exemple été relégué à l’issue de l’exercice en cours avec un terrible bilan de 21 défaites et un nul en 22 rencontres. "Un club tremplin" dont se souvient Teninsoun Sissoko, passée par le Turbine entre 2021 et 2023: "Je pense qu'il y a certaines choses qui ont été mal gérées. Sur ma deuxième saison, on a eu énormément de départs qui n'ont pas été comblés, ou qui ont été comblés mais de manière différente. On fait le yoyo, c'est regrettable et c'est triste parce que c'est un bon club qui fonctionne bien."
Certaines entités du championnat ont même été “aspirées” pour donner naissance à un nouveau club, comme le Brauweiler Pulheim (devenu le FC Cologne), le FCR 2001 Duisburg (désormais le MSV Duisburg). Le FFC Francfort - deux fois vainqueur de la Ligue des champions - a fusionné avec l’Eintracht Francfort.
“Si Potsdam avait fusionné avec le Hertha ou l’Union Berlin, le club ne serait pas dans cette situation. Potsdam est un club historique qui a voulu garder ce côté ‘club 100 % féminin’, qui n'a pas besoin de puissance à côté. Mais si le club avait fusionné, je pense qu'il ne serait pas dans les mêmes difficultés qu'aujourd'hui”, s’avance Teninsoun Sissoko.
La fusion des sections féminines avec les clubs de Bundesliga permet d’avoir de nombreux matchs de championnat dans les enceintes utilisées par les garçons. Mais les cadors sont souvent cantonnés à de petites enceintes: 5.200 places pour l’AOK Stadium de Wolfsburg, 2.500 pour le Bayern Campus ou 1.800 pour le centre d’entraînement de Leipzig. Malgré des stades aux capacités limitées, cela n’empêche pas d’avoir une hausse de la fréquentation dans les stades. La palme d’or revient à Cologne, qui détient trois des quatre meilleures affluences sur la période avec plus de 30.000 spectateurs. Ces chiffres ont permis de tripler l’affluence moyenne lors des deux dernières saisons (2.683 spectateurs en 2023-2024 contre 802 en 2021-2022).
“C'est un championnat très attrayant, l'un des meilleurs en Europe. Il se développe d'une manière très positive”, poursuit la joueuse du Paris FC. “Quand je suis arrivée (en 2021), j'ai dû m'adapter à la culture allemande, m'ouvrir un peu plus. Ça a été une superbe aventure humaine. Les gens sont très courtois et à l'écoute. Quand tu as besoin d'eux, ils sont là. Pour mon aménagement, ils ont tout fait de A à Z. Quand je suis arrivée, je ne manquais quasiment de rien. L'accompagnement a été vraiment top. Footballistiquement parlant, c'est une autre culture foot, c'est une autre manière de jouer. C'était vraiment différent. Je me suis très vite adaptée par rapport à ça.”
"En Allemagne, tu vois vraiment la mentalité de gagnant. Quand tu arrives là-bas, tu dois te battre, même pour gagner un taureau à l’entraînement", complète Viviane Asseyi, restée deux ans au Bayern (2020-2022). Face à l’engouement suscité dans les stades, la Fédération allemande a lancé un "plan de professionnalisation et de croissance" pour le championnat, qui comptera 14 équipes dès la saison prochaine (au lieu de 12).
Si le championnat veut tendre vers une professionnalisation, beaucoup de problèmes subsistent encore. Pendant que le montant des droits TV a augmenté (5,175 millions par an selon la ZDF), même pas la moitié des joueuses peuvent vivre de leur activité. A l’instar de l’Espagne ou de la France, la question de la rémunération occupe une place centrale dans les débats. En 2024, 62% des joueurs de Bundesliga gagnent moins de 2.920 euros par mois. Le nouveau plan de professionnalisation proposerait un salaire de base minimum compris entre 2.190 et 3.650 euros, qui serait versé à 22 joueuses de l'effectif.
La question d’un élargissement des staffs est à l’étude, mais là encore, les coûts freinent le projet. "Le fait que le championnat ne soit pas encore professionnel ne change pas leur mentalité parce qu'ils étaient déjà sur de très bonnes bases", ajoute Teninsoun Sissoko.
Dans les cartons, d’autres projets sont à l’étude, comme la création d’une Supercoupe féminine, l’obligation de jouer dans un stade d’au moins 5.000 places et l’introduction de la VAR. Si toutes les mesures étaient mises en œuvre, la Bundesliga féminine aurait besoin d'un soutien financier et d'investissement de 135,8 millions d'euros d'ici 2031 selon la ZDF.
La France, d’élève sérieux à cancre
Longtemps considéré en avance sur ses concurrents, le championnat français ne cesse d’accumuler les échecs et les retards ces dernières années. “La plus grosse différence concerne l'engouement et la perception des femmes dans chaque pays”, soutient Teninsoun Sissoko. "Les mentalités commencent à changer, mais les autres championnats ont des années devant nous. Je pense que médiatiquement parlant aussi, elles sont devant nous."
Sauf que cette avance n’existe plus, et le football français doit désormais courir derrière la concurrence. Depuis le 1er juillet 2024, le championnat français est officiellement passé professionnel, sous l’égide de la LFFP, dirigée par Jean-Michel Aulas. L’exercice 2024-2025 a été placé sous le signe de l’attractivité, à commencer par l’affluence dans les tribunes (+50% en première division. +100% en deuxième division). Sauf que beaucoup d’interrogations restent en suspens, notamment en ce qui concerne la convention collective, qui n’a toujours pas été signée malgré une avancée des discussions entre les représentants des clubs, des joueuses et des entraîneurs, alors qu’elle devait être annoncée le 1er mars… 2024.
“Pour aider le championnat, il faut que tout le monde se bouge: les clubs, les instances, les dirigeants, les joueuses… C’est un ensemble. Il faut aussi s’inspirer de ce qui a été fait dans les autres championnats”, assure Viviane Asseyi, passée par Montpellier, l’OM et Bordeaux avant de poursuivre sa carrière à l’étranger.
Et pourtant, d’autres projets sont déjà dans les tuyaux, comme la création d’une Coupe de la Ligue dès la saison prochaine, alors que le Trophée des championnes n’est pas installé durablement dans le calendrier. “De nouvelles personnes vont apporter leur pierre à l'édifice et vont faire que le championnat va progresser”, assure Teninsoun Sissoko. “Le football français a beaucoup d'avenir devant soi. Malgré le retard pris, on va rayonner sur l'Europe. Il y a des clubs comme le Paris FC qui commencent à se stabiliser en haut et pouvoir titiller les plus grosses équipes. Ça fait un nouveau visage, ça va attirer aussi du monde. De très belles choses vont arriver pour le football féminin, surtout que les clubs de Ligue 1 commencent à investir.” Voir l’équipe de France remporter un trophée peut aider le foot français à enfin passer à la vitesse supérieure.