Serie A: le projet made in USA de la famille Platek pour La Spezia

Arrivé à La Spezia en février 2021, Philip Platek gère l’investissement de la famille au quotidien. Président du club ligurien, il fait partie du cercle de moins en moins fermé des propriétaires américains en Serie A. Avec déjà sept clubs gérés par des investisseurs états-uniens, le championnat italien se montre particulièrement attractif de l’autre côté de l’Atlantique. Une prise de pouvoir coïncidant avec le désintérêt des grandes fortunes italiennes pour le football, jugé trop à risque.
Aux portes des célèbres Cinque Terre, le club de Spezia vit sa deuxième saison dans l’élite du football italien. Avant un sprint final chargé, Philip Platek nous a accordé un entretien afin de détailler le projet du club et revenir sur les raisons qui ont poussé son frère, Robert, à investir dans cette cité portuaire.
Il y a un quartier à New York qui s’appelle "Little Italy" (petite Italie) car cette ville a été une terre d’accueil pour de nombreux immigrés italiens, il y a plus de cent ans. Êtes-vous d’accord pour dire que l’Italie pourrait maintenant être renommée "Little USA" en raison de la présence de 7 propriétaires américains en Serie A ?
"On peut le dire (rires). Même s’il est vrai que le nombre d’investisseurs américains en Serie A augmente alors que Little Italy à New York se retrouve confronté à l’expansion de Chinatown. J’ai grandi dans un de ces quartiers italiens dans le Bronx. Mes amis, ou bien leurs parents, étaient nés en Italie et on me charrie souvent sur le fait que j’étais le seul gamin à l’école avec les yeux bleus. L’une des églises du quartier célébrait des messes chaque jour en italien. J’ai été très vite immergé dans la culture italienne. Et c’est vrai qu’aujourd’hui, le football italien voit de plus en plus de propriétaires américains arriver."
Qu’est-ce qui rend la Serie A si attractive pour les investisseurs américains ?
"Je pense que c’est principalement dû à la renaissance du football italien. Quand on regarde la place du football italien dans les années 80, 90 et au début des années 2000, il était le meilleur au monde. Et de très loin. Tous les meilleurs joueurs voulaient évoluer en Italie. En raison de plusieurs facteurs, l’Italie a ensuite été dépassée par la Premier League qui a su très bien vendre son produit et par l’Espagne qui a vécu sur la rivalité entre Messi et Ronaldo, ce qui a aidé à promouvoir leur championnat. La Premier League restera où elle est, tout en haut. Je pense que l’Espagne est en train de baisser un peu, modérément, et que l’Italie va continuer à revenir et à grimper avec des clubs comme la Juventus, l’Inter, le Milan qui sont des marques importantes. Je pense que beaucoup d’investisseurs américains regardent cette tendance claire.
L’Italie est aussi déjà attractive par les revenus générés par son football. Quand un investisseur américain regarde les franchises MLS, il se dit qu’on est très loin des revenus italiens. Et il y a aussi la nécessité qui va arriver pour la Ligue italienne de se structurer pour développer ces revenus. Si une structure commerciale est créée, on pourra avoir une vision à long terme, et pas simplement sur le plan financier, mais aussi sur la question de la promotion du championnat à l’étranger, sur le fait de s’ajuster sur les tendances actuelles dans l’utilisation des médias. La Ligue italienne vient d’ouvrir un bureau à New-York parce qu’on promeut la Serie A sur ce territoire. On doit faire la même chose en Asie et au Moyen-Orient pour améliorer les revenus liés aux droits TV."
Quand vous parlez de société commerciale, vous aimeriez que la Serie A réplique ce qui s’est fait en Liga et en Ligue 1 avec l’arrivée d’un fond de capital-investissement ?
"Je pense que dans un premier temps, nous devrions former notre propre société commerciale, sans injection quelconque de capital. Nous devrions construire cette structure, mettre un bon management en place, travailler sur notre propre valorisation. Je pense que faire entrer du capital-investissement à cet instant reviendrait à leur donner trop de choses en échange. C’est trop tôt. C’est vraiment prématuré."
Avez-vous parlé à d’autres propriétaires américains présents en Serie A avant d’investir à Spezia, pour avoir leur retour d’expérience ou des conseils ?
"Nous avons eu quelques échanges en effet, mais pas forcément en profondeur. On a surtout beaucoup travaillé de notre côté, en faisant nos propres recherches et évaluations. On a regardé par exemple quelles étaient les erreurs qui avaient pu être faites par des investisseurs. De toute façon, tant que tu n’as pas investi et racheté un club, personne ne te dira toutes les erreurs qui ont été faites (rires). Nous avons regardé de nombreux paramètres : ce qui a été fait, où les erreurs ont été commises, où de l’argent a été perdu, comment certains ont développé leurs revenus, etc. Nous avons beaucoup travaillé en amont."
L’Italie est partagée entre un certain conservatisme et un besoin clair de s’ouvrir vers l’extérieur. Quelle est la meilleure façon de respecter à la fois la culture locale et aussi d’injecter une forte dose de business que requiert l’évolution du football, à travers l’arrivée d’investisseurs étrangers ? Comment faites-vous à La Spezia ?
"On ne va pas changer la culture italienne. On l’adopte et on y adhère. La première chose qu’on a dit en arrivant, c’est qu’on veut construire une équipe viable dans le temps, pour les 10-15 prochaines années. Nous sommes passionnés mais nous ne voulons pas diriger le club à travers nos émotions. On doit être responsable. Dépenser beaucoup d’argent n’est pas synonyme de bons résultats, je pourrais vous montrer plein d’exemples partout dans le monde et dans beaucoup de sports différents.
Les mentalités évoluent aussi en Italie, il y a des écoles et instituts qui forment des jeunes pour qu’ils deviennent de bons gestionnaires dans le sport, intelligents, avec une vision et un regard sur l’argent investi. On a vu trop souvent des personnes vouloir accumuler les grands joueurs, sans résultat probant. Je vais vous raconter une anecdote : j’ai entraîné des jeunes, garçons et filles, quand mes enfants jouaient. Quand tu as une collection de bons joueurs qui veulent juste montrer ce qu’ils savent faire, que ça devient un "showcase", tu n’as pas d’équipe. Il faut avoir la bonne personne pour construire une vraie équipe."
Et comment rester connecté à la culture locale ?
"Il faut passer beaucoup de temps sur le terrain. Il faut accorder du temps à la presse régionale et bien expliquer le projet. J’essaye d’être le plus disponible aussi pour nos supporters, je les écoute et je fais remonter les infos quand ils ne sont pas contents. Les supporters sont finalement les "boss" de toute organisation sportive. Ils doivent connaître vos objectifs. Bien sûr, vous pouvez faire des erreurs, mais chaque décision doit être prise dans l’intérêt du club pour que les gens soient fiers de ce que vous faites."
Pourquoi avoir choisi La Spezia en février 2021 ?
"Quand on a identifié l’Italie pour notre investissement, on a commencé par regarder des clubs de Serie B qui avaient un potentiel pour monter dans l’élite et s’y établir. Et là, une opportunité à La Spezia, qui jouait en Serie A en tant que promu, s’est présentée. On a fait notre évaluation, le club n’avait que 2-3 points d’avance sur la zone de relégation, tout le monde s’attendait à ce que Spezia redescende. La situation sportive était compliquée. On a regardé les autres critères, comme la position géographique. La Ligurie draine beaucoup de touristes, il y a les Cinque Terre, Portofino… c’est l’un des plus beaux spots d’Italie, si ce n’est au monde. On a remarqué aussi une belle énergie dans cette ville. On a fait le bilan et on a décidé d’investir, en ajoutant au prix d’achat du club une somme, un extra en cas de relégation en Serie B pour se préparer à tout. On a conclu le deal un mercredi et trois jours plus tard, l’équipe battait l’AC Milan à domicile, c’était un bon début (rires)."

On a tous entendu des propriétaires de club de football expliquer qu’il était impossible de gagner de l’argent dans ce sport. Si on part du principe que cette affirmation est vraie, pourquoi avoir investi à votre tour ? On pourrait dire que vous êtes fou parce que le pari est perdu d’avance…
"Le football est une activité à très forte charge émotionnelle. Certains achètent des clubs par pure vanité. Quand vous vous contraignez à une certaine discipline, à un certain travail, à une analyse chiffrée, le football est généralement une opportunité. Des équipes l’ont prouvé. Regardez ce que fait l’Atalanta par exemple. Ils réussissent à allier performances sportives et discipline budgétaire. Il faut connaître son marché et prendre des décisions en accord avec ça. Il est évident qu’à Spezia, nous n’aurons jamais une affluence comme à Milan ou Turin et donc on ne fera pas un stade immense. Il ne faut pas laisser la place à des émotions pour diriger un club, mais il faut être passionné et discipliné."
Quel est le coeur du projet de Spezia Calcio ?
"L’objectif est de construire une équipe viable et durable en Serie A. Je ne vais pas vous dire que je m’attends à voir Spezia en Coupe d’Europe dans les cinq ou dix ans. Il y a évidemment des projets au niveau de nos infrastructures, autour du stade et de notre centre d’entraînement. On continue de travailler sur ça. Et une chose importante : on doit construire un centre de formation et avoir notre propre académie. C’est essentiel. Nous sommes arrivés il y a un peu plus d’un an et en parallèle de tous ces projets, nous sommes concentrés sur notre maintien en Serie A pour une troisième saison consécutive."
Dans cinq ans, vous aimeriez pouvoir dire à propos de cette équipe que…
"Qu’elle se trouve entre la 10 et 12e position. J’espère que notre réputation et notre marque auront grandi. Quand nous sommes arrivées, on entendait "ah… Spezia ?" (il mime un air dubitatif). Cette année, on sent que c’est déjà mieux. On espère que l’année prochaine, ça le sera encore plus. Je te donne un exemple sur la négociation avec des sponsors. On entendait la saison passée que cela ne faisait qu’un an qu’on était en Serie A. Là, ça fait deux saisons et les sponsors décrochent plus facilement leur téléphone. Donc il faut continuer encore comme ça sur plusieurs années. J’espère aussi que le développement des jeunes aura produit des effets, que des jeunes verront qu’on peut avoir du temps de jeu ici, que cet endroit offre une bonne qualité de vie, un cadre fait de passion et une bonne opportunité pour se développer comme joueur. Le tout avec un nouveau complexe d’entraînement et quelque chose de fait au niveau du stade."
Vous avez cité l’Atalanta tout à l’heure, est-que vous avez des clubs de référence en Italie pour leur gestion sportive et économique, que vous pourriez prendre comme modèle.
"L’Atalanta et Sassuolo sont deux bons exemples. Sassuolo est un peu dans la même situation que nous au niveau de son bassin de population, la taille de la ville, etc. Quand on est sur un petit marché comme ça, c’est pratiquement une obligation d’avoir une approche de développement des joueurs, des jeunes joueurs. C’est un exemple que l’on peut répliquer en l’adaptant bien sûr à notre réalité. Pour ces deux clubs, leur façon de travailler, de développer des talents, cette volonté de respecter un équilibre financier sont des éléments qui en font des modèles pour nous."
En un peu plus d’un an, vous avez connu un premier maintien en Serie A, un entraîneur qui avait annoncé rester avant de se raviser quelques jours plus tard, la mauvaise surprise de voir le club être banni de recrutement pour quatre sessions de mercato par la FIFA en raison de la gestion du précédent propriétaire, une deuxième saison qui a mal démarré avant de se mettre sur les bons rails… ça fait beaucoup en un an ?
"En Europe, l’un des jeux vidéos les plus populaires est Super Mario, n’est-ce pas ?"
Tout à fait…
"Depuis un an, j’ai l’impression d’être Mario. Il faut éviter les embûches, sauter sur les tortues, récolter des pièces et arriver à la fin du niveau. Puis on accède à un autre niveau et on recommence tout, les tortues, les boules de feu (rires). J’ai l’impression d’avoir connu 10 ans de football en une seule année. Je dois simplement gérer tout ce qui vient, bon comme mauvais. Les joueurs viennent et partent, les entraîneurs également, les blessures peuvent survenir. Il ne faut pas pointer du doigt les choses, paniquer et s’énerver. Vincenzo Italiano est parti ? Ok, trouvons un autre coach. Il est parti comme il est parti, c’est comme ça (Il avait d’abord annoncé qu’il restait, le club l’avait médiatisé, avant de faire volte-face quelques jours plus tard devant la proposition de la Fiorentina, ndlr). Regardons les situations, analysons et ne laissons pas les émotions nous dominer."
Vincenzo Italiano était un jeune entraîneur. Thiago Motta est un jeune entraîneur. Spezia est la plus jeune équipe de Serie A cette saison quand on regarde les minutes disputées par l’ensemble des effectifs. Vous n’avez pas fait le choix d’autres de recruter des éléments d’expérience, comme la Salernitana cette saison, l’une des équipes les plus âgées, ou Lecce et Crotone les saisons précédentes.
"Nous avons certains critères quand nous recrutons un coach. On s’intéresse à sa façon de faire jouer ses équipes et à ses idées avant de recruter un nom juste pour avoir un nom important. Dans les clubs plus modestes, il y a des jeunes joueurs, c’est notre vision. Donc on doit avoir un entraîneur qui aime travailler avec un effectif peu expérimenté, qui a une qualité de jeu qui leur permet de s’exprimer et se mettre en valeur. Dans le cas de Thiago Motta, il répondait à nos critères. Ici, on ne peut pas avoir un entraîneur qui dit publiquement : il me faut tel ou tel joueur, il me manque tel ou tel footballeur. Ça ne peut pas arriver dans un club de notre envergure. Notre entraîneur doit savoir comment développer des jeunes joueurs, avoir de l’énergie et du dynamisme. Thiago a les bonnes compétences pour ça. Et on retrouve ces éléments dans notre équipe."
Je reviens un instant sur les infrastructures du club. Vous n’avez pas peur de la désormais très célèbre, et pour de mauvaises raisons, bureaucratie italienne. James Pallotta a perdu patience à Rome et a fini par vendre la Roma car son projet de stade n’avait pas avancé en sept ans. On voit en ce moment que c’est compliqué également à Milan.
"Nous avons déjà réussi à faire des travaux avec la participation des autorités locales (une tribune a été refaite, la Curva Piscina, une autre verra les travaux débuter à la fin de la saison prochaine, ndlr), donc nous avons de la chance. Contrairement à Rome, nous avons assez peu de ruines qui peuvent gêner les constructions. Nous ne ferons pas un stade démesuré. On va étendre un peu sa capacité, mais ça n’aurait aucun sens d’avoir 25000 places. On veut surtout améliorer l’expérience au stade de nos supporters. Si la Serie A veut mieux vendre ses droits TV, il faut que cela soit beau à l’écran également. Avoir un stade moitié vide ou désuet n’aidera pas à améliorer nos revenus télévisuels. J’en reviens à cette donnée : comprendre notre environnement, là où on est, notre marché."
Cette saison, vous avez recruté trois joueurs français : Kelvin Amian, Janis Antiste et Aurélien Nguiamba. La France est réputée pour la qualité de sa formation. Cela peut devenir une inspiration dans votre objectif de construire votre académie ?
"Oh oui, totalement. La seule chose, c’est que l’Italie n’a pas la même histoire que la France, donc on ne peut pas tout répliquer en terme de formation et de profils de joueurs. Pour le moment, on recrute des jeunes joueurs en attendant cette académie. On a recruté en France, mais aussi en Bulgarie, en Suède, au Danemark, en Slovaquie. Mais la France est définitivement un modèle de formation pour nous."
Est-ce à ce point un modèle que la famille Platek pourrait décider d’acquérir un club pour élargir votre réseau ? Il y a une longue liste de clubs français à la recherche de repreneurs.
"Je pense que je pourrai vous donner la liste complète moi-même (rires). Nous sommes toujours à l’écoute, dans plusieurs pays. Cela doit être la bonne opportunité, la bonne taille de club pour aller dans nos standards économiques, la bonne culture car les investisseurs étrangers ne sont pas appréciés partout. Je vois le nom de notre famille circuler dans beaucoup de clubs (la presse néerlandaise parle d’un intérêt prononcé pour le Vitesse Arnhem, ndlr). Quand je vois des nouveautés, j’appelle mon frère (Robert, l’investisseur) et je lui dis "Mais qu’est-ce que tu es en train de faire, j’ai lu ça sur tel club" et il me dit "il n’y a rien du tout". Il y a beaucoup de rumeurs. Pour le moment, nous sommes très concentrés sur nos trois clubs (Casa Pia, en passe de monter dans l’élite portugaise ; SønderjyskE, qui se bat pour rester dans l’élite danoise ; et Spezia) et je ne peux pas vous dire "dans une semaine ou un mois, il va se passer ça." On reste simplement à l’écoute. Et si on a une bonne opportunité, on la saisira. Pourquoi pas en France, j’adore ce pays."
Vous avez parlé en préambule de la situation géographique de La Spezia, porte d’entrée des Cinque Terre. On peut difficilement faire mieux comme cadre de vie quand on rachète un club.
"Je dirai même la Ligurie en général. Portofino, Lerice, Cinque Terre, Spezia, Porto Venere, tout est magnifique. La nourriture est spectaculaire, les restaurants géniaux, les habitants sont très accueillants. C’est l’un des plus beaux endroits en Italie. Et sur terre pour moi, tout simplement. On a de la chance."