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Gymnastique: "Elle a raison d’écouter son corps", pourquoi la championne olympique Rebeca Andrade ne disputera plus aucune épreuve de sol

Rebecca Andrade aux Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024

Rebecca Andrade aux Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024 - AFP

Rebeca Andrade, sacrée championne olympique l’an passé à Paris devant Simone Biles, a annoncé la semaine dernière qu’elle ne disputerait plus d’épreuve de sol. La Brésilienne de 26 ans, qui a subi cinq opérations du genou, va se consacrer à des agrès moins traumatisants afin de se préserver en vue des Jeux de Los Angeles 2028.

Rebeca Andrade ne défendra pas son titre dans trois ans à Los Angeles. La championne olympique, sacrée l’an passé à Paris lors de l’épreuve de sol, l’a annoncé au cours d’une conférence de presse organisée la semaine dernière à Rio de Janeiro. Après avoir dominé Simone Biles sur le praticable de l’Accor Arena, la Brésilienne de 26 ans a décidé de se focaliser sur les trois autres agrès (saut de cheval, poutre, barres asymétriques) pour la suite de sa carrière. Avec la volonté de préserver son corps endolori par de nombreuses blessures et cinq opérations du genou. En conséquence, elle ne participera plus à aucune épreuve de sol. "Quand nous comprenons nos limites, il est fondamental de les respecter. Je prends davantage soin de ma santé physique et mentale. C’est crucial pour les années à venir", a expliqué la native de Guarulhos, une ville connue pour son immense aéroport, à une vingtaine de kilomètres au nord de Sao Paulo.

"Je la comprends complètement", approuve la Française Mélanie De Jesus Dos Santos, d’un an sa cadette, qui a mis sa carrière en stand-by après son échec aux JO de Paris. "Elle a raison d’écouter son corps. Généralement, c’est quelque chose qu’on a du mal à faire parce qu’on veut toujours se surpasser et on finit par s’oublier. C’est très fort d’avoir pris cette décision. C’est très intelligent. Elle veut se préserver. Elle sait qu’elle peut gagner sur d’autres agrès et elle n’a pas envie de se refaire mal au genou."

Un choix "fort" et "responsable"

Après des années de souffrance, d’infirmerie et de rééducation, celle qui a aussi été championne olympique de saut de cheval en 2021 à Tokyo privilégie aujourd’hui son bien-être. "Ce n’est pas quelque chose de fréquent", rappelle David Lortholary, directeur de la rédaction du magazine Vrille. "Je n’ai pas souvenir de grandes championnes généralistes, à l’aise sur les quatre agrès, qui ont continué leur carrière en laissant de côté le sol. C’est lié à son parcours personnel et tous ses problèmes physiques. C’est intéressant parce que ça veut dire que les athlètes sont plus que jamais à l’écoute de leurs douleurs."

"Au Brésil, les gens ont été un peu surpris mais ils comprennent sa décision. Tout le monde la soutient", témoigne Lorena Dillon, journaliste pour TV Globo, qui a couvert les épreuves de gymnastique lors des deux derniers cycles olympiques. "C’est un choix responsable. Rebeca a déjà fait plus que ce qu’on pouvait imaginer dans sa carrière, parce qu’au Brésil, on n’a pas beaucoup d’infrastructures et de moyens pour pratiquer la gymnastique. Rebeca est une icône chez nous. Les paparazzis scrutent ses moindres déplacements. C’est une superstar, tout le monde la connaît."

Rebeca Andrade le 12 août 2025, à Rio de Janeiro
Rebeca Andrade le 12 août 2025, à Rio de Janeiro © AFP

"L’agrès où il y a le plus d’impacts"

Son choix radical est d’autant plus marquant. Mais pourquoi renoncer spécifiquement aux épreuves de sol? "C’est l’agrès où il y a le plus d’impacts", explique Eric Hagard, l’ancien entraîneur de l’équipe de France de gym. "Selon les gymnastes, il y a entre trois et quatre lignes acrobatiques qui sollicitent énormément les tendons et les articulations, à la fois sur la frappe mais aussi sur la réception. Alors que par exemple au saut de cheval, il y a simplement un impact sur le tremplin qui est une surface avec des ressorts. Il y a juste la réception qui est un peu équivalente à celle du sol, mais les tapis sont beaucoup plus souples."

"Le sol, c’est différent parce qu’on doit faire des impulsions et des réceptions, avec plus d’impact", confirme Mélanie De Jesus Dos Santos, revenue s’installer en Martinique. "Ça tape très fort et ça demande beaucoup de répétitions. Il faut faire des pivots. Il y a aussi de la danse qui entre en compte, avec des appuis pas toujours stables." Également victime de soucis au genou durant sa carrière (dont une rupture des ligaments croisés en 2015), la quadruple championne d’Europe a parfois dû éviter le sol afin de pouvoir se soigner correctement: "J’ai été obligée de freiner à certains moments, parce que j’avais du mal à finir une séance complète. J’ai dû diminuer le volume d’entraînement."

Des douleurs aux genoux, aux chevilles et au dos

Au-delà des figures acrobatiques réalisées en compétition, c’est surtout la répétition des mouvements durant la préparation qui met les membres inférieurs à rude épreuve. "Certains jours, on peut passer quinze minutes au sol avec des exercices très intenses et c’est beaucoup plus dur qu’une heure où on pousse moins", résume Mélanie DJDS. "Quand on veut maîtriser un programme acrobatique au sol, il faut le répéter longuement. Avec trois ou quatre lignes acrobatiques, à raison de cinq ou six répétitions quotidiennes par ligne, ça fait beaucoup d’impacts et ça sollicite énormément les surfaces articulaires", complète Eric Hagard.

A force d’encaisser les chocs et les rebonds, les corps des gymnastes finissent par grincer sérieusement. "Ce sont avant tout les genoux qui sont touchés, quand on fait par exemple une faute de réception après une vrille. Si le pied arrive dans le tapis alors que le corps continue à tourner, c’est le genou qui compense", expose Eric Hagard, qui a été le coach personnel de Mélanie De Jesus Dos Santos. "Les chevilles sont aussi fortement sollicitées, notamment sur les réceptions en arrière. Quand le corps n’est pas à la verticale à la réception, ça créé une hyperflexion de la cheville et ça peut entraîner des entorses. Il faut également faire attention au niveau du dos, parce que les impacts sur un praticable de sol génèrent des tassements de vertèbres. Il faut vraiment que la ceinture abdominale et dorsale soit très bien préparée en amont pour éviter ce type de compression."

Rebeca Andrade aux Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024
Rebeca Andrade aux Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024 © AFP

Des praticables plus ou moins souples

Pour mieux encaisser, les gymnastes effectuent certaines séances de musculation, dont les contenus varient d’un pays à l’autre. "Il y a tout un travail de proprioception effectué au quotidien. Elles font plein d’exercices spécifiques reliés aux figures acrobatiques pour préparer les genoux ou les chevilles", explique Eric Hagard. Les athlètes doivent également appréhender différentes surfaces, avec des revêtements plus ou moins rigides, même si les matériaux se sont nettement améliorés au fil des années. "Tous ceux qui ont connu l’ancienne génération de praticables de sol disent que c’était du béton. Ils engageaient déjà des acrobaties très compliquées et c’était comme s’ils rebondissaient sur un parquet", témoigne David Lortholary. "Aujourd’hui, tu prends une impulsion, tu vas tout de suite décoller. Il y a une espèce de renvoi, comme une raquette de tennis avec une balle."

Quatre principaux fabricants se partagent le marché mondial, avec des nuances au niveau de l’adhésion et de l’amorti, en fonction notamment de l’épaisseur du revêtement. Le praticable français Gymnova, utilisé aux JO de Paris 2024, est réputé pour sa souplesse, avec une mousse de réception visant à limiter les traumatismes. L’allemand Spieth propose une moquette aiguilletée un peu plus ferme, avec un rebond plus important. Le chinois Taishan, arrivé il y a une dizaine d’années, fournit un matériel redouté pour sa dureté, qui sera utilisé pour les Mondiaux d’octobre en Indonésie, alors que le japonais Senoh, qui a servi aux JO Tokyo, est considéré comme le nec plus ultra grâce à sa surface douce.

Des acrobaties difficiles impulsées par Simone Biles

La star américaine Simone Biles, septuple championne olympique et désormais à la retraite, a expérimenté ces différents types de sol en enchaînant les figures spectaculaires ces dernières années. Au point de pousser ses rivales à complexifier leurs propres enchaînements? "Dans le sillage de Simone Biles, les acrobaties chez les filles se sont amplifiées, en se rapprochant de ce que tentent les garçons. Ça nécessite un entraînement poussé et forcément, c’est plus impactant au quotidien", acquiesce David Lortholary. "Ça augmente le risque de se faire mal parce que c’est techniquement plus difficile à placer et plus risqué, vu qu’on a moins de marge. Il faut monter plus haut et tourner plus vite, donc on peut arriver un peu court à la réception. L’impact est plus fort et ça a des conséquences physiques sur ceux qui essaient de suivre ce rythme-là."

"Simone avait mis la barre vraiment très haut. Forcément, ça encourageait les autres à aller la chercher, notamment Rebeca Andrade", estime Eric Hagard. "Avant, on ne voyait pas beaucoup de jeunes gymnastes faire des back-in-full-out tendus (double salto arrière avec une vrille dans le deuxième salto) et maintenant, tout le monde le fait. Pareil pour les full-full (double salto arrière avec une vrille dans chaque salto)", appuie Mélanie De Jesus Dos Santos. "Le fait de voir Simone faire des acrobaties incroyables que même certains garçons ne font pas, ça a l’air tellement accessible. Il faut travailler techniquement, on n’est pas toutes Simone Biles, mais ce n’est pas impossible de le faire. Du coup, ça donne envie aux gens d’aller chercher encore plus de difficultés..."

Rebeca Andrade lors des Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024
Rebeca Andrade lors des Jeux olympiques de Paris, le 5 août 2024 © Icon

Des carrières de plus en plus longues

Une tendance qui pourrait s’inverser avec la retraite de la plus grande gymnaste de l’histoire. "Je pense que cette période est révolue", prédit Eric Hagard. "Les responsables de la fédération internationale (FIG) ont fait une synthèse de toutes les blessures qui sont arrivées au cours des deux derniers cycles olympiques. Et ils se sont rendu compte que pousser la difficulté, c’était prendre des risques sur le plan de la santé physique. A mon avis, pour cette prochaine olympiade, on aura une gymnastique plus artistique, moins difficile sur le sol. On va revenir un peu à ce qu'on voyait à la fin des années 1990, où le côté artistique était davantage mis en avant."

En attendant, les carrières des gymnastes de haut niveau continuent de s’étirer, avec une plus grande diversité de morphologies et de gabarits. Les adolescentes laissent places à des jeunes femmes, qui doivent prendre particulièrement soin de leur outil de travail. "On peut demander plus à son corps à 16-18 ans qu’à 25-30 ans", illustre David Lortholary. "Au-delà d’un certain âge, les athlètes ont plus de mal à se mettre en route le matin. Elles s’organisent pour optimiser leur temps d’entraînement, avec l’objectif d’en faire moins mais avec plus de précision. Elles soignent aussi leur récupération en s’entourant d’un staff élargi." Certaines choisissent de se concentrer sur un seul agrès afin de diminuer leur charge de travail. La Néerlandaise Sanne Wevers, championne olympique en 2016 à Rio, a prolongé sa carrière en se spécialisant à la poutre. Oksana Chusovitina, qui a participé cinq fois aux Jeux olympiques avec l’Union soviétique, l’Ouzbékistan puis l’Allemagne (entre 1992 et 2016), s’est focalisée sur le saut de cheval.

"L’annonce de Rebecca va aider certaines gymnastes à parler à leur entraîneur"

En délaissant le sol alors qu’elle est au sommet de son art, pour continuer uniquement sur les trois autres agrès, Rebeca Andrade vient d’ouvrir un nouvel horizon. "Son annonce va aider certaines gymnastes à parler à leur entraîneur pour dire qu’elles ont mal et qu’elles ne se sentent pas forcément de faire du sol", espère Mélanie DJDS. "En tant que gymnastes, on se sent obligées de faire les quatre agrès. Mais on devrait pouvoir choisir. Il faudrait dire aux gymnastes qu’elles ne sont pas obligées de tout faire. Quand j’ai commencé, on ne faisait pas tellement attention au physique. On voulait juste être fortes et aller chercher un résultat. On ne prévoyait pas en se disant: ‘On ne va pas faire cet élément, parce que si on le fait tout le temps, après on aura mal’."

"Aujourd’hui, les athlètes ne pensent plus uniquement à leurs performances", confirme Lorena Dillon, qui travaille comme correspondante à Madrid pour TV Globo. "Elles pensent aussi à leur santé mentale et aux conséquences sur leur physique. C’est pour ça que Rebecca a arrêté le sol. C’est une décision sur le long terme."

Rebeca Andrade aux Jeux olympiques de Paris 2024
Rebeca Andrade aux Jeux olympiques de Paris 2024 © AFP

Derrière l’évolution des mentalités, la fédération internationale peut également influer sur le destin des gymnastes via son code de jugement, révisé après chaque édition des JO. "S’ils estiment que certains éléments présentent trop de danger, ils peuvent les interdire en compétition. Il y a une vingtaine d’années, les gymnastes faisaient une rotation et demie, avec une roulade après le premier salto. Ça a été supprimé, chez les garçons et les filles, parce que certains ont eu des traumatismes", se souvient Eric Hagard. La FIG peut aussi diminuer la valeur de certaines acrobaties afin de pousser les athlètes à s’orienter vers des figures moins dangereuses.

"Des articulations du troisième âge"

Une manière de protéger des championnes qui gardent souvent d’importantes séquelles physiques après leur mise en retrait. "A 40-50 ans, ceux qui ont eu une carrière de haut niveau disent qu’ils ont des articulations du troisième âge. C’est une réalité", confie David Lortholary. "Les tendons, les ligaments sont abîmés. Personne ne nie des douleurs persistantes, un dos récalcitrant ou des soucis de cheville. Après, on ne peut pas non plus dire que ce sont tous des vieillards à 40 ans, ce serait exagéré. Ça dépend de la physiologie et de la morphologie de chacun. Certaines gymnastes peuvent continuer au-delà de 30 ans sans donner l’impression de se faire plus mal que ça. Mais ça reste un sport traumatisant."

"C’est inhérent à toutes les activités sportives de haut niveau", nuance Eric Hagard. "L’après-carrière est souvent difficile, en termes de séquelles traumatiques. Mais ce sont des professionnelles, qui ont choisi de faire ce métier-là. D’autant qu’aujourd’hui, on voit beaucoup plus de gymnastes qui sont majeures, elles font ce choix de vie." Reste à savoir si Rebeca Andrade prolongera son aventure jusqu’aux JO de Los Angeles en 2028. "Oui, je pense qu’elle va les faire et que ce seront ses derniers Jeux", conclut Lorena Dillon. "C’est pour ça aussi qu’elle se protège, pour y participer dans de bonnes conditions. Avec des chances d’obtenir une nouvelle médaille individuelle et, si elle est compétitive, d’aider aussi l’équipe du Brésil, qui a décroché le bronze l’an dernier à Paris".

https://twitter.com/AlexJaquin Alexandre Jaquin Journaliste RMC Sport