JO de Tokyo: "Elle croit en son destin", confie l'entraîneur de la cycliste afghane Masomah Ali Zada, réfugiée en France

C’est l’histoire d’une femme hors normes. Née en Afghanistan, où les femmes s’inquiètent aujourd’hui de l’éventuel retour des talibans, Masomah Ali Zada (24 ans) a fui plusieurs fois son pays, où la pratique du cyclisme est interdite. Menacée de mort, elle a trouvé refuge dans le nord de la France et s’est récemment qualifiée pour les Jeux olympiques de Tokyo (23 juillet-8 août). L’Afghane qui se rêvait cycliste, entend faire avancer la cause des femmes dans son pays. Thierry Communal, son entraîneur, revient pour RMC Sport sur l’annonce officielle de sa participation aux Jeux olympiques, leur histoire commune, la pression… Rencontre.
Thierry Communal, comment avez-vous réagi à l'annonce officielle ?
Elle avait été invitée à s'entraîner en Suisse, à l'UCI, on s'était dit que c'était plutôt un signe positif. J'avoue que, lorsqu’on a l'annonce, on ne réalise pas tout de suite, on est déjà dans la préparation de la suite. Je me dis: "comme elle va aux JO, il faut changer l'entraînement, car elle a changé d'épreuve, de la route au contre-la-montre." J'étais déjà dans la gestion de la suite, il m'a fallu quelques jours avant de me rendre compte que quelque chose de très grand se passait.
Quelle a été la réaction de Masomah ?
On en avait déjà parlé avant l'annonce, on s'était dit que, quelle que soit la réponse, il ne fallait pas être déçus, on avait déjà fait un très beau parcours. Il y avait une bourse olympique, on avait déjà beaucoup parlé d'elle. On s'était également dit que si c'était non, ça devait être non, que la pression retomberait et que l'on continuerait notre vie tranquillement. Mais que si c'était oui, il y aurait encore deux mois de pression, pour quelque chose de très grand. Elle a mis du temps à réaliser concrètement ce qu'il se passait, elle est dans son entraînement en Suisse, elle avait encore des examens à passer. Elle s'en est vraiment rendue compte après ses examens, elle avait beaucoup de pression sur ses épaules. Quand on est comme elle, dans l'action, obligée de s'entraîner, de s'améliorer, de se préparer sur la course, on est toujours en train de faire pour arriver à quelque chose. On n'est pas comme moi qui suis un peu plus extérieur, appréciant les choses pour ce qu'elles sont. Je ne suis pas certain qu'elle ait pris pleinement conscience des choses. Je pense que, lorsque que je vais l'accompagner à Tokyo, il va falloir que j'aie un rôle pour qu'elle apprécie pleinement ce qu'il se passe. Je ne suis pas certain qu'elle ait conscience de la grandeur de ce qu'il se passe.
Les JO viennent-ils créer une nouvelle pression pour elle, après ses examens ? Comment aborde-t-elle cela ?
Elle avait déjà cette pression avant, et ses examens l'ont stressée, car cela l'empêchait de se concentrer pleinement sur le vélo. Elle est focalisée à 100% sur les JO, elle est psychologiquement beaucoup mieux. En ce moment, il y a un travail technique avec le coach de l'UCI Jean-Jacques Henry, et je pense qu'elle voit qu'elle progresse techniquement, physiquement, et psychologiquement. Elle est bien car elle est 100% concentrée sur le vélo, et elle voit les progrès. Elle est beaucoup mieux depuis que ses examens sont terminés.
Avec le Covid, elle n'a pas pu faire ses préparations habituelles. Comment la trouvez-vous sur le vélo ? Quels sont les objectifs ?
Effectivement le Covid l'a empêché de faire des courses, mais c'était pareil pour tout le monde. Le club dont on fait partie, un club de coureurs, ne pouvait pas faire les courses non plus, et comme dans ce club il n'y a que des garçons, elle faisait l'entraînement le week-end, et 2-3 fois dans la semaine avec eux. Le fait que ce ne soient que des garçons, je pense que ça l'a beaucoup plus fait progresser que si elle n’avait été qu'avec des filles. Je ne pense pas que ç’a été si pénalisant que ça dans sa préparation. Au contraire, elle a profité d'un entraînement plus long avec les garçons. Elle avait un certain niveau avant de partir en Suisse, qui avait déjà baissé à cause d'une première période d'examen, mais c'est remonté. Là, j'ai roulé avec elle il y a une semaine, et elle a amélioré beaucoup de choses sur sa technique de pédalage. On voit aussi que, psychologiquement, elle est mieux qu'il y a un mois. Elle est complètement focalisée sur les JO, elle s'entraîne six jours par semaine, parfois deux fois dans la journée, et elle est vraiment en train de progresser, je la sens bien. Par contre, il faut garder en tête qu'elle n'est pas au niveau des meilleurs mondiaux, car il n'y a qu'une fille par pays qui peut faire le contre-la-montre. Elle sera sûrement très loin des premières, mais le but n'est pas là, le but était d'aller aux JO, de faire passer un beau message. Elle a dû fuir son pays à cause du vélo, et lorsqu’on sait ce qu'il se passe en Afghanistan maintenant, avec le retrait des Américains, les Talibans sont en train de reprendre beaucoup de villes, la condition de la femme ne fait que se dégrader là-bas. Je pense que c'est le bon moment pour faire passer ce message.
Vous a-t-elle parlé de ce message, du fait qu'elle puisse montrer à son pays, aux femmes du monde entier, que l'on peut y arriver ?
Elle a conscience de cela, elle en est très contente. Avec des Jeux particuliers, sans spectateurs étrangers, l'impact télévisuel sera bien plus important que dans d'autres Jeux, le message passera d'autant plus. Elle a conscience qu'elle pourra le faire passer dans beaucoup de pays où la condition de la femme est compliquée, mais elle est un peu triste par rapport à l'Afghanistan, car encore une fois, avec l'avancée talibane qui se fait de plus en plus pressante, la préoccupation des gens est de fuir la guerre. Elle se dit que le message en Afghanistan sera peut-être plus compliqué à faire passer, car il y a des préoccupations bien plus importantes à l'heure actuelle. Elle a encore une sœur qui vit à Kaboul, elle est très inquiète pour elle aussi.
Elle va donc partir aux JO en sachant tout cela. Une légère angoisse pourrait-elle la mettre mal à l'aise avant les Jeux ?
Je ne pense pas. Les Talibans vont d'abord attendre que les Américains partent complètement, au mois de septembre. Je ne pense pas qu'il y aura de grand événement avant les JO. Par contre, l'inquiétude est présente, elle fait partie de la minorité hazara, souvent persécutée en Afghanistan. On sera dans une bulle aux JO, et on va essayer de l'y maintenir, pour qu'elle se concentre sur le sportif, mais une fois qu'elle reviendra, ce sera la préoccupation la plus importante. Elle fait passer un beau message pour les femmes dans tous les pays. Dans les pays où les femmes n'ont pas le droit de faire du vélo, c'est : "regardez, j'ai le droit de faire du vélo". Dans les pays occidentaux comme la France, c'est : "j'ai un voile mais ça ne m'empêche pas de faire du vélo, je laisse le voile si je veux". Elle fait passer un beau message partout. Je pense qu’il y aura un autre message plus fort à faire passer ensuite, puisqu'il risque d'y avoir des choses très graves en Afghanistan, qui vont beaucoup la toucher. On va essayer de la préserver d'ici-là, mais ce sera la préoccupation principale juste après.
Ce sont aussi vos premiers JO, comment se préparer à cela lorsque l'on a une athlète dans cette situation à gérer ?
J'ai la chance de la connaître très bien. Cela fait quatre ans qu'elle est arrivée en France et que je m'occupe d'elle. Cette année était compliquée avec le Covid, l'année dernière aussi, même si on a eu le temps de faire quelques courses, on est partis plusieurs week-ends à deux. J'ai l'habitude de la gérer. Je sais que, lorsqu'elle ne va pas trop bien, elle n'est pas du genre à exprimer ses sentiments, mais je la connais et si je ressens ce qu'elle a, je suis capable de lui parler, de lui remonter le moral, sans qu'elle ait besoin de dire quoi que ce soit. Mon rôle, c'est qu'elle soit dans les meilleures dispositions possibles, je ne pense pas trop à moi, mon rôle c'est de me concentrer pour elle. Jean-Jacques Henry de l'UCI va venir pour l'aspect sportif, il est bien plus qualifié que moi, c'est quelqu'un de très humain aussi. J'ai la chance de bien connaître Masomah. Mon objectif, c'est qu'elle soit le moins stressée possible, le plus détendue possible, qu'elle apprécie les choses au fur et à mesure, et qu'elle soit concentrée sur son objectif sportif. Qu’elle ait pleinement vécu ces Jeux, et qu'elle n'ait pas de regret.
Y a-t-il un objectif sportif sur ces Jeux ?
Elle va faire de son mieux, encore une fois. Entre le niveau qui était le sien en arrivant et son niveau actuel, il y a un monde, mais entre son niveau et celui des meilleures mondiales, il y a un monde. On n'a pas spécialement d'objectif sportif, l'idée c'est qu'elle fasse du mieux possible, le plus vite possible, qu'elle soit bien préparée techniquement. On va faire des séances d'entraînement avec des vidéos du parcours, des reconnaissances de parcours. On part sans pression du résultat. Elle fera de son mieux, elle va gérer son effort, comme elle le fait à l'entraînement. C'est sa première grande expérience à ce niveau-là, donc elle fera de son mieux, mais sans idée de classement.
Communal: "Son père est le premier homme à qui elle doit son histoire"
Vous étonne-t-elle encore, après tout ce qu'elle a vécu, par son courage et sa persévérance ?
Quand elle se met un objectif en tête, elle se donne tous les moyens pour y arriver. Elle a une vie très compliquée, comme beaucoup d'athlètes de haut niveau qui sont étudiants, il faut gérer les études et le sport en même temps. C'est sport-étude constamment, ses sorties sont limitées à quelques balades dans un parc, deux-trois fois par mois. Elle n'a quasiment pas de vie à côté, tout est concentré là-dessus, et à 24-25 ans, moi qui côtoie beaucoup de jeunes de son âge, je ne suis pas certain qu'il y ait autant de jeunes qui soient capables de faire autant de sacrifices. C'est quelqu'un qui croit en son destin, et qui se donne les moyens d'y arriver. Pour elle, rien n'est impossible si elle travaille beaucoup et qu'elle veut y arriver. On a sûrement croisé beaucoup de monde qui ne croyait pas à son rêve olympique, et aujourd'hui elle a prouvé que, par du travail et de l'abnégation, on peut arriver à des choses qui peuvent paraître impossibles. Elle estime avoir beaucoup de chance de me connaître, mais moi aussi j'ai beaucoup de chance de la connaître. On partage une très belle histoire à deux, et quand cette histoire sera finie, on se retournera avec le sentiment d'avoir vécu quelque chose de beau et de grand. Pour l'instant on vit l'histoire.
Quand vous avez fait venir toute sa famille il y a quatre ans, vous étiez-vous imaginé vous retrouver là, et dans quelques jours à Tokyo ?
Pas du tout ! Lorsqu'elle est arrivée, elle me parlait uniquement du vélo, et moi uniquement des études, en lui expliquant que le vélo féminin évoluait, dans le bon sens d'ailleurs. Mais il y a eu un creux dans le vélo féminin professionnel, où c'était moins médiatisé, il y avait moins de moyens. Je lui ai dit que le vélo c'était compliqué, que le niveau en France n'était pas le même, et qu'il fallait plutôt penser aux études. Honnêtement je n'y croyais pas du tout. Régulièrement, je lui posais la question : "qu'est-ce qui est le plus important pour toi, les JO ou les études ?" Souvent, la réponse était les JO. A un moment donné, je me suis décidé à écrire aux instances pour mettre les choses en place, en n'y croyant pas trop d'ailleurs, mais les portes se sont ouvertes au fur et à mesure et on a fait les choses. C'est sa volonté au départ. Si elle ne me l'avait pas demandé, qu'elle ne l'avait pas voulu, je pense que je n'aurais pas lancé les choses. C'est elle qui fait les sacrifices, c'est elle qui s'entraîne, il fallait que ça vienne d'elle. Je l'ai accompagnée pour qu'elle arrive à ce qu'elle voulait, mais je n'y croyais pas du tout. Je ne pensais pas un jour de ma vie que j'accompagnerais quelqu'un aux JO. Ça aurait été dans mes rêves les plus fous. Je n'en rêvais pas, parce que je n'y croyais pas, et ça se produit quand même.
Vous avez dû échanger avec sa famille, ses parents, depuis la sélection. Quels ont été leurs mots, leur réaction ?
Ils sont très fiers, le papa ne dit pas grand-chose mais est très fier de sa fille, je les ai appelés en visio après l'annonce. Il y a des choses très touchantes qui se sont dites entre eux et nous. Masomah est revenue à Lille pour passer des examens, et le papa a fait l'aller-retour pour le week-end, avec la maman et le petit frère, juste pour venir la voir. Dans une interview, Masomah a dit que "derrière un homme qui a du succès, il y a toujours une femme, mais que si elle avait une chance de succès, c'est parce que derrière elle il y a des hommes", et le premier homme c'est son père, parce qu'il l'a toujours soutenue, encouragée à faire du vélo, malgré toutes les pressions qu'il y avait en Afghanistan. Un jour, Masomah voulait abandonner, mais c'était la leader de l'équipe, celle que tout le monde regardait, et son père lui a dit : "si tu abandonnes, tout le monde va abandonner, puisque c'est toi que tout le monde regarde, donc tu n'as pas le droit d'abandonner." Son père est le premier homme à qui elle doit son histoire, même s'il est en retrait, qu'il n'a pas fait les choses dernièrement, il l'a toujours soutenue.
Vous pouvez faire le déplacement à Tokyo, mais pas sa famille. Comment Masomah a-t-elle réagi à cela ?
Je ne suis pas certain qu'elle soit réellement focalisée là-dessus, la plupart des courses de vélo que l'on faisait n'étaient pas dans la région de sa famille, elle a l'habitude de faire des courses sans que sa famille ne soit là. Son père s'est remis au travail, et pour elle c'est plus important que sa présence aux JO. Un des rôles que je peux avoir, ce sera de prendre des photos, des vidéos, et de les envoyer aux proches et à la famille pour qu'ils puissent aussi le vivre. Après, elle appelle sa famille en visio tous les jours, donc elle partage tout de même avec sa famille quotidiennement.
Comment décririez-vous ces dernières années que vous avez passées avec Masomah ?
C'est très compliqué, mais je vais prendre deux citations. La première : "ici l'impossible est fait et l'impossible est en cours." Ces JO, c'est une chose que tout le monde pensait impossible et on l'a rendue possible. Je pense que les choses impossibles ne sont que dans la tête, nous nous mettons des limites, mais Masomah ne s'est pas mis de limites pour venir en France, pour les études, dans le sport, et elle a raison, puisqu'elle est étudiante, qu'elle vit en France, et qu'elle va aux JO. La deuxième citation : "Au lieu de rêver sa vie, il faut faire de sa vie un rêve". Quand Masomah veut quelque chose, elle se donne les moyens et le fait. C'est une aventure humaine plus qu'autre chose. Les JO c'est un aboutissement, mais je pense que l'on a créé un lien très fort, je lui ai dit qu'elle avait grandi, depuis que je l'ai rencontrée il y a quatre ans, et elle a encore à grandir. Elle grandira toute sa vie, mais elle a pris beaucoup de qualités humaines, elle a de la chance d'être tombée sur des gens très humains dans sa vie et elle a appris beaucoup de ça. Elle est encore jeune, quand on a des qualités humaines et que l'on est jeune, on a parfois du mal à les sortir. Je vais prendre un exemple, elle n'est pas fan de la presse, et pourtant elle est surmédiatisée, elle sait que ce qu'elle fait pour la presse ce n'est pas pour elle mais pour passer un beau message important. Elle le fait parce que c'est important, qu'elle a reçu beaucoup et qu'elle veut rendre beaucoup aussi. C'est quelqu'un qui a beaucoup grandi humainement, je suis content de l'avoir aidé, car elle m'a aussi aidé à grandir humainement. Elle m'a raconté son histoire, elle m'a appris une nouvelle culture, de nouvelles habitudes, je m'y suis adapté. Quand des gens lui serrent la main, elle le fait, mais elle n'aime pas ça. Je la connais depuis quatre ans, je suis une des personnes les plus proches d'elle, et je ne lui sers toujours pas la main. On est de religion différente mais on peut se parler sans problème et on est d'accord sur tout, on ne parle juste pas de religion. Sauf pour des questions de curiosité, mais on n'essaye jamais de s'imposer. Il y a énormément de respect et d'affection entre nous deux.
Que peut-on vous souhaiter pour ces JO ?
A elle, qu'elle profite pleinement de ses JO, et à nous, que les messages qu'elle veut faire passer soient entendus. J’espère que dans beaucoup de pays, le regard de certaines personnes changera et que ça fera évoluer les choses. On a fait ces jeux pour ça, et tout ce que l'on peut souhaiter, outre l'aspect sportif, c'est que, dans beaucoup de pays, les gens changent et soient plus tolérants.
Qu'allez-vous lui dire juste avant le départ ?
Je ne sais pas, ça dépendra de son état, mais tout ce dont elle a besoin, c'est un tout petit moment où je pense qu'elle prie. Elle a besoin de ça. Je sais qu'entre le moment où je lui parle et le moment où elle part, elle prend ce moment-là. Ça m'est déjà arrivé d'être dans un moment un peu stressant pour elle, et de lui dire d'aller s'isoler pour faire ce qu'elle avait à faire. Ça va dépendre de l'état dans lequel elle sera, mais elle doit être concentrée sur ce qu'elle fait. Dès qu'elle aura passé la ligne d'arrivée, il faudra qu'elle profite et se rende compte de sa chance. Ce que je vais lui dire, ça va surtout être des conseils techniques sur la course.