De vice-champion du monde de judo à la WWE, le Canadien Shady Elnahas raconte son pari fou

Judo - Shady Elnahas, le 30 octobre 2023 aux Jeux Panaméricains - AFP
Une peau qui se déchire pour en dévoiler une deuxième. Shady Elnahas a mué il y a un peu plus d’un mois lorsqu’il a débarqué à Orlando après avoir pris "la décision la plus difficile de sa vie". L’enfant d’Alexandrie (Egypte) a quitté son frère Mohab, sa petite amie, et le sport où il brillait, le judo, pour une passion d’enfant. Celle de se jeter sur le lit comme le font des golgoths pas trop habillés à la télé. Le lit est remplacé par un tablier de ring bien tendu. Et ce n’est plus son frère qui le jette ou qu’il projette pour rigoler. Ce sont d’autres musclors aux costumes clinquants et aux gueules inoubliables, toujours plus fort et de toujours plus haut. Bienvenue dans le monde du catch professionnel, celui de la World Wrestling Entertainment, la plus grosse organisation planétaire.
"C’était plus dur pour mon frère car c’est la seule personne qui était tout le temps dans ma vie avec moi depuis l’Egypte, le Canada, Montréal", avoue le garçon de 27 ans. "C’est la première fois qu’on se sépare, il a déménagé de Montréal à Toronto pour finir ses études. Nos deux vies ont changé en un instant. Mon cœur me fait mal car j’ai dû un peu laisser le judo. C’est dur de laisser toute ta famille pour une troisième fois, ma copine aussi. C’est dur pour le moment mais dans le futur ce sera la bonne décision." Shady Elnahas aurait pu viser les Mondiaux de judo à la mi-juin à Budapest et même les Jeux olympiques en 2028 à Los Angeles.
Maintenant il faut lui causer du Royal Rumble ou de Wrestlemania. Ses nouveaux Everest qu’il prépare dans le Performance Center floridien, son nouveau dojo. En regardant la télé familiale en Egypte, Shady Elnahas a rêvé devant Edge. Un Canadien au sourire carnassier, yeux exorbités et veines XXL, souvent adepte des mauvais coups. Edge gagnait ses combats avec le Spear, un placage à l’horizontale qui lui a permis d’être quatre fois champion du monde de la WWE. Elnahas appréciait aussi Jeff Hardy, un guerrier aux dreadlocks qu’on aurait pu sortir de Mad Max, plutôt du genre à sauter depuis le plafond en salto sur un type étalé sur le ring. "Quand j’ai grandi en Egypte, mon frère et moi on regardait les combats et on faisait les mêmes mouvements sur le canapé. C’est le destin. C’est quelque chose que j’aurais au moins toujours voulu essayer. C’est le moment. C’est le destin qui m’a amené à Orlando maintenant pour me lancer dans le catch."
Le dos bleu à cause des cordes
Le catch a infusé dans le judo d’Elnahas. Lorsqu’on l‘a découvert au tournoi d’Osaka (2e) en 2018, on a été époustouflé par sa capacité à faire prendre l’ascenseur à ses adversaires avant de les rabattre brutalement sur le tatami. Un style complètement catch compatible. Ce monde réclame de l’amplitude, de la hauteur et du bruit. Maintenant, il va falloir déconstruire ce qu’il a passé une vie à apprendre avec le judo : "Juste faire les roulades c’est complètement différent du judo. Toutes les habitudes que j’ai du judo je dois les jeter dans la poubelle. Et ensuite j’apprends les trucs nécessaires. Ce n’est qu’ensuite que je peux réintégrer du judo. Dans le judo mon adversaire ne va jamais m’aider à tomber alors qu’en catch c’est différent. Je dois utiliser sa force, quels pourcentages de force. Avec le temps ça va devenir plus simple."
Le judo c’est la voie de la souplesse, la souplesse physique et mentale, l’adaptation en fait. Le sextuple champion continental va être servi en débarquant dans ce nouveau monde. "Le public peut dire que c’est de l’acting mais je peux vous promettre que c’est vraiment physique", jure-t-il. "Les deux premières semaines mon dos était bleu à cause des cordes. Les chutes ça ne fait pas du bien, le judo m’aide à m’adapter avec ça."
Être un méchant
Il est au début de la construction de son personnage. Comme Edge, il aimerait être un 'heel', un méchant, un rôle plus facile à endosser selon lui que le 'face', le gentil qui ne dérape jamais et n’a que de l’amour pour les fans. Quand tu es un heel "tu peux insulter les gens en tribunes", rigole-t-il. Peut-être un contrepied à l’étiquette bien accrochée du judo où les émotions ne doivent pas entrer sur le tatami, métaphore du combat au sabre. Tatouages, boucles d’oreilles, Shady avait déjà le look mais on ne voyait rien sous le judogi. Le judoka de 27 ans, battu en finale des Mondiaux 2024 par le futur champion olympique Zelim Kotsoiev, va changer de tenue.
Place au collant et peut-être d’autres attributs: "Je suis un peu un gars expressif avec mon look car dans le judo tu ne peux pas t’exprimer vocalement. Je crois que les personnes de la WWE ont vu ça." Elnahas fait partie d’un groupe de trois sportifs olympiques dénichés par la WWE pour changer les profils de son roster. Il a débarqué au Performance Center d’Orlando accompagné du Sud-Africain François Prinsloo, un lanceur de disque sud-africain vu à Paris 2024, et de l’Autrichien Aaron Fara, très bon judoka autrichien, 21e mondial des moins de 100 kilos au moment des derniers JO: "Le temps de travail est haut ici", concède Elnahas. "On travaille fort. Heureusement j’ai Aaron. On s’aide un peu. Ça rend les trucs un peu plus souples."
"J’adore la violence"
Aux derniers Jeux olympiques, Elnahas est battu en 8e de finale des moins de 100 kilos par le Suisse Daniel Eich. Le soir, il donne une interview au journaliste Ariel Helwani dans laquelle il clame son amour pour la WWE mais aussi pour le MMA, et qu’une telle transition pourrait l’intéresser: "J’adore la violence, c’est une part de ce que je suis", avait-il lâché ce jour-là. Message reçu par la WWE. La puissante organisation étudie son dossier, regarde ses combats et le contacte pour participer à un premier essai à l’automne: "J’ai fait les trials en octobre puis j’ai pris la décision de prendre ma retraite du judo pour le moment pour tenter le parcours dans le catch professionnel", explique-t-il depuis la Floride. Marlène Nidecker, médaillée de bronze en taekwondo pour la France aux JO 2012, avait été repérée par le département 'Talents' de la WWE en 2013.
Elle avait suivi les entraînements à Orlando mais n’avait pas été intégrée à NXT, la pouponnière des futurs cadors du ring. La World Wrestling Federation (WWF) puis la WWE ont plusieurs fois réussi à capturer quelques jolis noms du monde olympique. Le meilleur exemple reste Kurt Angle, champion du monde et olympique 1996 en lutte libre, l’Américain au collant frappé du drapeau US a porté quatre fois la ceinture de meilleur catcheur de la planète. Plus récemment, Ronda Rousey, vice-championne du monde et médaillée de bronze olympique en judo, a marqué les esprits à la WWE. Puissante, charismatique, ce n’est pas un hasard si elle s’est aussi distinguée au cinéma dans Expendables ou Fast and Furious 7. Batista, John Cena The Rock, autant de superstars du catch qui sont sorties du ring pour enchaîner les tournages à Hollywood. Derrière les performances physiques, le charisme, le jeu, la répartie lors des passages au micro jouent une part très importante. Entrez dans le cœur du public comme gentil ou méchant, les patrons de l’arrière-boutique vous feront monter. On sait que la carrière de John Cena, combattant lambda de l’organisation, a changé un soir où s’emparant du micro il a lâché une phrase choc qui a fait évoluer son personnage. Les fans se sont emparés de l’expression. Sa carrière était lancée.
5 travails en 1"
Derrière les murs du Performance Center, Shady Elnahas bosse son catch, ses techniques mais peut-être encore plus son personnage, ses attitudes, ses regards, ses punchlines: "C’est littéralement 5 travails en 1", image-t-il. "On a des thèmes, comme au théâtre, sur lesquels on doit s’exercer. Au judo tu apprends à rester calme à ne pas faire entendre ta voix, tu ne montres pas ta personnalité, tu t’exprimes avec ton judo. Tandis qu’avec la WWE c’est le contraire tu dois devenir un fou, sortir toutes les émotions que tu ressens, c’est la partie la plus compliquée pour moi. Je pense que je vais me réveiller un jour et me dire ‘tu es un fou’ et à partir de là ça va fonctionner pour moi."
Le gaillard de 27 ans étudie aussi la production télé, le montage des cordes, du ring, ou encore le placement des caméras. Une composante exceptionnelle de ce spectacle télévisé en direct et qui rassemble des millions de téléspectateurs. Avant de lâcher le mouvement qui conclut le combat ou après avoir raté un tomber, toujours regarder l’objectif, "montrer au monde ce que tu ressens". Pour arriver dans avec le gratin de la WWE dans les soirées pay-per-view il faut deux voire trois ans. Le cinquième des JO 2020 aimerait accélérer le mouvement. Comme dans sa carrière de judoka, il vise le sommet. La grosse ceinture remplace la grosse médaille d’or. Dès ses premiers pas, il a pu rencontrer quelques grands noms de l’organisation comme Shawn Michaels ou The Undertaker. Pour l’accompagner, il a des entraîneurs au quotidien mais aussi Santino Marella. Ce Canadien maquillé en italien a été un nom de la WWE pendant presque 12 ans, un personnage un peu clownesque et sympathique. Ambassadeur de la fédération canadienne de judo, il est le contact privilégié d’Elnahas qui n’hésite pas à le bastonner de questions. Il découvre les règles du monde du catch où l’on devient son personnage, où l’on doit faire attention à l’image que l’on donne en dehors lorsque l’on a tombé le costume. "Peut-on s’octroyer du bon temps avec un potentiel futur adversaire?" Voici le genre de questions auxquelles la WWE lui apporte des réponses lors des cours. Il a déjà disputé son premier combat. "C’est un stress un peu différent", se remémore-t-il. "Dans un tournoi de judo le monde regarde tous les athlètes. Quand tu es ici dans le ring tout le monde ne regarde que toi. Si ça se passe bien tu es une star. Au judo, j’ai disputé le tournoi de Paris. La foule était immense. Cette expérience m’aide à être calme, je peux contrôler mes émotions et performer quand c’est le moment."
Il verrait bien Buchard et Tcheuméo dans le catch
A Bercy, il a combattu devant 15.000 personnes. Lors du dernier Wrestlemania, John Cena est monté dans l’arène de Las Vegas sous les yeux de 60.000 personnes et des dizaines millions à la télévision. Il y a du chemin jusqu’au main event pour la ceinture. Les coaches veillent au grain. Ce sont eux qui ont le dernier mot pour passer chaque étape. Il y a le choix du nom, du costume, tout est soumis à validation puis à un processus légal avant d’être officialisé un soir sous les projecteurs. Shady prépare "3-4" surprises issus de son passé de judoka pour les caméras. Sur son judogi, il portait la feuille d’érable symbole du Canada. Dans le ring, il aimerait rappeler le pays pour lequel il a disputé deux Jeux olympiques. Malin, il explique dans un sourire que dans le climat actuel de la présidence Trump, être un Canadien un peu retors sur le ring, enflammerait illico le public yankee.
On le titille en demandait s’il verrait bien Teddy Riner ou d’autres judokas faire comme lui: "Il y a un autre gars énorme à la WWE et je pensais à Teddy. Ça serait un match immense entre les deux. Bon, il fait assez bien le judo pour rester dans le judo. Pour les filles, je dirais Amandine Buchard elle a le look, Audrey Tcheuméo aussi elle a le look. Toute l’équipe féminine de la France a le look pour être bien dans le catch" s’amuse-t-il. On patientera avant de voir Clarisse Agbégnénou incruster dans le tapis la championne Iyo Sky ou Teddy Riner satelliser Roman Reigns sur un coup de la corde à linge. Elnahas continue la grande lignée canadienne de catcheurs avec Bret Hart ou Roddy Piper. Il n’oublie pas qu’il pourrait revenir au judo et reprendre son ancienne peau. Muer. Toujours.