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Guerre en Ukraine: le rêve en suspens d’Anastasiia Kirpichnikova, nageuse russe de Philippe Lucas

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Anastasiia Kirpichnikova, nageuse russe de 21 ans entraînée en France par le célèbre Philippe Lucas, doit faire face depuis plusieurs semaines - comme nombre de ses compatriotes - à des sanctions des instances sportives en raison de la guerre en Ukraine. Interdite de participer aux prochains Mondiaux, l'athlète se confie pour RMC Sport sur sa délicate situation, et décrit une carrière mise en pause, de force, par un conflit dans lequel elle ne joue aucun rôle.

C’est une parole rare et qui dans le contexte n’est pas forcément évidente à faire entendre. Un dégât collatéral qui peut paraitre bien dérisoire face aux atrocités de la guerre en Ukraine. Depuis trois ans, Anastasiia Kirpichnikova, nageuse russe, vit et s’entraîne en France sous les ordres de Philippe Lucas. Triple championne d’Europe en petit bassin l’hiver dernier, elle est une habituée des podiums sur les compétitions françaises ces dernières années. Mais à Limoges la semaine dernière aux championnats de France, où elle a remporté les 400, 800 et 1500m nage libre, la nageuse du Montpellier Metropole Natation n’est montée sur aucun podium. Les nageurs russes, trois au total sur ces championnats, étaient autorisés à nager pour les couleurs de leur club, avec l’étiquette "FFN" au lieu de Russie, mais étaient en effet interdits de podiums.

Anastasiia Kirpichnikova aura 22 ans pendant les prochains championnats du monde à Budapest. Mais elle les fêtera loin des bassins hongrois. Car les nageurs russes et biélorusses ont, pour rappel, été exclus des compétitions internationales suite à l’invasion de l’Ukraine.

Anastasiia Kirpichnikova a accepté de raconter sa situation pour RMC Sport, mais elle a refusé de s’exprimer sur le conflit armé. Si elle le comprend très bien, son français est encore hésitant, surtout devant une caméra, mais elle tient à faire l’effort de le parler. Sous le regard et avec l’aide de son petit ami français qui est comme elle nageur dans le groupe de Philippe Lucas.

"C'est difficile psychologiquement"

"C’est triste… lâche-t-elle dans un sourire avant de continuer en anglais. C’est triste parce que j’ai le niveau maintenant pour décrocher des médailles dans les grandes compétitions, les championnats d’Europe et peut être les championnats du monde. C’est difficile psychologiquement. Mais je vais continuer à m’entraîner pour revenir plus forte."

Les yeux bleus délavés, ongles peints en vert, Anastasiia Kirpichnikova raconte ce 23 mars dernier quand la fédération internationale de natation, après s’être dans un premier temps positionnée contre, a finalement décidé l’exclusion des nageurs russes et biélorusses des compétitions internationales. "Au début j’étais calme, après j’ai compris que c’était terminé pour moi, cette année, pour les compétitions. J’ai pleuré un peu. Et Philippe a parlé avec moi et j’étais mieux. Il dit que si je restais forte dans ma tête, je reviendrai plus forte."

"Dans ces moments je discute avec elle et j’essaye de la rassurer, raconte Philippe Lucas. Au niveau sportif c’est terrible pour elle. Ici par exemple elle ne peut pas monter sur le podium. Ce n’est pas grand-chose mais elle se sent un peu exclue. Ce sont des gamines et elles n’ont rien à voir avec tout ça, c’est difficile à vivre."

Anastasiia Kirpichnikova en juillet 2021 à Tokyo
Anastasiia Kirpichnikova en juillet 2021 à Tokyo © AFP

"Elle ne peut pas se projeter sur l'avenir"

La réaction des autres nageurs l’inquiétait un peu avant d’arriver à Limoges, mais Anastasiia Kirpichnikova a vite été rassurée. "Les gens sont gentils et continuent de parler avec moi", confie-t-elle.

Des mots, et pas grand-chose de plus pour le moment pour l’ancien mentor de Laure Manaudou. "Ce n’est pas facile pour elle car elle ne peut pas retourner en Russie pour voir sa mère et sa mère ne peut pas venir parce que les aéroports sont fermés. Déjà ça c’est un peu compliqué et puis au niveau sportif, pour elle c’est très compliqué parce qu’elle était vraiment sur une pente ascendante avec des très bons championnats d’Europe en petit bain et championnats du monde petit bain. Et là plus de compétitions, plus de championnats du monde cet été. Pas de championnats d’Europe non plus et je ne pense pas qu’elle puisse participer aux meetings. La situation déjà est dure, et en plus la situation sportive c’est compliqué. Et encore, j’ai de la chance c’est une fille qui est très sérieuse, qui s’entraîne mais là je l’ai vu sur ces championnats de France, elle n’a pas la niaque. Elle nage pour nager… Et surtout elle ne sait pas quand elle pourra de nouveau disputer des compétitions internationales. Pour elle c’est un flou total, c’est un vide. C’est dur parce que ça fait trois ans qu’elle vit et s’entraîne en France."

Fataliste, Anastasiia Kirpichnikova explique qu’elle va "continuer de s’entraîner". "J’espère pouvoir nager au meeting de Canet si c’est possible. Il y aura aussi les championnats de France en eau libre en juin. Le reste, rien n’est sûr. Mais je vais juste continuer à m’entraîner". Elle avoue avoir "peur que la situation ne change pas"."

Devenir française? "J'y réfléchis"

Philippe Lucas la décrit comme "une fille en pleine possession de ses moyens. Elle a fait triple championne d’Europe en petit bain, elle a failli battre le record du monde en petit bain, elle fait vice-championne du monde en petit bain… L’an dernier elle a eu une mononucléose mais elle fait quand même deux finales aux Jeux olympiques". Et le coach en débardeur s’inquiète pour la suite. "Là il y avait les championnats de France, ça faisait un objectif. Maintenant ça va être plus dur et plus compliqué, surtout elle ne peut pas se projeter sur l’avenir parce qu’elle ne sait pas quand elle pourra nager à nouveau."

Avec une solution à l’étude : devenir française. Les règlements internationaux demandent de ne pas avoir honorer de sélection pour son pays depuis un an pour changer de nationalité. Ce qui sera le cas avec les sanctions internationales.

"J’y réfléchis, assure Anastasiia Kirpichnikova. Mais c’est une décision qui me fait un peu peur. Je vais voir comment évolue la situation, mais si je ne peux toujours pas nager l’an prochain, je changerai pour la nationalité française. C’est dur parce que j’ai vécu en Russie toute ma vie, mais j’aime aussi beaucoup la France. C’est vraiment un choix très dur, et risqué." Une idée qui fait son chemin et qu’elle a évoquée avec sa famille en Russie. "C’est 50-50 ! La moitié me dit que je peux changer, l’autre me dit de bien réfléchir." Une prudence qui guide aussi son entraîneur avec qui elle en a parlé. "Je lui ai dit de ne pas se précipiter et d’attendre de voir comment vont évoluer les évènements, précise Philippe Lucas. En espérant que ça va se calmer… Je ne suis pas l’entraîneur qui va lui dire 'deviens françaises' ! Non je lui demande si elle compte vivre en France ou pas dans le futur, si elle compte repartir en Russie etc... Il faut avoir du recul sur ça et ne pas s’enflammer. Bien sûr que si ça continue il faudra prendre une décision, mais pour l’instant je lui dis d’être tempérée et d’attendre. Mais elle a la chance d’être bien entourée en France avec son petit ami qui nage avec nous, qui est un mec super et qui la soutient beaucoup. Elle n’est pas seule, le week-end elle va en famille chez lui etc. Heureusement parce que si elle était seule en France, ça serait très très compliquée pour elle."

La Fédération française de natation se tient prête à soutenir la démarche de la nageuse russe dans un éventuel changement de nationalité sportive. A 22 ans, le temps va rapidement être compté. "Les Jeux olympiques c’est mon rêve depuis que je suis petite fille", lâche la nageuse Russe qui porte des boucles d’oreilles à l’effigie des anneaux olympiques offertes par sa maman. "Mon rêve aujourd’hui, ce sont les Jeux olympiques de Paris." Un rêve pour le moment en suspens.

Julien Richard