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"Quand je faisais 40km seul, on disait que j’avais un moteur...", Fabian Cancellara s'interroge sur les raids solitaires de Pogacar

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Invité du Festival du sport de Trente, Fabian Cancellara, légende suisse du cyclisme, s’est livré sans détour sur l’évolution du peloton moderne et la domination de Tadej Pogacar. Admiratif du talent du Slovène, le double champion olympique s’interroge pourtant sur le spectacle proposé par des attaques lointaines qui, selon lui, tuent le suspense.

Fabian Cancellara n’y va pas par quatre chemins pour décrire le cyclisme moderne. "Spartacus", double champion olympique de contre-la-montre, observe avec un brin d’étonnement l’évolution des courses d’un cyclisme devenu ultra-offensif et dominateur par certains coureurs.

"Ces attaques à 80km sont impressionnantes, mais tu peux aussi éteindre la télévision et ce n’est pas bien", lâche-t-il.

Pour lui, le spectacle s’est déplacé, parfois au détriment du suspense. "Beaucoup de gens me disent que maintenant les courses ne sont plus belles à voir, parce qu’un coureur s’échappe, il est devant, et derrière ils essayent de suivre. C’est plus beau de voir ceux qui sont derrière que ceux qui sont devant. À seulement 80km de la fin, la course est terminée."

Ces mots résonnent comme une critique douce-amère du cyclisme d’aujourd’hui, où la puissance d’un Tadej Pogacar ou d’un Remco Evenepoel fait exploser les schémas tactiques bien avant la ligne d’arrivée.

"Ils ont dit: 'il a un moteur'"

Fabian Cancellara sait de quoi il parle. Lui aussi, autrefois, avait bâti sa légende sur des raids solitaires spectaculaires. Sur Paris-Roubaix, le Tour des Flandres, ou le GP E3, il avait ce don rare pour s’échapper et ne jamais être revu. Mais à l’époque, ces exploits suscitaient déjà la suspicion.

"À mon époque, quand j’ai fait 40km seul, ils ont dit: 'il a un moteur'. C’est comme ça, malheureusement c’est comme ça", confie-t-il, mi-souriant, mi-amusé. Et de poursuivre quelques secondes plus tard. "Moi, ça me fait rire, mais quand tout cela s’est produit, je n’avais pas envie de rire. Aujourd’hui je ris parce qu'à l'époque, 30-40km, c’était déjà beaucoup. Aujourd’hui, c’est 80km."

Une phrase qui sonne presque comme un aveu d’incrédulité face aux distances avalées par les champions modernes comme Pogacar lors des championnats du monde ou sur les Starde Bianche. Là où Cancellara frappait fort à 40km, le Slovène, lui, peut partir à 80… voire 100km de l’arrivée.

"Aujourd’hui, les courses sont enflammées, brûlantes", résume le Suisse.

Pogacar, un champion à part, dans un autre monde

Ce samedi, le champion du monde pourrait remporter son cinquième Tour de Lombardie consécutif, un exploit que même Fausto Coppi n'avait pas réussi, lui l'actuel recordman avec 5 victoires. Et pourquoi pas, encore une fois, sur une démonstration en solitaire.

Fabian Cancellara, admiratif, ne cache pas son étonnement face à cette nouvelle génération capable d’attaquer sans retenue. "Maintenant, je ne sais pas, après-demain, si Tadej partira encore à autant de kilomètres de l’arrivée, peut-être à 100km, je ne sais pas. Chez nous, ça n’existait pas. C’était dur, mais pas autant qu’aujourd’hui." Entre respect et sidération, Cancellara mesure le gouffre qui sépare deux époques avec celle des raids héroïques… et celle des chevauchées lunaires.

"Aujourd’hui, ils prennent 120-130g de sucres par heure, nous c'était 70g"

Derrière l’exploit, il voit surtout un cyclisme devenu hyper-calibré, quasi scientifique. "Aujourd’hui, ils prennent 120-130g de sucres par heure, nous c'était 70g", note-t-il.

Le contraste est saisissant. Quand lui "carburait à la douleur", les champions d’aujourd’hui roulent à la donnée, à la précision métabolique. L’endurance s’est décuplée, les marges se sont élargies, et les attaques lointaines sont devenues possibles, mais à quel prix pour le spectacle?

Dans ses mots, il n’y a ni amertume ni critique frontale. Juste une nostalgie assumée pour le temps où les courses se gagnaient dans les vingt derniers kilomètres, à la force du mental et du hasard. "Le spectacle n’est pas à 80km. Le spectacle, c’est peut-être dans les 20-30 derniers kilomètres, où ils se battent, où ils se font la guerre."

Maxence Mullié