Participation des Russes aux JO Paris 2024: “Comment pourrait-on cohabiter après ce que leur pays a fait au mien?”, confie un nageur ukrainien exilé en Allemagne

Ce vendredi 24 février 2022 marque le premier “anniversaire” de la guerre en Ukraine et du déclenchement de l’invasion russe. Alors qu’on observe un regain de tensions sur la scène internationale, et qu’un retour au calme ne semble pas à l’ordre du jour, politiques et sportifs se déchirent sur l’opportunité d’autoriser la participation des athlètes russes et biélorusses aux Jeux olympiques de Paris 2024. RMC Sport est allé à la rencontre d’un sportif ukrainien condamné à l’exil en Allemagne. Parole aux premiers concernés.
Sur cette question, lui-même convient que c’est “compliqué”. Lui, c’est Mykhailo Romanchuk, un nageur ukrainien de 26 ans, spécialiste de demi-fond. Il a décroché la médaille d’argent sur le 1500m nage libre des JO de Tokyo ainsi que le bronze sur le 800m. Romanchuk est marié à une autre athlète célèbre en Ukraine, la sauteuse en longueur Maryna Bekh, vice-championne du monde 2019 de saut en longueur et championne d’Europe 2022 du triple saut.
“Je ne sais pas quelle serait ma réaction face à eux”
Depuis plusieurs semaines, le président ukrainien Volodymyr Zelensky accentue la pression pour interdire la participation des sportifs russes et biélorusses. Emmanuel Macron a dit qu’il prendrait position cet été. Le Comité international olympique (CIO) n’a toutefois pas temporisé et a d’ores et déjà pris ses distances, en préconisant le retour des athlètes bannis seulement sous bannière neutre. Impensable pour Mykhailo Romanchuk: “Ma première réaction était «agressive». Je ne peux pas imaginer que je vais voir des Russes ou des Biélorusses aux Jeux olympiques. Comment pourrait-on cohabiter après ce que leur pays a fait au mien, à ses habitants? Je ne sais pas quelle serait ma réaction face à eux. Encore une fois, ceux qui expliquent que le sport n’est pas politique… Désolé, mais il est indéniablement politique”.
“Comment peut-on parler de paix si ce pays ne respecte pas les règles? Comment peut-on envisager de les faire participer sous bannière neutre avec un drapeau blanc… Tout le monde sait d’où viennent ces athlètes”, s’indigne-t-il. Alors s’il avait face à lui Thomas Bach,le patron du CIO, que lui dirait-il? “D’aller à Marioupol, où il n’y a plus rien. C’était une magnifique ville sur la côte d’Azov. Ils l’ont complètement détruite. Je l’inviterais à voir ce que la Russie a fait à mon pays. Ils ont tout détruit”.
Quand la guerre a éclaté, Mykhailo Romanchuk était en stage à Brovary, à 20 kilomètres de Kiev, où les premiers missiles russes sont tombés, déchirant le ciel pour écraser la vie, le 24 février. "Nous étions dans notre hôtel, situé à moins d’un kilomètre et demi d’un camp militaire. Je me rappelle du moment où ils ont tiré sur ce camp militaire. On était au petit déjeuner, on savait que la guerre venait d’éclater. Je me rappelle des tirs, des fenêtres de notre hôtel qui bougeaient (il mime avec ses mains, ndlr). C’était fou, je n’avais jamais vu ça. Nous avons eu de la chance. Car entre le camp militaire et notre hôtel, il y a une forêt qui a certainement absorbé le blast des explosions. C’est pour cela je pense que nous sommes toujours en vie. Je me rappelle du son”.
Parmi les très nombreux messages de soutien reçus suite au déclenchement de la guerre, Mykhailo Romanchuk a été contacté par l’un de ses principaux rivaux, l’Allemand Florian Wellbrock, champion olympique du 10km à Tokyo. Ce dernier lui a proposé de le rejoindre à Magdebourg, dans son groupe d’entraînement. "Quand la guerre a débuté, beaucoup d’athlètes m’ont écrit pour savoir comment j’allais, comment allait ma famille, si j’avais besoin d’aide. Mais à ce moment-là je ne pensais plus du tout à la natation et à mon futur. C’était juste ma famille, ma vie."
“Tu ne peux pas dormir”
Dix jours plus tard, le couple décide qu’il est de son devoir de continuer à s’entraîner, aussi pour pouvoir rendre compte de la situation. Depuis un an, Mykhailo Romanchuk est donc installé à Magdebourg dans l’est de l’Allemagne. Quant à son épouse, Maryna Bekh, elle s’entraîne une partie de l’année à Magdebourg également, et l’autre partie en Italie. "Cela a d’abord été très dur. Parce que je regarde tout le temps les informations en provenance d’Ukraine, les attaques et tout ce qui se rapporte à la guerre. Aujourd’hui encore, c’est toujours le cas. Quand tu entends qu’il y a des alarmes annonçant un bombardement, tu ne peux pas dormir car tu penses à tes amis et à ta famille. Chaque attaque peut tuer des gens, c’est fou”.
Déboussolé, le corps dans l’eau mais la tête ailleurs, le nageur ukrainien passe à côté de sa finale des Mondiaux de Budapest sur le 1500m à la mi-juin et décroche le bronze sur le 800m. Le cœur n’y est pas. Il revoit à cette occasion sa mère et sa sœur pour la première fois, ainsi que son premier entraîneur qui bénéficie d’une autorisation spéciale d’une semaine pour quitter le front. L’ancien mentor, à l’instar du père de Mykhailo Romanchuk, s’est engagé dans l’armée lorsque la guerre a éclaté. "Il m’a dit: «Je vais défendre mon pays, ma famille, parce que je sais que mes enfants et Maryna doivent représenter le pays dans les compétitions internationales»".
"Tu voyais que c’était dur à l’arrivée, avec sa famille en Ukraine", se rappelle la nageuse néerlandaise Sharon van Rouwendaal, championne olympique du 10km à Rio. L’ancienne élève de Philippe Lucas a pris Romanchuk sous son aile à Magdebourg. Elle se souvient du mal qui le rongeait de l’intérieur: "Tu le voyais penser à ça. C’est marquant, parce que ça se voit qu’il fait son travail, qu’il fait tout à l’entraînement, mais tu le vois penser… Tu vois que ça marque. Et pour nous, c’est pareil. Quand il a gagné les championnats d’Europe cet été à Rome, ça m’a presque fait pleurer. Tu le vois pleurer, les émotions qui l’assaillent, et tu sais pourquoi." Deux mois plus tard, mi-août, Romanchuk décrochera la médaille d’or sur le 1500m aux championnats d’Europe à Rome. Une semaine plus tard, Maryna Bekh-Romanchuk sera elle aussi sacrée championne d’Europe du triple saut à Munich.
Le silence assourdissant de ses anciens coéquipiers russes
Le couple peut donc avoir des belles prétentions pour Paris 2024. S’ils y participent. Car Kiev a menacé d’un boycott en cas de présence des Russes et Biélorusses. “Ce serait une mauvaise décision pour l’Ukraine, prévient Mykhailo Romanchuk. Les Ukrainiens se battent en ce moment pour la liberté. Le boycott ne sera pas la bonne solution. Le monde doit savoir que nous sommes toujours forts et que nous nous battrons jusqu’à la fin. Même si nous n’avons pas de bonnes conditions d’entraînement, nous nous battrons jusqu’au bout. Le monde doit le savoir. Nous viendrons et nous montrerons le meilleur de nous, même si les résultats ne sont pas forcément très bons. Beaucoup d’athlètes qui sont morts pendant le conflit nous auraient supporté en ce sens”.
In fine, il ne voit qu’une “unique possibilité” pour les concurrents russes et biélorusses: “On en a beaucoup discuté avec ma femme. Je pense qu’ils pourraient intégrer l’équipe des réfugiés. Mais ça n’arrivera jamais, parce que cela signifie que leur retour au pays est impossible. Ils ont très peur de ça”.
Mykhailo Romanchuk a côtoyé plusieurs nageurs russes par le passé. Par exemple: Evgeny Rylov, sanctionné par la Fédération internationale de natation pour sa participation à une manifestation de soutien à la guerre, ou encore Kliment Kolesnikov, dans le cadre de l’ISL. "Avant la guerre, j’avais de bonnes relations avec certains athlètes russes. On discutait, on échangeait. Mais quand la guerre a éclaté, aucun d’entre eux ne m’a écrit. Personne ne m’a demandé si ma famille allait bien, comment était ma situation, si j’avais besoin d’aide… Aucun ne m’a écrit pour me dire qu’il ne cautionnait pas la guerre. Ce qui m’aurait permis de dire: 'Ok, cette personne peut participer aux JO'. Mais personne ne m’a écrit, ni à moi ni à ma femme. Quelle est ta situation? Tu as besoin d’aide? Si j’étais en vie tout simplement… Mais personne ne l’a fait. C’est ce qu’il y a de pire”.