L'édito de l'After: Kylian Mbappé, éloge de la rupture

Il y a un plaisir coupable à voir son ex mordre la poussière. Parce qu’elle nous a fait trop de mal. Parce qu’elle nous a fait trop de bien. On la voit se pavaner, ridicule, dans les nuits glaciales de villes inconnues. Elle est accompagnée d’autres naufragées en son genre. On sait au fond qu’elle nous cherche ou qu’elle nous fuit. Peu importe. On sait qu’elle sait. Madrid, Stockholm, Ajaccio, Madrid. On est resté planté pendant deux jours sur son Insta. Elle ne nous a toujours pas supprimé. Elle sait qu’on sait. On sait qu’elle sait qu’on sait. On ne dit rien mais on guette le faux pas qui nous donnera raison. Si toutes les ruptures sont douloureuses c’est on n’échappe jamais à la peine d’avoir autant aimer.
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La semaine dernière, Kylian Mbappé, capitaine de l’équipe de France, a passé deux nuits à Stockholm alors que son équipe jouait un match de la très prestigieuse Ligue des Nations sur terrain neutre et dans un stade hongrois à moitié vide. La photo du joueur déambulant dans la capitale suédoise a déplu. Devinant sous le masque chirurgical le regard inquiet de son capitaine, le supporter de l’équipe de France était pris en flagrant déni de réalité: Kylian préfère partir en congés plutôt que de se joindre à nous pour un match inutile. Ils sont nombreux à s’être tenus éloignés de cette fenêtre FIFA (De Bruyne, Vlahovic, Havertz, Vinicius, Lukaku etc). Pourtant ce n’est que de Kylian dont on a parlé.
L’époque résumée en une seule personne
Les réactions épidermiques ont fait émerger un paradoxe. On comprend et à la fois on condamne. Bien sûr, comme dirait DD, les joueurs font bien ce qu’ils veulent durant leurs jours de repos. On ne peut pas attendre d’un jeune millionnaire célibataire qu’il reste cloîtré à la Finca, prison pour famosos plantée dans un quartier ultra-sécurisé de la banlieue madrilène. Cela dit, on a beau se mettre à sa place, c’est plus fort que nous. On ne peut réprimer l'envie de l’attraper par le bout de l’oreille et de le ramener à la maison manu militari pour une explication. Sortir le jour d’un match? Ne pas s’ennuyer sur TF1 comme tout le monde? Se moquer ouvertement du monde? Comment oses-tu nous décevoir ? Quelle ingratitude.
A 25 ans, s’imaginant Pelé à la place de Pelé, il a déjà tout fait: remporté une coupe du monde, fait le tour de la Terre, la couverture de Time Magazine (“Leader de demain”), la bête de foire sur les écrans de Times Square, créé une fondation à sa gloire (Inspired by KM), un fonds d’investissement (Interconnected Ventures), racheté un club de football professionnel (SM Caen), fondé une société de production de contenus (Zebra). Au moment de signer au Real Madrid le 16 juillet dernier, Le Monde rapportait qu’il était désormais le patron d’une PME “de 25 personnes”. Moitié homme, moitié concept, parlant anglais avec l’accent texan et espagnol avec l’accent argentin, Kylian c’était l’époque résumée en une seule personne. Bonne nouvelle: l’homme vient de reprendre le contrôle du narratif.
"J’étouffe"
L’escapade suédoise a fait voler en éclat le profil Linkedin. En signant au Real Madrid, Kylian a réalisé son rêve le plus intime. Or, la philosophe Claire Marin l’écrit très bien, c’est dans ce genre d’accomplissement que se nouent — justement — les grandes ruptures. Un désir ancien est une liberté paradoxale: "ce qu’on a décidé, en toute conscience, avec conviction, courage ou plaisir devient notre carcan. Notre ancien désir s’est transformé en un piège. Faut-il continuer alors passivement à faire ce que les autres attendent de nous? Ce serait d’une certaine manière renoncer à soi". Quand le chemin emprunté semble tracé d’avance, quand à 25 ans, on a déjà réalisé tout ce qu’on avait imaginé, que reste-il encore à désirer? Il faut parfois bifurquer pour se retrouver. "Il n’est parfois plus possible d’être fidèle, ajoute-t-elle. La fidélité à ses amis, à un amour, à sa famille ou à soi-même devient intenable. Il est des loyautés qui ne sont plus des liens, mais une corde qui se resserre autour du cou. “J’étouffe”, dit-on alors." Jeudi soir dans les rues de Stockholm, Kylian Mbappé portait un tissu sur la bouche. Mais tout le monde a entendu son cri.