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L'édito de l'After: Les fables de la Fuente

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La victoire de l’équipe d’Espagne en finale de l’Euro a soulevé l’enthousiasme. Au centre des discours: les meilleurs ont gagné. L’idée est belle. Mais est-elle vraie? L'édityo de Thibaud leplat, rédacteur en chef de la revue de l'After.

Ils ont le triomphe orthodoxe. La sensation qui entoure la victoire de la sélection espagnole est celle d’un accomplissement moral. Luis de La Fuente après la victoire contre l’Angleterre dimanche soir assénaient quelques vérités de gymnases: "C’est du football, mais ce sont aussi des valeurs. (les joueurs) sont un exemple pour la société. Ambition, travail... Les jeunes devraient voir comme ils se tuent à la tâche au quotidien." C’est vrai qu’à la moindre réussite, c’est humain, on ne peut s’empêcher d’universaliser des maximes. Dans la vie, dans le foot, tout fonctionne un peu comme à l’école. On fait ses devoirs, on se tient bien en classe, on écoute les profs et à la fin on est récompensé. Louis De La Fontaine de conclure sa fable par une morale "chacun doit être comme il est. Je n’aime ni l’imposture, ni le cynisme (…). Je suis comme je suis. La vie finit toujours par te récompenser."

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On applaudit des deux mains le moraliste. Chacun peut maintenant y aller de sa métaphysique. Le sport serait l’école de la vie, dit-on. Mouais. Idée étrange. Qu’a à voir la règle du hors-jeu avec l’idée de justice immanente? Que peut bien avoir à dire un but marqué sur l’existence de Dieu? Qu’est-ce qui dans ce jeu-là nous pousse inévitablement à nous prendre pour des druides et à interpréter des volontés cosmiques cachées? Oui, il y a quelque chose qui cloche dans l’unanimité autour de cette équipe juvénile, chorale, offensive, égalitaire. On fait comme si tout était normal, comme si tout à coup le football était censé livrer des vérités générales sur la condition humaine, comme si le jeu ne se suffisait pas à lui-même, comme s’il fallait absolument rappeler la morale démocratique sur laquelle il repose. Les chroniques européennes confirment que l’Espagne a gagné deux fois: contre l’Angleterre et contre l’idée de l’injustice.

"La passion d’être égal"

C’est que, en sport, le meilleur doit toujours gagner. Si on a besoin de le rappeler, c’est bien que cette idée ne va pas de soi. Pourquoi le "meilleur" et pas "le plus fort"? Ce n'est pas exactement la même chose. On ne discute pas de la force, on ne la conteste pas, on ne se mesure pas à elle, on se contente d’en prendre acte et de s’y soumettre. C’est la morale de la guerre et de l’état de nature. C’est un fait massif, la vie humaine est un champ de bataille où ce n’est pas toujours le plus gentil qui l’emporte. C’est même plutôt souvent l’inverse. Il faut être "méchant", il faudrait "muscler son jeu" si l’on veut l’emporter un jour contre un réel récalcitrant. Le geste du sport moderne, quand il s’invente au milieu du XIXe, c’est de vouloir civiliser ces rapports de force et éviter de mourir en s’affrontant aux autres. Aussi, plutôt que de bêtement supprimer la violence, il l’organise à partir de règles communes et d’une utopie fondamentale: le mérite. "(le sport) met en scène l’image la plus populaire qui soit de l’égalité du mérite", écrit l’anthropologue Alain Ehrenberg; "ce que la vie devrait être pour chacun d’entre nous si elle était juste, voilà ce que formalise le sport; c’est la passion d’être égal qui est le ressort simultané de la modernité et de sa popularité."

La célébration de la victoire espagnole est un soulagement provisoire face aux performances erratiques de l’équipe de France de Didier Deschamps. Personne n’aime "la chatte à Dédé" même si elle a rendu pas mal de service. L’idéologie de la gagne est toxique parce qu’elle est individuelle. Personne ne peut s’identifier durablement à une équipe dont le seul objet est de gagner à la fin. Le but du jeu n’est pas le sens du jeu. Or, ce qui fait que l’Espagne de 2024 sera plus aimé que la France de 2018, 2022 et 2024, c’est qu’elle joue à la perfection la comédie de la méritocratie. Dans cet Occident crépusculaire où la liberté recule, où l’on tire sur des présidents, où l’on peine à se rassembler pour des idées plus grandes que soi, où l’idée de mérite est mise en doute à chaque débat politique, la victoire de la seule équipe (avec l’Autriche et la Suisse peut-être) qui a tenté d’interpréter le football comme un jeu collectif a quelque chose de rassurant mais aussi de profondément inquiétant. Une idée belle est-elle nécessairement une idée vraie?

Bienheureuse injustice

Car plus on vieillit, plus les trajectoires s’éclaircissent. On finit par s’en rendre compte. Tout le monde n'est pas l’Espagne. Tout le monde ne peut pas réussir selon les règles de la morale. Il y a toujours quelques Deschamps du quotidien pour vous prendre de court, quelques petites injustices qui menacent nos vies ordinaires, quelques sales coups du hasard à encaisser. Au fond, si le football a un tel pouvoir d’identification ce n’est pas parce qu'il est juste (quel ennui ce serait…) mais que paradoxalement il nous habitue patiemment à supporter l’injustice. Le meilleur ne gagne pas toujours — c’est le ressort principal de l’imprévisibilité des matchs. Le ballon n’arrive jamais par où l’on pense — une motte de terre peut changer le cours d’une vie. Les matchs ne se déroulent jamais comme prévu — c’est pour cela qu’on s’y rend. Le plus petit peut congédier le plus grand — c’est la version heureuse de l'injustice.

L’unanimité autour de l’équipe espagnole est donc une anomalie bienheureuse. Soyons lucides : que dirait-on si à la fin, le meilleur gagnait toujours? Quoi de plus ennuyeux qu’une compétition qui ne récompenserait que celui qui joue le mieux, qui est le plus gentil, qui est le plus docile? Si ce sport a quelque chose de diabolique c’est qu’il organise patiemment notre résistance à l’idée de fatalité. Rien n’est jamais acquis, tout recommence toujours, un ballon donné avec le pied est susceptible à tout moment d’être perdu. Le football moderne rejoue le pacte démocratique initial: je confie à la loi la préservation de l’égalité des chances. Ce faisant, le spectacle du football se trouve investi d’une exemplarité nouvelle en mettant en scène les principes contradictoires qui la régulent. Le meilleur gagnera-t-il à la fin? Peu importe. Il y aura toujours une nouvelle compétition à perdre.

Thibaud Leplat