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L'édito de la revue de l'After: City-Arsenal, le football contre les séries

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Dans l’infinie marée des images, le football est le dernier loisir à nous offrir encore un peu d’ennui. Plutôt que de s’en plaindre, chérissons-le. Bientôt, il sera trop tard.

"La sensibilité chez les modernes est en voie d’affaiblissement", écrivait Paul Valéry en 1935. Dimanche, après avoir cédé aux tambours et trompettes qui annonçaient un sommet entre Manchester City et Arsenal, on a fini par abandonner la chasse aux œufs et le gigot d’agneau. Pour s’éviter la corvée de résumer un match inoffensif, contentons-nous de renvoyer aux stats suivantes. Arsenal: zéro but, deux frappes cadrées, 0,66 xG. City: zéro but, une frappe cadrée, 1,02 xG. Ne pas oublier dans ce bilan quantitatif les kilomètres de sieste et les tunnels de regards qui se détournent vers le smartphone.

L’expérience de 90 minutes de vide a abouti à une cascade de réclamations répartie en deux équipes. La première, faisant mine d’avoir trouvé la rencontre "passionnante", invoque les motifs "tactiques" croyant se soustraire ainsi à la démagogie. L’argument ? L’absence de tout vertige est la conséquence d'approches trop similaires des deux coaches du jour. Arteta aurait parfaitement neutralisé les espaces entre les lignes dans son équipe et Guardiola parfaitement réussi à désarmer sa propre équipe. Ne jamais avoir l’air débordé, prévoir le passé, avoir toujours raison, tel est le secret des plus grands prestidigitateurs.

En face, plus radical, la team de ceux qui assument avoir perdu 90 minutes de temps de cerveau disponible mais pour de mauvaises raisons. Comme "spectateurs neutres" (sic), ils regrettent que la montagne du week-end ait accouché d’une souris. Le terme de "purge" revient sans retenue dans leurs bouches. Cet hommage discret à la thérapeutique médiévale dissimule mal l'agacement de la clientèle. On a même cru un moment entendre Gérard Piqué s’adressant à sa fanbase de Millenials en réseaux: "Le football est en compétition avec Netflix, Amazon, YouTube, TikTok. Chacun a sa limite de temps. Le foot durant 90 minutes n'est plus aussi excitant." 0-0 dimanche soir vers 19h10: c’est l'heure des promotions de fin de marché. "Le football est un spectacle", reprenons-nous en chœur en tendant nos factures. Fallait-il rembourser les clients de l’Etihad Stadium au nom d’un droit à être diverti ? Un jour on y viendra, vous verrez.

Vide à la demande

Curieusement, le même week-end, j'ai dévoré le dernier essai du camarade Bertrand Cochard Vide à la demande: critique des séries. Le philosophe y décortique la colonisation de notre temps libre par les séries et les plateformes qui nous en servent 24/7 jusqu’à en vomir. Il rappelait le terrifiant slogan de Canal + — qui au passage était historiquement le dealer de football avant d’être celui des séries — "ne confiez pas votre imaginaire à n’importe qui".

La colère des fans de Games of Thrones lors de la diffusion du dernier épisode sur cette même plateforme a quelque chose de familier pour les déçus de City-Arsenal. "Au bout de dix ans, ils apprennent, lors du dernier épisode, que tout l’univers fantastique qu'ils ont aimé n'était en réalité que le produit du rêve d'une jeune fille devant son école (…)", écrit Cochard.

Il poursuit — citant David Buxton — et décrit la colère qui prend face à autant de temps perdu: "Les séries dites 'feuilletonnantes' ne peuvent être suivies qu’à condition de dépenser (…) le "budget temps libre" dont on dispose. Cet investissement transforme le fan 'en une sorte d’actionnaire, en droit d’exiger des comptes et dont le producteur a intérêt à solliciter l’avis'. (…) La réclame de Canal+ permet aussi d’illustrer ce cas typique d'une pensée qui n’est jamais sortie de chez elle, qui n'a jamais fait que fantasmer son départ, pour se retrouver, après parfois des centaines de pages, le bec dans l’eau."

Il y a quelque chose, ici, d'intéressant à penser. Le football, comme les saisons de Games of Thrones, demande la dépense d’un précieux capital - le temps - qui transforme immédiatement le spectateur passif en client exigeant. Or, dans une économie de l’attention où la moindre minute de cerveau est sollicitée par une appli, un message, une vidéo de réclame, une compétition nouvelle; au temps où l’on passe le moindre trajet en bus, la plus petite file d’attente au supermarché à scroller sur nos téléphones, à écouter un podcast de cuisine, à regarder un documentaire sur un tueur en série; le quotidien est devenu tristement vide et plat s'il n’est pas occupé par des centaines de notifications.

Comme l’alcoolique ne supportera pas qu'on lui serve un Perrier Menthe pour lui épargner une nouvelle crise, la plus petite seconde de vide nous est devenue insupportable. C’est en cela peut-être que les temps qui viennent sont terrifiants (pardon pour l’instant Boomer). Par accoutumance au trop-plein, nous sommes en train de perdre l’expérience du vide c’est-à-dire, à strictement parler, du temps qui passe.

Forêt amazonienne

À la différence des séries, qui sont des fictions écrites, le football est l’un des rares spectacles où l'imprévu est encore le maître. Personne ne peut lutter contre le temps réglementaire. En dépit des assauts économiques pour lutter contre ses effets (concentration, MCO, Superleague…) et des vaines tentatives de domestication de la sauvagerie de ses règles (VAR, temps additionnel, règles du hors-jeu …), il résiste vaillamment à la voracité de l’économie de l'attention.

Il n’est pas encore possible de se plaindre du scénario d’une saison auprès d’un numéro vert (idée à transmettre à Vincent Labrune). On ne peut pas encore accélérer le match en direct. On ne peut pas binge-watcher une saison tout entière à la demande. Pourtant, les comportements addictifs qui fondent l’économie de ces plateformes, semblent bien avoir colonisé nos conversations de football. La preuve, le seul commentaire qui nous vient pour qualifier une rencontre qui a déçu, c’est l’adjectif suivant: chiant.

Or, ce jeu, parce qu’il résiste héroïquement aux assauts de la marchandisation de notre temps libre, parce qu'il est encore un îlot de subversion face à la voracité du commerce, parce qu’il est (pour l’instant) hermétique aux mauvaises idées, il est le dernier à nous offrir un peu de vide pour nous reposer de la marée des captologues patentés. Et si non, repensons à ces après-midis d’ennui qui ont changé une chambre d’enfant en un océan à traverser, un lit en forêt amazonienne, un carrelage en rivière de crocodiles. City-Arsenal nous a offert une après-midi de rêveries. Sur les murs de nos salons d’adulte, juste au-dessus de nos canapés usés, les archéologues du futur liront un jour cette mention en lettre d’or: "Au football, nos imaginaires reconnaissants."

Thibaud Leplat