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L'édito de la revue de l'After - Le crime de Kylian Mbappé

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La vidéo d’adieu de Kylian Mbappé a déplu. Trop de mots, pas assez de drame. Le génie français quitte la France dans une drôle d’ambiance. La série Netflix a mal tourné.

"C’est difficile, je ne pensais pas que ça serait si difficile de quitter la France, la Ligue 1, un championnat que j’ai toujours connu mais je pense que j’avais besoin de ça. Un nouveau challenge après 7 ans. Je sais que je n’ai pas toujours été à la hauteur de l’amour que vous m’avez donné pendant 7 ans." Sur le modèle du post de Jürgen Klopp du 26 janvier dernier annonçant son départ de Liverpool, la vidéo de Kylian Mbappé était censée susciter l’empathie. Elle a provoqué le contraire: le lynchage en règle.

Certains lui ont reproché de n’avoir pas un mot pour son président, d’autres un manque de sincérité dans ses propos, d’autres encore de ne pas l’avoir fait avant. Bref, Kylian a déplu. On ne s’arrache pas si facilement du plancher des ruminants.

Une saga interminable

La cause était entendue depuis deux ans. Les épisodes de la saga entretenue par les deux parties serviraient de circonstances aggravantes au crime d’être le plus fort: prolongation surprise en mai 2022, lettre avertissant que l’année en option ne serait pas levée (dès juillet), interview dans le New York Times le 6 septembre ("partir libre n’est pas la meilleure façon de partir"), affaire dite du "pivotgang" en septembre, élimination contre le Bayern début 2023 ("notre maximum, c’est ça, c’est la vérité"), départs de Neymar et Messi en juillet, ultimatum du PSG au 31 juillet, mise à l’écart le 21, rédemption en août, décision de partir le 13 février, instrumentalisation de la tension par Luis Enrique (3 matchs complets depuis la nouvelle), entremise du président Macron auprès du Real Madrid pour les JO et enfin, en trois jours, cette vidéo qui ne plaît à personne (le 10 mai), le Parc qui siffle son nom mais finit par l’acclamer quelques minutes plus tard et Luis Enrique qui en rajoute en lui refusant l’hommage de son public.

Le coach tout-puissant a même osé un curieux "si je l’avais fait sortir au bout de 85 minutes pour une ovation, certains auraient été en colère". On espère que la clientèle aura apprécié.

Le fort et les faibles

Objection immédiate: 72 millions d’euros par an, ça vaut bien une petite gifle de temps en temps, non? Mouais. Malheureusement, faute de données objectives, on ne sait pas quel est le cours de la mornifle sur le marché de l’ingratitude. C’est que, sans doute, l’essentiel est ailleurs.

Car ce qui frappe ici, ce n’est pas la légitime déception sportive mais la virulence de la disgrâce. En effet, quand on écoute les critiques les plus renseignés, ce n’est pas à une analyse sportive à laquelle on est confronté mais à un inventaire de reproches personnels. On ne lui en veut pas pour ses performances — et pour cause c’est impossible — mais pour ce qu’il n’a pas fait, ses intentions cachées, ce qu’il est, représente, désire. Bref c’est systématiquement l’homme qui est visé, rarement le joueur.

Pour éclaircir ce phénomène il faut convoquer Nietzsche, philosophe à contre-courant, et sa théorie du ressentiment. Elle tient en un mot d’ordre: "il faut protéger le fort des faibles". Le fort est seul, les faibles sont la majorité. Si l’arme du fort est le génie, celle des faibles, c’est le nombre.

Cette quasi unanimité octroie aux meutes le pouvoir de transformer la morale du génie en "devoir d’exemplarité" et la liberté qui le caractérise en responsabilités les soirs d’élimination. Nietzsche précise dans la Généalogie de la morale qu'"on dirige ici un regard vert de fiel et sournois contre la réussite physiologique elle-même, particulièrement contre ce qui est l’expression, la beauté, la joie; alors le ratage, l’étiolement, la douleur, l’accident, le laid, le dommage volontaire, la dépersonnalisation, l’autoflagellation, le sacrifice de soi suscitent un sentiment de satisfaction et sont recherchés".

Si Mbappé n’est pas aimé c’est que, d’après les meutes toutes puissantes, il n’a pas encore assez souffert pour leur ressembler. Ne nous y trompons pas: dans cette sombre affaire, l’échec n’est pas là pour être regretté mais plutôt célébré comme la vengeance imaginaire de la meute sur le génie trop encombrant.

Slip et pantalon

Car, enfin, qu’est-ce qui rend cette vidéo d’adieu agaçante pour les plus intraitables censeurs? L’absence de vulnérabilité. Dans une époque épuisante où les émotions visibles sont guettées comme le seul gage d’authenticité et où même Batman ne veut plus être Batman (cf l’insupportable trilogie de Nolan), on peine à prendre au sérieux un footballeur qui n’a jamais eu mal nulle part (4 matchs manqués en 2023-2024).

Au fond, Mbappé souffre du complexe de Superman. Il sait bien qu’il aura beau sauver le monde à chaque épisode, les hommes ne l’aimeront jamais autant que Clark Kent, son meilleur déguisement. Tel est le génie de Superman (en plus de porter son slip par-dessus son pantalon): se déguiser en terrien myope et gaffeur pour passer inaperçu.

La morale des bonnes histoires est toujours la même: le génie est une menace pour l’ordre établi. Quoi qu’ils en prétendent par ailleurs, les hommes s'identifient plus facilement à Frodon, Ron Weasley ou Ousmane Dembélé qu’à Achille, Harry Potter ou Bruce Wayne. C’est la vulnérabilité qui suscite l’identification, pas la force ni l’habileté. Le crime de Mbappé est de n’avoir jamais pleuré en public. C’est que sans doute, la pudeur, vieux trait de caractère héroïque, n’a plus grande valeur sur le marché des émotions.

Thibaud Leplat