"Bien sûr que j'ai marqué": Abdelatif Benazzi revient sur le traumatisme de la défaite de Durban en 1995

RMC SPORT: Depuis dimanche, vous avez parlé combien de fois de cette rencontre?
Je ne compte plus. C'est vrai que ça revient toujours cette histoire. Moi j’ai fait le deuil depuis très longtemps et c'est vrai que ça fait partie de moi aujourd’hui. Je pense que je vais me faire un t-shirt où je vais noter "J’ai marqué" pour me balader dans la rue, comme ça les gens ne vont pas me poser la question. Cela fait partie de mon histoire. Et puis c'est plutôt sympathique, je vais prendre ce côté-là. À chaque fois qu'il y a un France-Afrique du Sud, l'histoire se répète et il faut la réexpliquer. C'est un moment de sport important qui nous prive d’une Coupe du monde que l’on pouvait gagner. Malheureusement, la politique est passée par là donc il faut faire avec.
Est-ce que cela a été facile de faire le deuil de ce match-là?
Honnêtement, ça a duré une semaine parce que j'ai essayé de relativiser. Dans la vie, j'aime toujours passer le plus vite possible à autre chose. Quand j'ai vu la finale avec Nelson Mandela, j’ai essayé de faire passer la pilule avec philosophie, en me disant que ça pouvait arranger les choses dans leur pays puisque ce pays avait été gangrené par la discrimination et la perversité auparavant. On avait fait une tournée en 1993 en Afrique du Sud. Je n’avais pas pu jouer à cause d’une blessure mais j'étais sur le terrain et sur le township, je voyais des choses choquantes. Les Sud-Africains de couleurs me disaient: "Les blancs nous donnent des prénoms anglo-saxons pour qu'on puisse renier nos origines". Mais quand je vois la réponse en 1995, ce que le rugby, la Coupe du monde, a apporté en termes d'union, je me suis un peu apaisé. Après cette équipe a gagné la Coupe du monde, mais à quel prix? Il y a des questions qui se posent aujourd'hui sur la disparition de quatre joueurs. Alors est-ce qu’il y a eu du dopage ou pas? Est-ce qu’il y a eu des tricheries avec l'arbitre? Le même arbitre qui a fait le match Afrique du Sud-Australie en ouverture puis celui de la France. Pourquoi cet arbitre a reçu en cadeau une montre en or au dîner officiel à la fin de la Coupe du monde? Tout ça, ce sont des questions qui me rendent un peu malade. Mais encore une fois, je suis passé au-dessus et puis j’ai continué ma vie.
"Je demande solennellement à cette Équipe de France actuelle de nous venger"
Christian Califano a toujours du mal à parler de ce match, Pierre Berbizier n’a toujours pas revu la rencontre. Vous comprenez pour eux la difficulté à digérer cette défaite?
Cela sera toujours compliqué pour eux. En plus il n’y a pas longtemps, il y a eu une cérémonie avec les capitaines champions du monde. Et là François Pienaar a déclaré: "S’il y avait eu 40.000 spectateurs français dans le stade de Kings Park, il y aurait eu essai". Donc là, on va offrir 70.000 spectateurs au Stade de France ce week-end et j'espère que l'arbitre sera sous pression et qu’on gagnera contre l'Afrique du Sud. Je demande solennellement à cette Équipe de France actuelle de nous venger et ils sont capables de le faire, sans penser bien sûr à notre histoire. Ils sont capables de le faire sportivement et humainement car c'est une équipe qui est capable de battre tout le monde. Mais encore une fois, le fait de recevoir la Coupe du monde et de pouvoir jouer les Sud-Africains devant notre public, c'est à nous d'en profiter, rugbystiquement parlant, mais aussi par cette pression et ce seizième homme que sera le public qui va faire chavirer le stade pour essayer de soutenir nos Bleus, pour qu'on puisse enfin les battre.
Quels souvenirs vous gardez de ce match de 95 qui s'était joué dans des conditions apocalyptiques?
C'était de l’amateurisme. On nous fait sortir deux fois dans le couloir en nous disant qu'on allait rentrer sur le terrain mais en fin de compte, on était seul dans le couloir. Eux, ils ne sont pas sortis. Ils ont tout essayé pour nous déstabiliser. On est resté deux heures et demie à attendre. Aujourd’hui un match comme ça, il ne se jouerait pas parce que d'abord le terrain était impraticable, le ballon ne rebondissait pas. Si c'était à refaire aujourd’hui, on serait champions du monde. Mais encore une fois, c'est avec plaisir que j’en parle, même si parfois ça me gave, surtout quand je vois mes amis Sud-Africains de l'époque, François Pienaar et les autres. Cela fait toujours partie de nos discussions, on rigole. On me dit toujours: "Abdel, merci de nous avoir donné un coup de main".
Et cet essai alors, vous l’avez marqué?
Ah bah oui, attendez! Vous me posez la question, je le vois encore. Je vois encore le pauvre James Small, qui n’est plus là aujourd’hui, qui essaie de pousser le ballon pour qu’on ne puisse pas le voir sur la ligne... Mais quelle ligne d’ailleurs? Est-ce qu'il y avait vraiment une ligne avec cette pluie-là? Cette action-là, je vais le dire encore une fois avec philosophie: c'était le destin. Si je le refais aujourd'hui avec un genou en bois, 55 ans, lancé comme un obus comme à l’époque, même si vous me mettez dix mecs devant moi, je marque cet essai. Ça a été arrêté par le destin et pour permettre à l’Afrique du Sud de gagner. Il y a cet essai, mais il n’y a pas que le mien. Il y a celui de Galthié qui a été refusé. Cette succession de mêlées, aucun essai de pénalité. Qu’est-ce que vous voulez? C'était un autre temps. Encore une fois, arrêtons d'être gentils et profitons enfin de cette Coupe du monde, chez nous en France, pour avoir ce bloc national qui montrera qu’on est capables de gagner sportivement.
"L'Équipe de France est largement au-dessus"
Vous avez été invité aussi pour la première d'Invictus. Vous avez l'impression de faire partie de l'histoire de l'Afrique du Sud aujourd'hui?
Oui, toute l'Équipe de France. Oui, on fait partie de ce moment d'histoire, j'en suis fier, honnêtement. Quand je vais en Afrique du Sud pour voir des amis, les anciennes générations en parlent toujours. On est toujours bien reçus. Voilà, ça fait partie de notre histoire. Et comme je le dis encore, si ça a pu arranger les affaires des peuples sud-africains, tant mieux. On est déçus sportivement mais humainement, j'ai gagné une Coupe du monde.
On parle beaucoup de la physicalité des Sud-Africains, vous pensez les Français capables de rivaliser dans ce secteur-là dimanche soir?
Nous non plus, on n’est pas des tendres. Ce sont des matchs qui sont excitants à jouer. On connaît les Sud-Africains et leur jeu, ça va être violent, c’est sûr. Il faut dire aux gens que le rugby c'est aussi autre chose. Sur ce match, ça va être vraiment électrique. On est capables de rivaliser bien sûr, mais on est aussi capables de proposer autre chose. On n'est pas que des brutes, on est capables de varier le jeu. On a une équipe qui est meilleure que la leur, il faut en être convaincu. L'adversaire est dur, il est là, il va défendre son titre mais on n'a pas envie de s'arrêter en quart de finale. Avec beaucoup de modestie, je pense que l'Équipe de France est largement au-dessus rugbystiquement et mentalement sur cette Coupe du monde parce que tout a été fait depuis des années, il y a des indices qui ne trompent pas. Toute la Fédération s’est mise derrière pour lui donner de grands moyens. On est là aujourd'hui, et physiquement on est au pic de forme. J’ai la chair de poule d’en parler. Ce sont des matchs comme ça qui sont excitants à jouer. C'est le rugby, c'est beau, on va se rentrer dedans mais en même temps on aura des génies derrière qui vont nous faire chavirer le cœur en marquant des essais, c'est sûr.