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"En 2015, on n’avait pas le droit de faire ça face aux Blacks": Thierry Dusautoir raconte ses Coupes du monde

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La Coupe du monde au Japon, ça démarre cette semaine. Thierry Dusautoir est un témoin privilégié pour évoquer le rendez-vous planétaire: il en a disputé trois (2007, 2011, 2015). Appelé de dernière minute pour la première, en France, à deux doigt d’être champion du monde lors de la deuxième, il reste très marqué par l’humiliation subie lors de la troisième et du quart de finale face aux All Blacks (62-13), son dernier match en Bleu. Anecdotes, grands moments et souvenirs, le recordman des capitanats pour le XV de France (56) se livre sans retenue sur ses expériences de Coupe du Monde. Captivant.

Thierry, si on reprend votre histoire avec la Coupe du monde de manière chronologique, il faut revenir à l’édition de 2007 en France. L’histoire est belle car vous êtes appelé de dernière minute avec le forfait du Clermontois Elvis Vermeulen. Et votre parcours va faire de vous un titulaire en cours et fin de compétition… 

Oui mon parcours et pas mal de travail. C’est vrai que j’étais la cinquième roue du carrosse. Souvent, lors des interviewes à cette époque-là, on me demandait si je me sentais bien dans cette position. Mais moi, j’étais très content d’être là! Ma philosophie à ce moment-là, c’était de me dire: "Tu es mieux ici que dans ton fauteuil, à regarder la Coupe du Monde à la télé. Et dans le pire des cas tu auras une place au stade, un bel endroit pour regarder cet événement magique". C’est une Coupe du Monde en France. Effectivement, je n’étais pas dans la première liste. J’intègre le groupe à la faveur de la blessure d’Elvis et en réalité, c’était plutôt simple pour moi à gérer, car je n’avais pas de pression. J’avais juste à donner le maximum pour remonter les rangs du classement petit à petit. Du coup, j’ai très bien vécu cette préparation-là, c’était vraiment très agréable. Et effectivement, j’ai eu la chance de gagner une place de titulaire en milieu de compétition et de la terminer ainsi. 

Prend-on la mesure de la dimension d’un tel événement quand on est joueur? Vous avez fait trois Coupes du Monde et souvent, vous, joueurs, êtes dans des milieux très cloisonnés. Mais il y a-t-il des moments de contact qui vous font prendre conscience de tout ça? 

Je pense que toute la préparation, le processus qui amène à participer à une Coupe du monde, fait prendre conscience que c’est un événement exceptionnel. On va rencontrer toutes les équipes du monde entier, être réunis dans le même pays, ça oui, on le sent venir. Mais ça, je l’ai surtout ressenti en France. En étant chez nous, avec toute la publicité qu’il pouvait y avoir autour, tout l’engouement lorsqu’on sortait de Marcoussis, dans les différents endroits où on allait pour s’entraîner, sur les stages, on sentait qu’il y avait le public derrière nous. Il y avait pas mal d’engouement autour de Seb (Chabal) et sa barbe. (Sourire.) Le public commençait à le découvrir et il y avait beaucoup de monde qui nous poussait. Comme toutes les équipes nationales françaises qui ont la chance de jouer une compétition en France, les supporters vous portent. 

En 2007, comme les Bleus au Japon pour leur premier match (21 septembre), vous retrouvez l’Argentine en poule. La rivalité est-elle toujours aussi forte entre les deux équipes? 

Je pense qu’elle est un peu moins importante. Elle était exacerbée à l’époque parce qu’on jouait contre des coéquipiers, trois quarts de l’équipe d’Argentine jouait dans le Top 14. On se connaissait tous très bien. Et c’est vrai qu’il y a avait eu pas mal de rencontres avant 2007 avec des victoires de l’Argentine. Donc il y avait un antagonisme assez important, avec une équipe de chambreurs en face. C’était particulier de jouer les Pichot, Roncero, Ledesma, que ce soit pour eux ou pour nous. Et le fait de perdre ce match (12-17, ndlr), c’était comme un cataclysme. En fait… Pffff. C’était comme s’ils avaient coupé le son et les lumières de la fête! Je me rappelle très bien de l’ambiance, j’étais remplaçant. Je n’étais pas rentré, donc j’avais eu tout le loisir d’observer ce qu’il se passait dans les tribunes, l’atmosphère. Les supporters ne pouvaient pas y croire. Voir l’équipe de France perdre contre l’Argentine, sur le premier match au Stade de France… Ça sonnait un peu la fin de la Coupe du Monde avant l’heure. Avant même qu’elle n’ait commencé. C’était un moment vraiment très intense. Aujourd’hui, je pense que c’est différent. Parce que la nouvelle organisation du rugby argentin fait qu’il y a de moins en moins de leurs joueurs à l’extérieur. Ceux qui y jouent ne sont pas sélectionnables, sauf dérogation et certains cas. Donc il y a moins de contacts, de complicité peut-être et d’antagonisme entre les joueurs aujourd’hui. Mais ça reste un match très important et je souhaite que l’équipe de France connaisse une autre issue que nous avons pu connaître en 2007.

Thierry Dusautoir (à gauche) s'explique avec un Argentin lors de la Coupe du monde 2007
Thierry Dusautoir (à gauche) s'explique avec un Argentin lors de la Coupe du monde 2007 © Icon Sport

Que s’était-il passé ce jour-là? Le piège argentin s’était refermé sur vous? Au-delà de leur talent, il y avait trop de pression sur l’équipe de France? 

Quand on organise un événement comme celui-là, c’est effectivement un contexte particulier. Maintenant, parler de "trop de pression", je ne sais pas. Il faut saluer la qualité des Argentins, qui avaient à l'époque des joueurs de talent, mais qui savaient aussi s’accrocher aux branches et être dans tous les coups. La particularité de cette équipe-là, c’est qu’elle savait nous faire déjouer. En nous parlant, en nous tirant les maillots… C’était des joueurs qui nous connaissaient très bien. Donc je pense que ce n’est pas forcément "la pression". On ne peut pas parler de ça quand tu te prépares pour un tel événement, mais plus la qualité de l’équipe adverse. Peut-être que nous n’avions pas su contrôler le match, en prenant trop de risques à un moment donné, et ça s’est retourné contre nous. Ils avaient été juste meilleurs que nous ce jour-là. 

Cet antagonisme avait quand même été loin, notamment lors du match pour la troisième place… 

(Rires.) Effectivement. On avait un état d’esprit revanchard, on va dire. On avait vraiment envie de rattraper le coup du premier match. On est allé un peu trop loin dans l’agressivité. C’est un mot fort mais on voulait se venger de l’humiliation du premier match. Et quelque part, ça nous a fait sortir du match. Je me rappelle de certaines actions, des trois contre un que l’on joue mal, une agressivité pas bien placée. Et finalement, on leur avait fait tout le travail quelque part parce qu’il en fallait peu pour nous faire disjoncter ce jour-là. Et on perd de trente ou quarante points (victoire de l’Argentine 34-10, ndlr), ça a été une défaite assez lourde qui représentait énormément pour eux. Et nous on sort par la petite porte de la Coupe du Monde. Donc c’est une fin qui a été triste. Mais après, je pense aussi qu’on était encore sous le coup de la déception d’avoir perdu contre les Anglais. Parce qu’on avait pris sept points d’entrée, qu’on n’a jamais pu déployer le jeu qu’on aurait souhaité jouer de jour-là. C’est un ensemble de choses qui a pas préparé ce match de la meilleure des façons. On ne lui a pas donné l’importance qu’il avait à ce moment-là. Et en face, on avait des Argentins qui étaient ultra-motivés. Ils n’ont jamais fait mieux que cette troisième place en Coupe du monde et ils s’en souviennent encore. Ils en parlent encore là-bas. Pour eux c’est resté un grand moment et pour nous un moment à oublier.

Il valait mieux ne pas savoir comprendre l’espagnol sur le terrain à ce moment-là… 

Moi je ne le parlais pas à l’époque mais ils savaient très bien parler français et quels mots employer pour nous piquer... (Sourire.)

Ça vous fait sourire aujourd’hui ? 

Oui, parce que ça me rappelle des choses, des attitudes, des gestes… Mais bon ça fait douze ans, c’est vieux maintenant. Ça reste quand même un bon souvenir, avec le recul. Il vaut mieux avoir la chance de participer à ces événements-là, parce que même si sur le moment c’est douloureux, il y a de très, très grands joueurs dans le rugby mondial qui n’ont jamais eu l’opportunité de jouer des Coupes du monde. Il faut savoir mettre des choses dans leur contexte aussi. Mais bon avec le temps, ça aide. 

"En 2007, l’intensité du moment face au Haka"

La défaite inaugurale met les All Blacks sur votre chemin, en quart de finale à Cardiff… 

Oui mais avant ce match-là, il y a eu le révélateur irlandais, qu’on a très bien négocié (victoire 25-3, ndlr). J’ai en tête un très bel essai marqué par Vincent Clerc, sur un coup de pied de Fred (Michalak) derrière une mêlée. Quelque chose que l’on avait préparé mais qu’ils exécutent tous les deux à la perfection. Il y avait un certain enjeu à ce match là et on le passe très bien. Et quand on prépare le quart de finale, on va le jouer à Cardiff, ce qui est un peu incongru pour une Coupe du monde en France. Et on était, comme souvent, annoncé perdants. C’était assez difficile de s’extraire de cette atmosphère-là, pour préparer le match et donner 100% de nos moyens avec la concentration nécessaire. Ça a été un gros travail mais surtout un grand moment. Un grand moment de cohésion.

Il y a l’épisode du Haka, où vous allez au contact des Blacks. Est-ce que vous vous souvenez, douze ans après, des détails, de l’intensité? Que vous reste-t-il de ça?

Oui, je m’en souviens. Je m’en souviens très bien. Le drapeau bleu, blanc rouge, qu’on avait essayé de constituer avec nos tee-shirts. Je crois même qu’on l’a mis à l’envers sur le moment. (Sourire.) Le fait qu’on soit sur la même ligne, les regards et l’intensité. C’est après ça qu’ils ont interdit aux équipe de dépasser la ligne des 40 mètres. C’est pour vous dire l’intensité qu’il pouvait y avoir à ce moment-là. Je pense qu’ils étaient un peu surpris de notre action. Mais ça reste un bon souvenir parce qu’on a gagné le match! Moi je me rappelle qu’en face, j’avais Luke Mac Alister. On en a même parlé régulièrement pendant ses années à Toulouse, c’était marrant. Pour eux aussi c’était un grand moment. Cet instant-là a été vécu comme un traumatisme important, mais qui a déclenché une adaptation de leur politique en Nouvelle-Zélande et qui les a amenés à gagner deux Coupes du monde d’affilée. Mais oui, Luke m’avait dit qu’ils avaient été surpris par ce geste-là. Pour eux, ça avait électrisé ce moment-là et ça l’avait rendu plus excitant.

Que se passe-t-il dans votre tête durant ce moment? C’est bouillant? 

Euh… oui, c’est bouillant. Mais je suis juste concentré sur l’objectif, qui est de, je ne sais pas si on peut dire gagner, mais je me rappelle ce que nous avait dit Fabien Pelous la veille du match: il nous avait demandé de ne pas se projeter au moment de rentrer sur le terrain. De ne pas penser à la 80e minute. De faire des points, petit à petit. Après chaque touche, chaque action, savoir si on a réussi. Avancer comme ça et gagner un ensemble de batailles, qui nous permettront quelque part de gagner ce match-là. Et de ne jamais se projeter trop loin, même si à la 60e on est devant. Toujours rester concentrés sur notre objectif. Ce discours-là m’avait marqué et j’étais concentré là-dessus. Je savais que ça allait taper très fort. Pour moi, encore aujourd’hui, même si l’équipe actuelle des Blacks est exceptionnelle, c’est celle de 2007 qui m’a le plus marqué, le plus impressionné. Les joueurs qui la composaient étaient impressionnants. Faire une hiérarchie chez eux, c’est assez compliqué, mais moi cette équipe-là m’a vraiment marqué.

Thierry Dusautoir et les Français (à droite) face au haka des All Blacks lors de la Coupe du monde 2007
Thierry Dusautoir et les Français (à droite) face au haka des All Blacks lors de la Coupe du monde 2007 © Icon Sport

C’est votre naissance sous le maillot bleu (ce jour-là, pour sa sixième sélection, il marquera un essai et réalisera le chiffre hallucinant de 39 plaquages, ndlr)? 

Oui, c’est un peu ce match qui m’a révélé, même si j’avais déjà quelques sélections. Mais l’atmosphère autour de ce match, son importance et l’issue ont mis un éclairage particulier sur moi et la performance du jour. Donc effectivement, à partir de ce jour-là, j’ai gagné mes galons sur la scène internationale. Et ça a été le début d’une longue histoire sous le maillot bleu.

Cette tension, cette intensité, la retrouvez-vous en 2011 pour la finale ?

C’est un contexte un peu différent, où nous sommes, depuis un an et demi déjà, très critiqués et à juste titre sur nos performances. Il y a pas mal de tensions dans le groupe sur la préparation. Et le fait d’avoir perdu contre le Tonga a été quelque part un électrochoc pour tout le monde. On s’est dit : "Mais attendez, on est en train de passer à côté de notre Coupe du monde. On a des bons joueurs, on a une bonne équipe mais on était à un essai de se faire sortir de la compétition par le Tonga. On est en train de jeter à la poubelle quatre ans de travail parce qu’on ne met pas la bonne énergie. Dans la construction de nos matches, on n’est pas dans le bon état d’esprit." Et donc ce processus-là, qui a duré pendant trois semaines nous amène à la finale, où, comme toujours, on nous annonce perdants. Et avec une atmosphère un peu hostile autour de l’équipe de France. Avec la critique des journalistes français, à laquelle nous étions habitués, mais aussi celle des journalistes étrangers, qui sont un peu plus sévères, un peu plus méchants. Ça nous touchait un peu quand même. Au lieu de nous inhiber, ça nous a donné envie de montrer qu’on était des athlètes de haut niveau. Et c’était super parce qu’on avait envie de contrer ce Haka-là, on l’a fait de cette façon-là. Et c’est surtout le match qui suit qui rend belle la réponse au Haka.

"En 2011, après le Tonga, mes trois plus belles semaines en Bleu"

Justement, l’équipe de France retrouve le Tonga en poule au Japon. Avez-vous eu, de votre côté, de la suffisance au moment de les jouer?

Non, je ne pense pas que ce soit de la suffisance. Mais on n’y était tout simplement pas. Parce qu’on a analysé le match ensuite et… pffff... (Il souffle longuement.) On a été capable de rater des surnombres. Quand vous avez l’ensemble de vos adversaires qui sont concentrés de la touche au second poteau et que vous avez toute la largeur pour attaquer et que malgré ça, vous continuez à faire des picks-and-go, c’est que n’y êtes pas du tout. On n’était peut-être pas suffisamment concentré et cette frustration que nous avons emmagasiné tout au long du match ne nous a pas permis de trouver les solutions de façon claire. Sur chaque action, on se faisait punir par l’agressivité des Tongiens qui eux ont fait un grand match ce jour-là. Mais en tout cas, ça a été un moment vraiment pénible à vivre, très difficile. Et après le match, on ne voulait plus passer par ce genre de choses. On avait vraiment envie de s’approprier la Coupe du monde, ce qu’on n’avait pas fait jusqu’à présent. Et ça a été une belle histoire. Ces trois semaines, pour moi, sont les plus belles que j’ai pu vivre sous le maillot bleu. Parce qu’on a été très loin dans nos rapports et la cohésion que j’ai pu avoir, donc c’était vraiment chouette. 

Avec une équipe assez expérimentée, beaucoup de capitaines en club… 

Très expérimenté, beaucoup de qualité, mais aussi beaucoup de caractère. Alors le bon côté, c’est que lorsque c’est compliqué pendant les matches, il y a pas mal de répondant. Et la difficulté, c’est de gérer au quotidien ces caractères-là. Mais c’est bien, c’est bien. Il vaut mieux avoir trop de caractères que pas assez. Et c’est vrai que lorsque l’on regarde l’équipe à ce moment-là, que ce soit le palmarès, l’expérience sous le maillot bleu et l’âge, c’est vrai qu’on avait une équipe qui était parfaite à ce niveau-là.

Il s’est dit beaucoup de choses à ce moment-là. Est-ce que les joueurs prennent le pouvoir? Le sélectionneur, Marc Lièvremont, comprend-il que les joueurs se prennent en main et ont l’expérience pour ça? 

Je ne vais pas parler à la place de Marc. En revanche, on a pris notre destin en mains, dans le sens où on s’impliquait beaucoup plus qu’on ne le faisait avant, en utilisant cette expérience dont j’ai pu parler pour apporter le meilleur. Chacun apportait le meilleur à l’équipe. Et on s’est rendu compte que c’est ce qui nous faisait avancer. Parce qu’on adhérait tous autour de ce qu’on était en train de reconstruire. Et finalement, on n’a pas gagné, on n’a pas été champions du monde, mais on a fait bonne figure. Donc au crédit du staff, c’est qu’il a su nous laisser prendre l’espace qu’on souhaitait prendre à ce moment-là et assumer nos responsabilités.

Thierry Dusautoir (à gauche) après la défaite des Bleus face au Tonga lors de la Coupe du monde 2011
Thierry Dusautoir (à gauche) après la défaite des Bleus face au Tonga lors de la Coupe du monde 2011 © Icon Sport

Jusqu’à cette finale où vous faites trembler le peuple néo-zélandais. Ça se joue à très peu (défaite 8-7, ndlr). Y pensez-vous encore?

Bien sûr. C’est très dur d’oublier. Parce que… (Il marque une pause.) Parce qu’il y a quelque chose qui est très marrant: quand on fait une grosse performance et après l’euphorie de celle-ci, on pense que ce n’est pas si dur et qu’on peut revenir à la refaire. Et on oublie tous les moments difficiles et tout le travail qu’il y a eu. Mais la réalité, c’est qu’on n’est pas revenu en finale en 2015, ça s’est plutôt mal passé. Mais peut-être qu’à la lumière de cette expérience-là, on se rend encore plus compte de l’exploit du moment. Et c’est vrai qu’on a été frustrés de ne pas ramener la Coupe du monde en France. On n’a pas réussi à marquer des points quand il a fallu. On aurait pu mériter une ou deux pénalités de plus qui auraient fait la différence. Mais l’un dans l’autre, on a donné le maximum ce jour-là. Et ce que je veux dire, c’est qu’on n’aurait pas pu faire mieux en tant qu’équipe. Donc à partir de là, quand je pense à ce moment, je suis assez léger. Je me dis que ce sont des coups du sort qui ne nous ont pas fait gagner. Mais nous avons été au maximum de nos capacités. C’est le plus important aussi.

Dans le vestiaire avant ce match, vous avez parlé durant le discours à vos coéquipiers de leur club d’origine. Où avez-vous été chercher cette idée?

J’ai parlé des clubs formateurs de plusieurs. Pas de tous, car certains je ne les connaissais pas. En fait, je leur ai dit qu’on allait emmener les Blacks chez nous. Etant donné qu’on était à 20.000 kilomètres de chez nous, éloignés de tout et assez isolés, physiquement mais aussi psychologiquement car on ne ressentait pas de soutien en tous cas, l’idée était de dire qu’on allait faire de cet endroit-là un endroit familier. Qui nous tenait à cœur. Et que quelque part; on allait faire voyager toutes nos familles et nos amis jusqu’à Auckland. Donc il fallait qu’on se mette dans ces dispositions mentalement, pour se sentir à l’aise et faire fi des 40.000 Néo-Zélandais qui étaient là et surtout des All Blacks qu'il y avait en face.

"Toujours se méfier du pragmatisme anglais... mais toujours s’en inspirer"

Au Japon, les Bleus vont affronter l’Angleterre. Une nation qui vous a fait mal en 2007 en demi-finale et que vous avez ensuite battu en 2011 en quart. Mais pour revenir à 2007, après votre exploit face à la Nouvelle Zélande en quart de finale, les Anglais n’étaient pas favoris face à vous en France… 

Non, d’autant plus qu’on avait battu les Blacks. Mais je pense qu’on avait laissé beaucoup d’énergie dans cette bataille-là. Et tactiquement, on n’a pas réussi à changer de braquer, on est resté sur la même attitude qu’en quart de finale. Même si je me rappelle de Bernard Laporte à la pause qui nous disait: "Les gars, il faut jouer, vous êtes en train de passer à côté de votre demie". Et on n’a pas réussi à se mettre en ordre de marche, même si j’ai en tête une action de Seb (Chabal) et Vincent (Clerc) qui sont à ça de marquer un essai qui peut faire tout basculer. On se fait un petit peu assommer d’entrée parce que Lewsey nous marque un essai quelques secondes seulement après le coup d’envoi. On est passé à côté de notre match. C’est ce qui le rend frustrant. On n’a pas joué ce match-là. Et après on a eu un grand Wilkinson qui a su nous mettre à distance de leur ligne. Donc oui, on n’a peut-être été trop contents de nous après le quart. Mais bon, ça a été une belle leçon sur la remise en question, en tout cas personnellement. En me disant que, finalement, la course s’arrête vraiment quand on a passé la ligne d’arrivée. Pas quand on a un bon temps au point relais. 

Il faut toujours se méfier du pragmatisme anglais? 

Oui, toujours s’en méfier. Mais toujours s’en inspirer. Je trouve qu’ils sont admirables là-dessus. Parce qu’ils rentrent sur le terrain pour gagner. Et le haut niveau, c’est ça. Gagner. Après, avec la victoire, on peut toujours débattre de la façon. Toujours chercher à l’améliorer. Mais l’essentiel est là, gagner. Il n’y a que comme ça qu’une équipe s’épanouit. Car très bien jouer, faire un jeu spectaculaire, mais ne pas gagner, finalement c’est plaisant à voir mais c’est très frustrant. Eux ont cet état d’esprit-là que franchement j’admire. Malheureusement, on a les défauts de nos qualités. On peut être surprenants parfois, mais on manque de pragmatisme et de constance. 

Par contre en 2011, en quart, ils sont victimes de votre colère (19-12)… 

Je ne me souviens pas qu’on soit rentrés avec de la colère sur le terrain. Pas de la colère comme j’ai pu l’évoquer face aux Argentins en 2007. Plus de la détermination. Plutôt du genre : "A un moment, on va arrêter les conneries, on va montrer ce qu’on a dans le ventre, qu’on est des joueurs de rugby, qu’on est une belle équipe et si l’Angleterre est favorite, tant mieux pour eux, mais on verra bien". C’était plus de la détermination de notre part que de la colère. Et je pense qu’avec la finale, c’est notre meilleur match de la compétition. On ne leur a laissé aucune chance. Ils ont bien essayé, mais ce jour-là, ce match était pour nous. Je pense qu’on a bien joué au rugby, on a été pragmatique aussi, mais on avait la victoire en ligne de mire et il aurait été très difficile de nous arrêter. 

Vos terminez cette histoire avec la Coupe du monde en 2015 de manière assez brutale en encaissant un cinglant 62-13 en quart de finale face aux All Blacks. Comment vit-on ce moment-là sur le terrain? 

Très mal. J’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. J’ai eu besoin de pratiquement toute la saison pour évacuer ce moment. Cette expérience-là a été pour moi très traumatisante parce que finalement, c’était quelque chose qui s’annonçait. Au vu de nos productions, de notre investissement qui n’était pas à la hauteur. Et même pendant le match, quand on prend 62 points, on laisse tomber. Et ça, j’ai eu du mal à l’accepter, à l’admettre. Que lors d’un quart de finale de Coupe du monde, même si l’équipe en face est plus forte que nous, on baisse les armes. C’était un très mauvais souvenir. Et malheureusement c’est mon dernier match sous le maillot bleu. Donc ce souvenir-là est particulièrement douloureux.

Thierry Dusautoir quitte le terrain après son dernier match avec les Bleus, la déroute face aux All Blacks lors de la Coupe du monde 2015
Thierry Dusautoir quitte le terrain après son dernier match avec les Bleus, la déroute face aux All Blacks lors de la Coupe du monde 2015 © Icon Sport

Même si vous avez joué contre des extraterrestres ce jour-là? 

Oui, d’accord, on a joué contre une très belle équipe des All Blacks. Mais franchement, on ne s’est pas défendu quoi. On ne s’est pas battu. On a été les faire-valoir ce jour-là. Et quand on met le maillot bleu et qu’on joue un quart de finale de Coupe du monde, on n’a pas le droit de faire ça. Non seulement pour les personnes qui nous supportent et qui nous soutiennent, mais aussi et surtout pour nous. C’était quelque part jeter à la poubelle beaucoup de travail, d’investissement. Mais bon, encore une fois, il n’y a pas de hasard. Les quatre années précédentes avaient été compliquées pour le XV de France. Même sur la Coupe du monde, on n’avait pas montré non plus une grande certitude dans notre jeu et notre état d’esprit, alors jouer contre l’équipe championne du monde cette année-là, il ne fallait pas s’attendre à des miracles. Mais on pouvait au moins s’attendre à une meilleure attitude de la part des Français.

Vous parlez de certitudes. Que faut-il penser du XV de France avant cette Coupe du monde au Japon?

L’état d’esprit est très important. En 2015, il n’y était pas. J’espère qu’ils sauront faire fi de ces dernières campagnes. C’est très difficile, parce que mentalement, je pense que l’équipe de France a été au plus bas. Le match du pays de Galles lors du dernier Tournoi des VI Nations l’illustre particulièrement. Dès qu’il y a un grain de sable dans les rouages, tout se bloque. Et la confiance est vraiment quelque chose d’important. Dans tous les domaines et particulièrement dans le sport de haut niveau. Ça reste du sport. Donc bien malin qui peut prédire le parcours du XV de France ou qui sera champion du monde. On peut espérer qu’ils recréent une atmosphère de travail et un esprit conquérant.

Pour finir, et de manière plus légère, dans quelle équipe de l’histoire de la Coupe du monde auriez-vous aimé jouer?

(Il réfléchit longuement.) C’est un peu trop facile de citer les All Blacks, tellement ils dominent le rugby mondial depuis des années. Je dirais deux équipes. La première, celle de Cote-d’Ivoire de 1995. Parce que c’est mon autre patrie. Avoir une petite nation, en termes de pratiquants de rugby, qui joue une Coupe du monde, c’est déjà quelque chose de fantastique. Et ils se sont bien comportés, ils ont été source de fierté pour beaucoup. Donc cette équipe-là, pour toute la symbolique qu’il y a autour. Et après, je dirais l’équipe de France de 1999. Car j’ai commencé le rugby en 1996 et c’est donc une génération qui m’a fait rêver quand je me suis intéressé à ce sport. Tous ces noms-là, et certains avec qui j’ai eu la chance de jouer des années après, ce qu’ils font en demi-finale de Coupe du monde, c’est fabuleux. Je me souviens de la semaine avant le match, où il y avait le comparatif entre Bernat-Salles et Lomu, en termes de poids et de taille… On annonçait une raclée et ils font un match d’un autre monde. Ouais, cette équipe-là, ça m’aurait fait plaisir de jouer avec! (Sourire.)

Wilfried TEMPLIER (@WilTemplier)