"On n'a même pas pu l'arnaquer": l'irréelle carrière amateur de Lomachenko, le boxeur à 396-1

Le lieu lui rappelle de bons souvenirs. Champion WBA Super et WBO des légers et considéré par la plupart des spécialistes comme le meilleur boxeur toutes catégories confondues, Vasiliy Lomachenko part à la conquête de la ceinture WBC, vacante, ce samedi soir face au Britannique Luke Campbell à l’O2 Arena de Londres. La ville où le phénomène ukrainien a remporté sa seconde médaille d’or olympique, en 2012, dernier acte majeur de "la plus grande carrière amateur de l’histoire" dixit John Dovi.
Impossible de donner tort au manager de l’équipe de France. Avant de devenir roi des pros, plus rapide champion du monde dans deux puis trois catégories différentes, "Hi-Tech" régnait sur l'univers des amateurs. Un bilan irréel: 396 victoires contre... une défaite. On répète: 396-1. 99,7% de succès. En boxe amateur. Celle des magouilles et des arrangements. On vous voit venir: ce n'est pas parce qu'il était du bon côté de la bidouille. Juste trop au-dessus de la mêlée.
"Tu vas faire un tournoi au fin fond de la Biélorussie et on va te la mettre à l'envers... Lui, non"
"Le circuit amateur est fait d’une façon qui fait que tu ne peux pas ne pas te faire voler, constate John Dovi. Tu vas faire un tournoi au fin fond de la Biélorussie et on va te la mettre à l’envers... C’est encore arrivé à Sofiane Oumiha en Pologne il n’y a pas longtemps. Lui, non. Il a toujours été au-dessus, on n’a même pas pu l’arnaquer! On a dû essayer, c’est sûr. (Rires.) Mais il était trop fort. Et à un moment, il est devenu comme une star, un mec adulé que tous les arbitres connaissent et qu’on n’ose plus voler. Sauf quand l’armada russe était derrière avec Selimov, eux ils s’en fichent de qui tu es. (Rires.) Il n’a jamais eu ce coup de mou ou ce jour sans. Peut-être aussi qu’il a gagné un combat qu’il méritait de perdre, c’est possible. En tout cas, je n’en ai jamais entendu parler."
L'accroc qui fait mal en 2007
Champion d’Europe cadets en 2004 puis champion du monde juniors en 2006, le boxeur façonné par papa Anatoly dispute son premier titre chez les grands aux "monde" 2007 à Chicago, à 19 ans. Le seul accroc de sa carrière amateur. En finale des plumes, Lomachenko est opposé, on y revient, au Russe Albert Selimov. Qui s’impose 16-11, "une décision très litigieuse" dixit John Dovi (et les images). Vasiliy le vit mal, en pleurs et la tête dans les mains à l’annonce du résultat. Coup d’arrêt? Rampe de lancement.
La première défaite ne l’arrête pas, elle le fait grandir. "C’était douloureux, se souvient l’Ukrainien pour The Guardian. J’en étais à quelque chose comme 200 victoires, j’étais jeune et j’avais beaucoup d’ambition. Mais cette défaite m'a poussé vers l'avant. Après ce combat, j’ai pensé : 'Il reste un an avant les JO, tu dois être vraiment sérieux'. C’était presque positif pour moi de perdre à ce moment-là." Lomachenko préfère l’option "plus jamais ça".
La défaite lui sert
"Même si elle est rare, la défaite a toujours été un élément déclencheur chez lui, un tremplin, analyse John Dovi, qui l’a beaucoup côtoyé avec l’équipe de France. Ça lui permet de réfléchir et de se rendre compte de tous les réglages qu’il a à faire pour ne plus subir ça. Quand il a perdu chez les pros pour son deuxième combat (face au Mexicain Orlando Salido, plus expérimenté, plus truqueur, son seul revers chez les pros en 14 combats, ndlr), il était très déçu, car on sentait qu’il n’était pas habitué, mais il savait qu’il avait du travail à faire. C'est comme son combat contre Jorge Linares. Il s’est fait compter alors que ça n'était jamais arrivé mais il n’a pas paniqué. Il est revenu."
Chez les amateurs, le retour va faire mal. A la concurrence. Le grand rendez-vous suivant est olympique, en 2008 à Pékin. Le destin lui adresse un clin d’œil au premier tour. En face, Albert Selimov. Victoire sans discussion, 14-7, la première des deux qu’il obtiendra sur le Russe pour "venger" 2007. "Il lui a mis une correction", sourit John Dovi. La suite du tournoi est une démonstration de force. Il domine ses cinq adversaires avec une marge totale de 45 points, 58-13. Médaille d'or et trophée Val Barker décerné au plus impressionnant boxeur à chaque édition des Jeux. Révélation personnelle: on était dans la salle le jour de sa finale à Pékin, pour suivre le camp d'en face, Khedafi Djelkir. On était sorti déçu pour notre Français mais subjugué par le chirurgien pugilistique ukrainien (dont on avait à peine pris soin de noter le nom, grave erreur), en tête 9-1 avant l'arrêt de l'arbitre. Injouable.
"C'était déjà une star et un ovni"
"C'était déjà une star et un ovni, se rappelle John Dovi, alors entraîneur national auprès des Bleus. Mais il appréhendait cette finale. C’était sa première finale olympique. Il arrivait des juniors et il était face à un mec plus âgé, qui avait l’expérience d’Athènes en 2004, une boxe déjà très pro et des armes physiques qui faisaient peur à tout le monde. Quand on voit son saut de joie à la fin, on se rend compte qu’il était très content de gagner et qu’il ne s’attendait pas à gagner avant la limite, ce qui est rare chez les amateurs. Khedafi n’avait jamais perdu avant la limite et on ne se voyait pas perdre comme ça. Il y avait un crack en face mais on pensait que son impact physique allait donner plus de fil à retordre à Lomachenko."

Sur nos vieux carnets, on a retrouvé une phrase de Khedafi Djelkir après sa défaite: "Si on le refait dix fois, je le bats huit fois". L'amertume logique du rêve qui s'écroule se comprend. L'avenir lui donnera tort. "Même nous on n’avait pas encore conscience du phénomène, explique le manager de l'équipe de France. C’était un boxeur qui avait la classe mais en amateur, on a l’habitude de boxer des mecs qu’on bat une fois avant de perdre deux fois puis de les rebattre. Même quand le combat a tourné court, on ne s’est jamais dit qu’il n’y avait rien à faire. Quelques années plus tard, bien sûr... On se disait que Khedafi n'allait pas le lâcher avec sa maturité physique et son style. Mais quand on voit comment il se préparait déjà, on se rend compte qu’il était prêt pour ça. Il aurait tenu les rounds, il n’aurait pas flanché alors qu'on misait un peu sur ça."
Chez les amateurs, il ne flanchera plus jamais. Quelques semaines plus tard, à Liverpool, il devient champion d'Europe en concédant... quatre points sur l'ensemble de ses quatre combats. Parmi les "victimes", encore un Français, Hicham Ziouti, battu 2-1 en demie. Les vrais regrets de John Dovi face au monstre. "J’ai failli le battre, raconte le consultant RMC Sport. Je m’étais basé sur ses décalages qu’il fait à chaque fois et qui sont sa force. J’avais dit à Hicham, très grand pour la catégorie: ‘‘Tu l’attends et dès qu’il part sur le côté, tu ne réfléchis pas, tu déclenches la droite’’. Le combat commence, Lomachenko fait son décalage, Hicham met la droite et bam : point. Mais Hicham se bloque. Il ne fait plus rien, ne travaille plus. Lomachenko sait qu’il est en retard et se lance dans la bataille. Il met Hicham dans tous les sens. A l’époque, il fallait toucher la tête pour que le point soit comptabilisé."
Maître de l'adaptation
L'Ukrainien ne parvient pas tout de suite à ses fins mais ne lâche rien. "Il boxait, tatatatatata, et se tournait vers son coin : ‘‘Alors, j’ai le point? Non?’’ Et il repartait: tatatatatatatata. On disait à Hicham de travailler, de le contrer, mais il n’en pouvait plus. Il était tétanisé car Lomachenko était un tueur, qui avait battu Khedafi. C’était déjà une star. Il n’a pas osé tenter sa chance et Lomachenko est repassé devant en fin de combat. Il restait trente secondes. J’en ai parlé à Lomachenko quand on s’est vu la dernière fois et il m’a dit: ‘‘Ton boxeur ne voulait pas boxer’’. Je lui ai répondu: ‘‘C’est toi qui est un grand champion, tu as trouvé la solution’’. A ce moment-là, c’était la bonne tactique pour le battre. Mais plus personne n’aurait pu le battre comme ça par la suite. Il ne l'aurait pas permis et se serait adapté."
Personne ne saura s'adapter à lui. Championnats du monde 2009 à Milan? Il écrase ses cinq adversaires sur un total de 63-7, 56 points d'écart, alors qu'il se casse la main pendant le tournoi (!). Deux ans plus tard, doublé mondial à Bakou, chez les légers cette fois car l'AIBA (fédération internationale) a retiré les plumes. En finale, il bat le Cubain Yasniel Toledo, souvenir marquant pour John Dovi. "Il le fait compter, ce qui est rare chez les amateurs et surtout dans les petites catégories, apprécie le manager de l'équipe de France. Et il le fait sur le style, pas sur la puissance. Le Cubain lui pose des problèmes, ça reste un Cubain, mais il trouve une solution, il impose sa boxe. Il était plus précis, plus intelligent, plus boxeur, et il faisait exactement ce qu’il avait à faire."
L'atout d'une carrière amateur
Toledo sera encore battu l'année suivante à Londres, en demie, sur la route d'une nouvelle médaille d'or aux Jeux qui en fait un des rares doubles champions olympiques dans deux catégories. Après un détour par les World Series of Boxing, le phénomène passe chez les pros en 2013, prêt à croquer le grand monde. Mais comment va-t-il répondre à la roublardise de ceux qui combattent pour un chèque et la lumière? "Je savais qu’il allait être bon mais je me disais qu’il allait tomber sur un vieux Mexicain qui allait lui donner une leçon d’expérience, lui casser les bras, l’embrouiller, lui mettre des coups, ce qui s’est passé dès son deuxième combat, pointe John Dovi. Je me disais aussi qu’il ne tiendrait pas cinq ou six rounds en bougeant sur ses jambes comme ça."

Mais Lomachenko a su faire du Lomachenko. "Est-ce qu’il s’est vraiment adapté? Il a imposé son style, son rythme, poursuit notre témoin. Il n’a pas boxé différemment. Il a juste fait quelques petits réglages, du psycho-tactico-physique, mais la boxe était là. Il a juste mis plus de puissance et il s'est préparé à tenir douze rounds. Tout s’est joué sur l’aspect mental. Avec cette défaite à son deuxième combat, il s’est rendu compte qu’il pouvait se faire endormir. Il s’est dit qu’il ne se ferait plus accrocher, Il a fait ce qu’il savait faire mais avec beaucoup plus de précision et sur du temps plus long. Les boxeurs qui ont une grosse carrière amateur ont un bagage technique plus important et plus intéressant que les autres chez les pros. A l’Insep, quand les pros viennent mettre les gants, ils se font tuer, ça va trop vite, ça tape dans tous les sens et ça propose des choses différentes. Et ça permet, comme pour Lomachenko, de connaître tous les styles." L'amateur le plus professionnel de l'histoire. Ou l'inverse.