F1: frustrations, coups de gueule, différences de visions... comment Alpine a raté son début de saison

Le 16 février, à Londres, les visages sont souriants, les esprits détendus, le ton est ambitieux. Alpine présente sa nouvelle monoplace, l’A523. Elle doit être dans la continuité de l’A522, qui a permis à l’équipe française, quelques mois plus tôt, de s’affirmer en tant que quatrième force du plateau en F1.
A côté des voitures bleues et roses sur l'estrade, Luca de Meo, directeur général du Groupe Renault, et Laurent Rossi, directeur de la marque Alpine, annoncent l’objectif: "close the gap". Ils veulent réduire l’écart qui sépare Alpine du podium des constructeurs. Pour cela, l’écurie tricolore s’annonce comme "l’équipe de France de la F1".
Pierre Gasly arrive pour piloter aux côtés d’Esteban Ocon et Zinedine Zidane - surprise - est nommé ambassadeur de la marque. Tout semble fait pour que l’écurie progresse, se rapproche de la victoire. Mais six mois plus tard, la situation a complètement changé. Les hommes forts ont été débarqués, la monoplace a déçu et la saison semble déjà ratée.
En F1, il est difficile de concurrencer les meilleurs quand votre voiture ne vous le permet pas. Un constat basique qu’Alpine a pris de plein fouet. Annoncée comme réussie avant que tout le monde ne la voie sur la piste, l’A523 n’est pas si bien née. Alpine a été discrète lors des essais hivernaux, mais les pilotes ont rapidement compris qu’ils auraient dû mal à accrocher de gros points.
"Je m'attendais à ce que nous soyons un peu plus proches des gars devant", "c’était vraiment le maximum que nous aurions pu faire aujourd’hui" ou "nous ne sommes pas là où nous voulons être": ces phrases ont été prononcées à plusieurs reprises par Pierre Gasly et Esteban Ocon. En fait, tout s’est joué en coulisses, lors de la conception, la préparation de l’A523. Et tout le monde ne désigne pas les mêmes coupables.
Szafnauer critique Viry-Châtillon, le travail d’Enstone en question
La particularité d’Alpine, qui est divisée entre la France (département moteur à Viry-Châtillon) et l’Angleterre (conception et assemblage du châssis à Enstone), est aussi un poids. Il est difficile de ressentir l’unité d’une équipe séparée en deux sites différents. La communication est plus compliquée et les "camps" se renvoient parfois la balle.
Le désormais ancien patron de l’équipe Otmar Szafnauer a lui-même visé, il y a quelques jours, le travail effectué sur le moteur de la voiture, à Viry-Chatillon. Dans le podcast Beyond the Grid, il a souligné le niveau compétitif d’Alpine "principalement dans les courses où la sensibilité à la puissance est un peu plus faible. […] Il y a des circuits comme Silverstone, l’Autriche, Spa, gourmands en puissance, où nous allons souffrir un peu plus par rapport à nos concurrents."
Une petite pierre dans le jardin du département moteur, donc. Pourtant, l’écurie s’est beaucoup concentrée sur cette partie, axe de travail numéro 1 de l’intersaison, et source de trop nombreux abandons en 2022. Il y a eu un travail précisément sur la pompe à eau qui avait cristallisé les soucis de fiabilité. Bruno Famin, alors directeur exécutif de l'usine du département moteur, annonçait l’apport d’une nouvelle pompe et parlait "d’améliorer l’agencement et l’intégration" du système de groupe propulseur.
"Les quelques échos que je pouvais avoir de Viry-Châtillon me disaient qu’ils pensaient avoir fait des progrès significatifs sur leur moteur, tant au niveau performance que fiabilité, souligne Denis Chevrier, ancien responsable du département moteur chez Renault. Au niveau performance, le groupe propulseur se révèle convenable. Mais ce moteur ne motorise que deux voitures. Donc on apprend beaucoup moins de choses et beaucoup moins vite. C’est un des inconvénients."
L’ancien pilote Renault René Arnoux est sur la même ligne. "Au niveau moteur je ne suis pas trop catastrophé, explique-t-il. Il a l’air assez fiable. Mais aujourd’hui, on sait que l’aérodynamique est très importante."
"Malchance" et frustrations
Justement, des connaisseurs pointent plutôt du doigt l’usine d’Enstone, où est conçu le châssis des voitures. "D’un point de vue châssis, cette voiture manque de performance par rapport aux autres, pense Denis Chevrier. Il y a un manque de performance structurel de cette voiture. Il faut quand même reconnaitre que c’est très serré et que les écarts sont faibles. Mais c’est une voiture qui n’a pas marqué l’amélioration qu’une voiture doit marquer d’une année sur l’autre. A côté, d’autres réussissent à progresser."
"La voiture n’est pas mauvaise. Mais pas assez performante régulièrement et compliquée à régler, confirme l’ancien pilote Olivier Panis, 158 Grands Prix en carrière. En aero, elle n’est pas assez bonne et c’est essentiel. Je pense qu’ils sont restés sur leurs acquis."
Pourtant, Otmar Szafnauer défendait une autre position: "Nous avons fait un travail décent sur le châssis au cours de l’hiver et maintenant, nous devons nous assurer que les points viennent avec ce bon châssis. Nous ne l’avons pas encore fait." L’année dernière, Alpine avait aussi été récompensée par les évolutions payantes apportées en cours de saison sur la monoplace. Elles ne portent pas leurs fruits pour le moment, même si Esteban Ocon a salué l’efficacité du nouveau plancher à Spa.
Les pilotes, eux, sont contraints de s’adapter à la capacité de cette A523 décevante. Même quand ils poussent la voiture, Pierre Gasly et Esteban Ocon finissent souvent au-delà de la huitième position. A leur place. Mais ça, c’est lorsqu’ils ne subissent pas le manque de fiabilité de la monoplace, comme ce fut le cas en Azerbaïdjan, où la voiture de Gasly a pris feu lors des essais après une fuite de pression hydraulique.
Dans le même temps, Esteban Ocon restait au garage pour vérifier l’arrière de sa monoplace. Avant de voir son équipe casser le régime du "parc fermé" pour modifier les suspensions et obliger le Français à s’élancer, pour les courses, de la voie des stands. Au Canada, les Français ont été perturbés par des soucis de volant (Gasly) et une perte de pression d’eau (Ocon) lors des essais.
Le pire étant arrivé à Silverstone, avec un double abandon causé par un problème hydraulique sur la voiture d’Esteban Ocon, puis une rupture de suspension pour Pierre Gasly après un contact avec Lance Stroll. Otmar Szafnauer a parfois parlé de "malchance" et c’est un sentiment partagé par certains dans l’équipe.
Le personnel remis en question
Néanmoins, tous ces soucis posent la question des compétences au sein de l’écurie. "On peut se demander : pourquoi avoir pris Szafnauer il y a un an et demi ?, demande Denis Chevrier. Sous son ère, il y a aussi eu le désastreux départ d’Oscar Piastri. Au niveau de l’image ce n’est pas bon signe. Cela montrait que quelque chose ne tournait pas rond dans l’équipe et que des observateurs intérieurs l’avaient remarqué. Il y a eu des erreurs de casting, des gens qui ne sont pas au niveau de performance requis. Par expérience, ce qui fait de bonnes équipes, ce sont de bons chefs aux différents niveaux."
L’analyse est partagée par René Arnoux: "Il faut absolument cinq ou six ingénieurs, motoristes, dans tous les domaines, d’une valeur absolument irréprochable, énumère-t-il. Sans ces ingénieurs de très haut niveau, indispensables, vous aurez des résultats en dent de scie. Derrière toutes les machines, il faut les gens ultra-compétents pour faire fonctionner tout ça. Il faudrait renforcer leur staff car le championnat du monde est devenu un championnat d’ingénierie et de stratégie de course."
Ces épisodes et ces échecs n’ont fait qu’augmenter les frustrations, notamment celle de Pierre Gasly. Arrivé chez Alpine par la grande porte, où il a retrouvé son compère Normand, avec qui les relations n’ont pas toujours été chaleureuses, Gasly a dû commencer par dégonfler les polémiques sur son entente avec Ocon. "Tout s’est bien passé, cela fait longtemps qu’il n’y a aucun problème. Ils en rigolaient même tous les deux", dévoile son manager, Guillaume Le Goff.
"Pierre s’est bien intégré, il a reçu beaucoup de soutien de la part de l’équipe. Dès les premières visites à Viry-Châtillon et Enstone, il s’est bien senti et était très content de voir des gens qui croyaient en lui. Les relations ont vite été très bonnes avec les ingénieurs et le garage", ajoute-t-il.
Sur la piste, satisfait de ses sensations en tout début de saison, l’ancien pilote AlphaTauri s’est toutefois montré déçu par les réglages sur sa monoplace lors des premières courses. L’adaptation fut difficile de ce point de vue (Bahreïn, Arabie Saoudite, Azerbaïdjan, Canada). "Comment aller chercher de la confiance dans une voiture qui n’en inspire pas?, s’interroge Denis Chevrier. Quand la voiture n’est pas performante ou difficile à régler, inconstante, il n’y a rien de pire pour un pilote. C’est terrible."
"On n’a pas quitté AlphaTauri pour marquer un ou deux points"
Le Français de 26 ans a d’ailleurs eu du mal à cacher son impatience voire parfois son agacement. Comme à Monaco quand, après avoir salué la troisième place d’Ocon, il avait regretté la stratégie d’arrêts aux stands de son écurie. Son sourire, sur la photo souvenir avec l’équipe devant le box monégasque, était d’ailleurs un peu forcé, crispé, et vite parti de son visage après que l’instant a été capturé.
"S’habituer à la voiture a été assez rapide. Elle est née comme elle est née, un peu en décalage avec ce qu’on attendait, donc il y a un peu de frustration de ce côté-là, explique Guillaume Le Goff. On n’a pas quitté AlphaTauri pour se battre pour marquer un point ou deux. Il n’y a aucun secret."
Le Français a aussi dû accepter ses propres erreurs. Comme quand il est allé dans le mur en Azerbaïdjan lors des qualifications. Ou à Madrid, lorsqu’il fut sanctionné sur la grille pour avoir gêné Sainz en qualificationss. L’épisode le plus marquant reste celui de Melbourne. En Australie, alors qu’il pouvait viser le Top 5, Gasly s’était accroché avec son coéquipier Esteban Ocon dans l’avant dernier tour en revenant sur la piste.
Comme bon nombre de pilotes, il n’a pas compris la décision de la direction de course, qui avait tranché pour un nouveau départ arrêté malgré les nombreux accidents. Résultat: double abandon, de gros points perdus et un service communication qui cherche rapidement à minimiser l’incident entre les deux compères.
Face aux micros, le calme d’Ocon tranche alors avec la froideur de Gasly, agacé par le scenario. Les deux accepteront, quelques heures plus tard, d’enregistrer une vidéo dans l’avion retour pour rassurer tout le monde et montrer que cet incident sur la piste est clos. Aujourd’hui, Gasly se montre "super motivé" et "part se recharger", selon son manager.
Laurent Rossi, un coup de gueule pour rien
Rapidement, face à toutes ces déceptions, les dirigeants fulminent et s’impatientent. Ils se sentent obligés d’agir et de prendre des décisions. Dès début mai d’ailleurs, le ton monte. En marge du Grand Prix de Miami, le directeur de la marque Alpine, Laurent Rossi, prend la parole, et à deux reprises. Son tempérament, dur et parfois volcanique, est connu. Il s’exprime d’abord sur Canal+, puis sur le site officiel de la Formule 1.
Le patron de la marque Alpine s’en prend à ses équipes, parle de dilettantisme mais épargne les pilotes. Il regrette le manque "d’excellence opérationnelle", en référence notamment à la course d’ouverture à Bahreïn. Esteban Ocon s’était retiré du GP après avoir subi deux pénalités stupides, pour un mauvais placement sur la grille de départ puis car un mécanicien avait touché la voiture trop tôt lorsqu’il purgeait sa première sanction.
A cette époque, Rossi trouve qu’il y a du relâchement et vise directement le Team Principal, Otmar Szafnauer, responsable à ses yeux de ne pas correctement gérer ses équipes. Ce dernier encaisse. Rapidement, il se sait sur un siège éjectable, comme un premier fusible.
"On sent une équipe où, comme ça ne marche pas, on entre dans un jeu politique avec des gens qui ne vont être intéressés par une chose : défendre leur petite place personnelle plutôt que se retrousser les manches, analyse Denis Chevrier. Il faut des gens courageux et je ne sais pas s’il y en a beaucoup dans l’équipe." "Il n’y a rien de pire de rétrograder dans une saison où vous visez du mieux, ajoute René Arnoux. Et là, on ne peut pas dire que le staff technique tire dans le même sens."
Otmar Szafnauer avait conscience de la situation difficile mais ne s’attendait pas à de telles paroles publiques. Il préfère en sourire, après coup. "Est-ce que j’aurais fait la même chose pour motiver l’équipe? Probablement pas", dit-il trois mois plus tard.
"Je l’aurais fait différemment, parce que je crois que lorsque vous voulez de meilleures performances, il faut rassembler toute l’équipe, avoir une bonne compréhension de ce qui se passe, puis planifier votre façon d’apporter des changements pour atteindre le succès. Et c’est parfois mieux à huis clos. Une discussion franche et un point de vue introspectif de tout le monde pour ensuite planifier un avenir meilleur."
Ce coup de pression précoce jette un froid. Et ne change pas grand-chose aux résultats. Finalement, Luca de Meo, le grand patron, choisit l’option révolution. Laurent Rossi, dont l’attitude pouvait crisper en interne, est écarté le 21 juillet, remplacé par Philippe Krief. Avant que deux autres éléments ne soient remerciés: Otmar Szafnauer, ainsi qu’Alan Permane, directeur sportif, dans la maison depuis 34 ans.
Bruno Famin a pris la tête de l’équipe et Julian Rouse, ancien patron de l’académie, est directeur sportif par intérim. "La direction veut aller plus vite et plus loin avec notre marque. Nous souhaitons nous donner l’opportunité d’atteindre plus vite nos objectifs, détaille Bruno Famin. On n’était plus sur la même longueur d’ondes, sur la même page, notamment sur les délais que l’on vise pour être de retour en termes de performance. On a donc décidé mutuellement de se séparer."
Au même moment, Pat Fry, le directeur technique, est parti chez Williams. Une bonne nouvelle, selon Olivier Panis: "Je l’ai toujours trouvé mauvais. C’était mon ingénieur test chez McLaren, je n’ai jamais compris comment il avait pu arriver là. L’investissement premier que je ferai, c’est de prendre le meilleur directeur technique. Quelqu’un qui a fait une voiture qui gagne. C’est la priorité. Je remets vraiment en question ce staff technique."
Alpine s’est fixée de nouveaux objectifs
"Nécessairement, il faut que les responsables soient jugés, pense Denis Chevrier. On ne peut pas continuer à ne pas comprendre. L’ambiance doit être particulièrement malsaine." Ces choix très forts de Luca De Meo s’expliquent par son ambition de se rapprocher de la victoire rapidement.
"Pour moi, Otmar Szafnauer n’est pas une grosse perte. Ces gars-là se font renvoyer de grandes équipes mais d’autres les récupèrent, regrette Olivier Panis. Il faut un Team Principal charismatique, assez dur, à l’écoute et qui connait la course. Quelqu’un qui serait à Enstone directement en lien avec l’usine."
"Changer, c’est un peu logique, ajoute Denis Chevrier. Mais on sait aussi que quand on change, il ne faut pas attendre des résultats demain mais que ce sera dans un an ou dans un an et demi. Il faut avoir la patience." Alpine en a-t-elle manqué, alors que le programme des "100 courses" pour se battre pour le titre mondial, annoncé en 2021, était rabâché ces derniers mois?
"On n’annonce jamais en F1 des résultats élevés en début de saison. Je trouve ça inopportun, regrette René Arnoux. On se met sur un piédestal, mais ça n’existe pas. On ne sait jamais ce que la concurrence fait." La pause estivale ne sera pas de tout repos chez Alpine. Bruno Famin va faire une "une évaluation de la situation globale de l'écurie, des usines, de la manière dont les usines travaillent ensemble".
Aucune nomination n’est attendue avant la reprise aux Pays-Bas (week-end du 27 août) et les conclusions données par Famin. Des ingénieurs devraient arriver l’année prochaine. En attendant, Alpine s’est fixée de nouveaux objectifs : récupérer du rythme, se rapprocher de la cinquième place des constructeurs et surtout préparer 2024.