Amour, gloire et multipropriété: à Strasbourg, chronique d'un divorce annoncé

Suivre l’actualité du Racing Club de Strasbourg depuis une semaine donne l’impression d’être parachuté au milieu d’une dispute de couple vivant une relation toxique depuis plusieurs années. Celui (ou celle) qui paie demande du respect pour la contribution matérielle au foyer pendant que celui (ou celle) qui reçoit tente vainement d’expliquer que certaines choses ne s’achètent pas. Tous pensent cependant défendre la famille ou "l’institution", terme trop à la mode dans le football français.
Au sein de la famille recomposée strasbourgeoise, les membres se parlent mais ne s’écoutent ni ne se comprennent plus. Pourquoi une telle déchirure? Un début d’explication réside dans la financiarisation du football français (9 clubs de Ligue 1 sont actuellement détenus pas des actionnaires "financiers" et 10 font partie d’une galaxie de multipropriété). Cette financiarisation à marche forcée de la Ligue 1, avant tout permise par le besoin de liquidités constant et croissant de clubs aux abois, fait ainsi cohabiter des acteurs qui ne parlent plus le même langage. Pire, ils ne vivent plus dans le même espace-temps.
BlueCo: l’argent jusqu’à quand?
L’actionnariat de BlueCo (consortium crée pour l’acquisition de Chelsea en 2022) est un "Who’s who" du capitalisme américain et mondial. A ma droite, un groupe de trois milliardaires dont Todd Boehly, ancienne tête de pont du projet et actionnaire de la franchise de MLB des Los Angeles Dodgers. A ma gauche, Clearlake Capital, actionnaire majoritaire et mastodonte du private equity (investissement non-coté) emmené par Behdad Eghbadi, co-fondateur de Clearlake et nouveau visage de la galaxie de multi-propriété.
Il se trouve que je côtoie et finance quotidiennement des acteurs majeurs du private equity mondial depuis plus de 15 ans. Et je peux vous assurer que si la durée d’investissement ou les objectifs de rendement peuvent varier, le modus operandi reste strictement identique et se conjugue en quatre temps: acheter/agréger, développer/restructurer, stabiliser et revendre à terme.
Appliqué au cas d’école BlueCo, la stratégie est on ne peut plus claire: développer une plateforme de clubs selon une hiérarchie prédéfinie afin d’optimiser bilan et compte de résultats. Le bilan tout d’abord en maximisant le capital-joueur et en développant les infrastructures (BlueCo détient une réserve foncière à Earl’s Court à quelques encablures de l’actuel Stamford Bridge). Le compte de résultats en atteignant régulièrement les compétitions continentales, en maximisant les plus-values issues du trading de joueurs tout en maîtrisant la croissance de la masse salariale. Le recrutement ultra précoce de talents issus des quatre coins du monde illustre d'ailleurs parfaitement cette stratégie.
Acheter/agréger
La Premier League est un eldorado financier mais pas un far-west dérégulé. Effectif maximum, fair-play financier domestique, permis à point pour les joueurs étrangers: il était urgent pour BlueCo d’explorer de nouveaux horizons. Dans ce cadre, Strasbourg n’a pas été choisi par nostalgie des verres fumés de Gilbert Gress ou de la doublette Niang-Pagis. Strasbourg, en plus de son management stable et de son centre de formation de qualité, évolue en Ligue 1. Moquée pour ses performances européennes globalement faméliques, la Ligue 1 présente de nombreux avantages pour un multi-propriétaire. Course à l’Europe et aux revenus attachés moins compétitive, législation relativement souple en terme de joueurs étrangers et, surtout, règlementation financière plus laxiste.
En Ligue 1, peu importe que vous perdiez un million ou une centaine, tant que votre actionnaire comble les pertes, le gendarme financier vous fichera normalement une paix royale. Pas besoin, comme Chelsea le club vitrine en Premier League, de s’auto-vendre des hôtels ou sa propre section féminine pour passer sous les fourches caudines du fair-play financier domestique et respecter un déficit maximum autorisé. Une aubaine pour BlueCo qui a pu amorcer sereinement la pompe et faire supporter au RCSA plus de 250 millions d'euros de joueurs depuis son rachat en juin 2023, au point de s'installer en tête des écuries les plus dépensières de Ligue 1 cet été.
Développer
500 millions de dollars: c’est la somme levée par BlueCo auprès d’Ares pour financer l’extension de Stamford Bridge (ou la construction d’un nouveau stade), ou l’acquisition de nouveaux clubs. Oui Ares, actionnaire de la galaxie Eagle propriétaire de Lyon est aussi impliqué indirectement dans le développement de Strasbourg. Et oui, supporters strasbourgeois, la presse financière bruisse de rumeurs d’arrivée d’un nouveau frangin dans le foyer BlueCo et plus particulièrement de l’adoption d’un centenaire brésilien du nom de Santos. Rien de moins que le club de Pelé.
Plus de clubs, c’est avant tout plus d’opportunités pour mettre en vitrine les dizaines de nouvelles arrivées annuelles et la garantie d’une meilleure diversification du risque géographique (utile en cas de modification du cadre réglementaire par exemple).
Stabiliser puis revendre
À terme, et dans l’optique d’une cession, BlueCo ambitionne de créer une plateforme auto-suffisante où un trading astucieux permettrait aux clubs de s’auto-alimenter sans intervention de l’actionnaire. Depuis le rachat en juin 2023, la maison mère a recapitalisé la Racing à hauteur de plus de 250 millions d'euros, signe d’un engagement très fort mais d’un projet encore financièrement immature.
Que les supporters strasbourgeois se rassurent, ils ne seront pas vendus demain (mais plus sûrement après demain) si l'on en croit les promesses d’Eghbadi ou si l'on se fie à l’engagement pris envers Abramovich, à la validité juridique discutée cependant, de ne pas vendre le club avant 10 ans. Soit pas avant 2032.
Enfin si la liquidité d’un club de football est incertaine, celle d’une galaxie potentiellement valorisée plusieurs milliards l’est encore plus. Ce ne sont pas les actionnaires de Liverpool, retiré de l’étal au moment de la mise en vente de Manchester, qui diront le contraire. Pas de place pour deux mastodontes sur le marché simultanément.
Ultras vs Keller: "je ne t’aime plus"
Pour être parfaitement transparent, je n’ai jamais eu d’affinité voire de sympathie avec la "cause" ultra en général. Trop clanique, trop partisane, trop jusqu’au-boutiste, trop bruyante. Une sacrée bande de casse-pieds pour dire le moins.
Cependant, feindre d’ignorer voire tenter de bâillonner la colère et les alertes de ceux qui ne sont jamais partis, même durant les années Pontarlier, Thaon-les-Vosges ou Neuves-Maisons et ne partiront jamais, est une erreur. Le "les supporters supportent" de Marc Keller est insupportable. Ses tentatives d'intimidation pas forcément moins. Quand BlueCo aura brillamment cédé sa galaxie à un autre fonds, qu’il soit d’investissement ou souverain, les Ultras seront eux toujours là et leurs enfants certainement après eux. Leur horizon d'investissement à eux, c'est l'infini.
L’afflux temporaire de talents et de compétence ainsi que les récents résultats sportifs ne peuvent servir à balayer d’un revers de main les interrogations qui pèsent sur le futur du club à long terme. Perfusion financière, vassalisation totale au profit de Chelsea, future concurrence d’un nouveau club satellite, manœuvres plus ou moins grossière d’ajustement comptable (jurisprudence Amougou ou Chilwell): les sujets d’inquiétude et de courroux sont nombreux.
A l’inverse, la colère dirigée contre Marc Keller, héros d’hier, me semble excessive voire déplacée. Marc Keller est sincère quand il avance que l’actionnariat "régional" du Racing avait financièrement porté le club aussi loin que possible. Il l’est également quand il avance que BlueCo est une formidable opportunité de propulser le club dans une dimension inédite durant une période où la crise des droits TV a affaibli les concurrents d’hier. Sur un plan plus personnel, l’offre financière faite à Marc Keller lors du rachat du club était parfaitement impossible à refuser quand on parle d’un multiple (se comptant en dizaines) de revente inédit dans un monde du football où les trains passent rarement deux fois. Marc Keller n’a-t-il pas mérité de quitter la table et de monétiser ses jetons après avoir, avec d’autres et notamment son frère, reconstruit un club ex nihilo?
On peut, et doit même, légitimement penser que la multipropriété est immorale, déshumanisante, dangereuse voire humiliante pour les menus fretins de la chaîne alimentaire. S’en prendre à ceux qui tentent, dans le respect des règlementations en vigueur, d’en profiter est cependant à mon sens contreproductif. BlueCo n'est pas rentré par effraction, n'enfreint aucune règle et mène même une stratégie financière assez lisible et ambitieuse. Si les ultras strasbourgeois souhaitent rediriger leur colère de façon pertinente, qu’ils parcourent les 366km séparant Strasbourg de Nyon, siège de l’UEFA. Cette même organisation prétend lutter contre les effets pervers de la multipropriété par la prise de mesures quasi exclusivement cosmétiques.
Evangelos Marinakis, principal bailleur de fonds de Nottingham Forest et de l’Oympiacos, en rit encore. Lui qui s’est officiellement mis en retrait de toute fonction actionnariale le 30 avril dernier afin de se mettre en conformité avec les règles de l’UEFA réglementant la multipropriété a pu, en toute quiétude, faire irruption sur le terrain après une rencontre pour confronter son désormais ex-entraîneur moins de deux semaines plus tard...