Uruguay: comment la folie Bielsa s'est emparée du pays avant son premier match avec la Celeste

Une victoire, un match nul, une défaite et une élimination dès les phases de poule. L’Uruguay fait partie des nations qui ont déçu lors de la dernière Coupe du monde au Qatar. La 16e sélection mondiale au classement FIFA semble à bout de souffle, douze ans après son dernier succès en Copa America (où elle n’a plus atteint le dernier carré depuis ce sacre) et treize après sa demi-finale du Mondial 2010, perdue dans les dernières minutes contre l’Allemagne (2-3).
Un second souffle espéré, une philosophie bouleversée
Diego Alonso, appelé à succéder au totémique Oscar Tabarez, sélectionneur de 2006 à 2021, n’a pas résisté à cette contre-performance et a quitté son poste dans la foulée du tournoi, en décembre dernier. Pour le remplacer, la fédération uruguayenne a choisi de faire appel à un nom bien connu du football sud-américain et europée: Marcelo Bielsa, devenu en mai le deuxième sélectionneur étranger de l’histoire de la Celeste après Daniel Passarella, un autre Argentin, 16 matchs au compteur en 1999 et 2001.
"Il arrive au moment parfait, juge Fernando Cavenaghi, ex-attaquant argentin des Girondins de Bordeaux, interrogé par So Foot. D’un côté, il va pouvoir s’appuyer sur la génération championne du monde U20, qui a fait une finale énorme dimanche dans un style qui ressemble à Bielsa, à base de pressing haut et constant, d’intensité. De l’autre, il y a des joueurs encore jeunes mais déjà affirmés comme Valverde, Araujo, Bentancur… C’est prometteur".
Sans banc ni glacière depuis son départ de Leeds, en février 2022, le coach de 67 ans devrait bouleverser la philosophie de jeu uruguayenne, passant de la défensive à l’offensive, tout en conservant la fameuse ‘garra charrua’, l’état d’esprit guerrier qui colle à la peau de la Celeste. L’ancien attaquant uruguayen Enzo Francescoli, notamment passé par l’OM, valide également ce changement: "Je pense que l’Uruguay peut créer une autre dynamique".
"Je pense qu'il peut lui donner un plus à ce que l'Uruguay a déjà, à savoir de très bons joueurs, juge-t-il au micro d’ESPN. Le football uruguayen a été caractérisé ces derniers temps par un bon football, peut-être pas le meilleur, mais c'est un bon football. Je pense que cela peut vous aider à regarder vers l'avant, à prendre des risques. Dans le football d'aujourd'hui, si vous ne jouez pas, c'est très difficile".
Entre Bielsa et l'Uruguay, le mariage prend déjà
L’histoire d’amour entre Marcelo Bielsa et l’Uruguay ne fait que commencer mais elle se lance sur de bonnes bases. "La connaissance détaillée que Bielsa a montrée lors des discussions que nous avons eues sur le football uruguayen, sur les joueurs, la politique, le journalisme, le style de jeu historique, les problèmes détaillés, m'a surpris, a justifié en avril Jorge Casales, membre la Fédération uruguayenne, sur la radio Sport 890. C'était Alonso ou Bielsa. Diego a fait un excellent travail lors des qualifications, de la préparation et de l'expérience de la Coupe du Monde, même si des objectifs n'ont pas été atteints. Si c'était un autre entraîneur, ce devait être quelqu'un qui allait révolutionner le football uruguayen et Bielsa est apparu."
Si ‘El Loco’ semble avoir séduit la fédération uruguayenne, il semble également conquis par cette terre de football, peuplée de 3,5 millions de personnes. "Si tu regardes l’autre facette de Bielsa, qui est son rapport à la vie, même si lui se dit franchement argentin, il est quand même plus proche de la mentalité uruguayenne qui sont des gens beaucoup plus humbles que les Argentins de manière générale, décryptait récemment Nicolas Cougot, rédacteur en chef de Lucarne Opposée (spécialiste du football sud-américain), sur le plateau de l’After sur RMC. Il a des accointances particulières avec l’Uruguay, il va souvent en Uruguay".
Visiblement plus motivé par l’ambition de construire un projet autour des jeunes que par son salaire de 3,7 millions d’euros bruts annuels, Marcelo Bielsa laisse rarement indifférent. Capable de claquer la porte dès la première journée de championnat, comme à l’OM en 2015, ou sans même avoir dirigé un match, comme à la Lazio l’année suivante, il reste adulé à Marseille ou à Leeds, qu’il avait fait remonter en Premier League en 2020. Sa volonté de rester simple et proche du peuple s’est encore manifesté ces dernières heures, puisqu’il a été aperçu travaillant dans un bar au milieu des autres clients.
"Ce qui est intéressant, c’est cette continuité avec Tavarez, ce même esprit de prendre quelqu’un qui est capable d’apporter une nouvelle dynamique, poursuit Cougot. Quand on voit ce qu’il a fait avec le Chili, quand on voit le matériel dont il dispose en Uruguay, forcément ça excite tout le monde". Lors de sa première prise de parole, le coach a pris soin de raconter un week-end à Montevideo où il est tombé amoureux de ce peuple, à tel point qu'il est finalement resté deux mois dans la capitale. "Ils n'ont pas eu à me convaincre, je dirais presque le contraire", assure-t-il.
Une arrivée remarquée
Cette première conférence de presse a été vécu comme un événement en Uruguay le 17 mai. Entre 250 et 300 journalistes issus de quinze pays étaient présents, et ils en ont eu pour leur argent. Fidèle à lui-même, tête baissée et très bavard, Bielsa s’est aussi épanché sur son choix de sélection, la troisième qu’il dirige après l’Argentine (1998-2004) et le Chili (2007-2011).
"Mon désir d'appartenir à ce projet a deux tenants: les joueurs que possède l'Uruguay, et ceux pour lesquels on fait les choses, le citoyen lambda", a-t-il expliqué, en insistant sur la proximité qu’il ressent envers le peuple uruguayen. Avec, au passage, une déclaration massivement relayée et commentée sur la consommation moderne de son sport: "Les résumés de trois minutes ne sont pas du football, c'est comme vivre avec sa femme uniquement le samedi soir, il n'y a pas de mariage qui dure. Si vous regardez le foot avec des temps forts, vous êtes un spectateur, pas un fan".
"Je ne me souviens pas d’une conférence de presse de cette magnitude dans le pays, ni d’une telle effervescence autour d’un événement lié au football", confie à So Foot Juan Pablo Romero, suiveur de la sélection pour le quotidien El Pais. "Cela a fait causer compte tenu de la situation économique compliquée du foot dans le pays, mais c’est le prix à payer pour débaucher un entraîneur de ce calibre, ajoute-t-il au sujet du salaire du sélectionneur. Il avait d’ailleurs des offres plus importantes ailleurs. Au final, je pense que 95 % des gens sont favorables à cette arrivée, même si certains ont tiqué car ils auraient préféré la nomination d’un Uruguayen".
Un effectif à redessiner, des échéances capitales à venir
Pour Marcelo Bielsa, la mission ne sera pas seulement de retrouver des résultats mais surtout de reconstruire un effectif avec des éléments prometteurs et des échéances particulièrement excitantes dans les prochains mois. Pour cela, il peut s’appuyer sur une génération dorée puisque l’équipe des moins de 20 ans vient de remporter la Coupe du monde… en Argentine.
Ainsi, la première décision forte du nouveau coach a été de convoquer seulement des jeunes pousses pour les deux matchs amicaux à venir contre le Nicaragua (ce jeudi, 1h30) et Cuba (mercredi prochain, 1h30). Sept récents champions du monde ont ainsi été conviés, contrairement aux têtes d’affiche Luis Suarez, Edinson Cavani, Diego Godin, Martin Caceres, Fernando Muslera, Ronald Araujo, Federico Valverde et Darwin Nunez. Vingt-cinq joueurs issus du championnat local ont aussi été invités, en guise de sparring partners.
Après ces matchs amicaux servant d’échauffement aux éliminatoires de la Coupe du monde 2026, qui débuteront en septembre, il sera temps de préparer un été 2024 particulièrement chargé. La Copa America, disputée aux États-Unis, précèdera les JO de Paris, où la Celeste fêtera le centenaire du premier de ses deux titres olympiques. Cela marquera également les vingt ans du sacre de Bielsa aux Jeux, avec l’Argentine de Lionel Messi, en 2004 à Athènes. Toujours aussi acharné de travail, Marcelo Bielsa a effectivement négocié la prise en charge de la sélection uruguayenne olympique.
L’effectif des prochains mois reste encore à définir. Des nouveaux seront assurément présents dans ce projet, mais la destinée des anciens, Luis Suarez et Edinson Cavani en tête, reste encore inconnue. "On ne peut pas prendre de décision concernant n'importe quel joueur au passé historique sans l'écouter, a jugé Bielsa. Je suis très respectueux des idoles parce qu'elles sont le patrimoine du peuple et que l'idole est un métal précieux pour les plus pauvres. Je ne ferais jamais consciemment quoi que ce soit pour nuire à une idole".
La Coupe du monde 2026, prévue en Amérique du Nord, servira de point de mire à Marcelo Bielsa, dont le contrat expire au terme de cette échéance. ‘El Loco’ a donc trois ans pour redorer le blason du double champion du monde, dont les étoiles commencent à sérieusement prendre la poussière.