"Mon Benzema à moi", par Fred Hermel

Je revois son visage presque enfantin de ce jour de juillet 2009. Plus de quarante mille personnes avaient envahi les gradins du stade Santiago-Bernabéu pour partager quelques minutes avec le nouvel arrivant dans l’équipe du Real. Karim Benzema avait vingt-et-un an, l’âge auquel moi aussi j’avais, dix-sept ans auparavant, quitté la France, quitté ma famille pour embrasser mon rêve madrilène. J’entends encore son espagnol hésitant pour cinq mots d’harangue à la foule vêtue de blanc. "Un, dos, tres… Hala Madrid!" Juste à côté, Florentino Pérez savourait le moment. Plus que pour n’importe quel joueur qu’il venait d’engager pour construire son Real des galactiques deuxième version.
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Ni pour Kaka, ni même pour Cristiano Ronaldo le président n’avait pris son avion comme il l’avait fait pour l’attaquant français. A Bron, quelques semaines auparavant, Pérez lui avait dit ce qu’il réservait aux très grands footballeurs: "Tu es né pour jouer au Real Madrid!" Cette arrivée était sa victoire personnelle face aux propositions mirobolantes d’Alex Ferguson et de Manchester United. Mais Karim n’aspirait qu’au blanc immaculé et le président merengue lui offrait son amitié et la promesse de gloire dans le plus grand club de l’histoire du football.
J’étais là, micro estampillé "RMC" en main, pour suivre le parcours de mon jeune compatriote dans la ville que j’avais fait mienne. Je souhaitais son succès car je connaissais sa peine. Celle d’être loin de chez soi. Celle de se retrouver tout seul le soir dans sa chambre. Celle de devoir apprendre la patience, la lourde patience qui retient le corps alors que l’esprit hurle de vouloir montrer de quoi on est capable, de réussir. Tout de suite. Benzema devait apprendre beaucoup de choses et c’est d’abord Cristiano Ronaldo qui lui servit de professeur. L’ancien Lyonnais me le confessa deux mois après son installation dans le vestiaire.
"Il est venu me dire qu’ici ce n’était pas le championnat de France, qu’ici c’était le Real, m’expliqua-t-il. Qu’il fallait que je fasse plus que ce qu’on me demandait, qu’il fallait que j’arrive avant les autres et que je reparte après les autres, que je fasse beaucoup de musculation aussi."
Sages conseils que Karim sut attraper au vol, premiers pas d’une fructueuse collaboration qui allait durer pas moins d’une décennie.
Benzema: "Soyons honnêtes, je ne suis qu’un remplaçant dans cette équipe"
Alors que je le vois aujourd’hui brandir ce ballon doré de plusieurs kilogrammes, je pense à ces moments de tristesse, puis de joie qui ont parsemé son long chemin vers cette extase et cette unanime reconnaissance. A ce soir de novembre 2009, froid et pluvieux, quand un Karim stérile était entré en fin de rencontre pour un Gonzalo Higuain auteur d’un doublé. "Soyons honnêtes, je ne suis qu’un remplaçant dans cette équipe" m’avait-il confié, regard sombre mais tête haute.
J’étais là aussi, dans l’immense salle de presse du centre d’entraînement de Valdebebas, quand un certain José Mourinho le compara à un chat, c’est-à-dire à un attaquant inoffensif quand il souhaitait pouvoir compter sur un tigre. "À ce moment, il voulut partir, persuadé qu’on ne lui laisserait pas sa chance ici, m’expliqua des années plus tard un haut responsable du club. Mais son père lui avait dit qu’il devait persévérer, qu’il devait aller au bout de ses espoirs madrilènes. Il fut essentiel."
Benzema et le "sacrifice" pour Ronaldo
J’étais là aussi quand Ronaldo se rendit compte qu’avec Benzema à ses côtés la vie était plus belle et le football plus facile.
- Ça ne te gêne pas de te sacrifier pour Cristiano ? lui demandai-je un jour.
- Mais arrête avec cette histoire de sacrifice, me répondit-il d’un air énervé. Jouer au foot comme je joue n’est jamais un sacrifice. J’aime le jeu, j’aime créer du jeu. C’est clair… Non ?
Je finis par comprendre son point de vue. Mais je criais comme rarement sur un but quand, le 26 mai 2018 face à Liverpool, Benzema marqua son premier dans une finale de Ligue des Champions. Un but de roublard, un but de vrai numéro 9, de celui qu’on lui avait si souvent reproché de ne pas être.
J’étais là quand, finalement, il devint le meilleur joueur du Real, en plus du meilleur buteur.
Alors en ce soir de triomphe suprême, je repense à tout cela. Je ne suis pas là. Je ne suis pas dans la salle. Je regarde de loin. Et je me réjouis. Pour lui. Pour le football.