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Philippe Auclair - Qatar 2022: tout le monde descend.

Vérités et questions sur Qatar 2022...

L’ami Polo appelle ça ‘la qatarstrophe’, ce malin. Et sur ce point, comme sur beaucoup d’autres d’ailleurs, je suis en plein accord avec notre Herr Bundesliga. Voilà des semaines que nous parlons ensemble d’une Coupe du Monde organisée dans une ville-état de la taille de Paris environ (banlieue non comprise), où la température moyenne en été est de 43 degrés centigrade pendant la journée, dont trois-quarts des deux millions d’habitants sont des immigrés auxquels on refuse presque tout droit civique, et où le football, comme tous les autres sports, est d’abord un moyen d’opérer la transformation d’un pays entièrement dépendant de ses gigantesques ressources en hydrocarbures et gaz naturel en une économie d’un type inédit, post-post-post moderne, si pous voulez, en ce qu’elle repose exclusivement sur la spéculation et le placement d’avoirs financiers colossaux. Sa sélection, quart-de-finaliste de la Coupe d’Asie 2000, point-barre, est un amalgame de joueurs locaux et de footballeurs naturalisés qui n’a aucun espoir de passer le premier tour d’un Mondial pour lequel elle ne s’est jamais qualifiée(*). Cela dit, en lui-même, le projet est extraordinaire, à tous les sens de ce mot. La famille royale qatari ne manque ni d’imagination, ni de courage, pas plus que ses alliés des Emirats, Sheikh Makhtoum par exemple, ou les al-Khalifas en général. Elle ne manque pas d’argent non plus. Et pourquoi pas, d’ailleurs?

Pour un peu, on pourrait faire de cette famille un équivalent moderne des souverains du siècle des lumières, des autocrates frôlés par le vent de la liberté, prêts à le laisser souffler dans une région qui a bien besoin de quelques courants d’air, loin de l’haleine des wahabbistes. La grande Catherine et Frédéric de Prusse réincarnés sur les rives du Golfe Persique, si vous voulez. L’idée est séduisante, et est vigoureusement défendue par des ‘intimes’ du régime, dont Luc Dayan, l’ancien président du LOSC, avec lequel j’ai croisé le fer à l’antenne jeudi dernier.

A ce titre, il s’est trouvé quelques personnes on ne peut plus respectables pour défendre publiquement l’ambition des Qataris – mon ami Paddy Barclay, dans le Times, par exemple. Pourquoi ne pas leur donner une chance de prouver que nous sommes victimes de préjugés?, dit-il en substance. Pourquoi pas, en effet?

Peut-être est-ce possible de faire venir des centaines de milliers de supporters dans un pays minuscule où marcher dans la rue est comme marcher dans un four avant le coucher du soleil. Où l’homosexualité est un crime passible de cinq à dix années de prison. Où on veut construire des stades climatisés qui seront démolis aussitôt la compétition finie. Dans lequel un ressortissant israélien ne peut pénétrer, et où ceux dont le passeport a été estampillé à Tel-Aviv peut se voir refoulé à la frontière. Dans lequel, me souffle un ami saoudien, la candidature australienne au Mondial de 2022 a été qualifiée de ‘juive’, parce que son chef, M. Loewy, a en effet des racines israélites. Peut-être est-ce possible, et même souhaitable, pour faire sauter les idées reçues, faire avancer un autre modèle du monde arabe, éclairé celui-là, dont le figure de proue serait Sheikha Mozah bint Nasser Al Missned, l’épouse de l’émir qatari, si fière, si digne et si intelligente – une gifle superbe infligée aux fondamentalistes, dont on ne peut que se réjouir, soit dit en passant. Que ce serait beau, un état musulman qui s’ouvre ainsi au monde, comme la Perse de Hafiz et la Turquie de Soliman le Magnifique en leurs temps, qui cloue le bec à ceux qui haïssent par paresse!

Pourquoi pas, en effet? Ce monde se meurt de manque d’imagination et de tolérance.

Mais on gratte un peu – et on découvre un autre monde, qui est très, très vieux, celui-là. Et il est corrompu jusqu’à la moëlle.

Oui, le Qatar a acheté le Mondial. Les membres du comité exécutif de la Fifa ne sont pas des anges, de loin s’en faut, mais jamais – jamais – n’avions-nous sombré aussi bas.

Payer? A certains égards, cela n’a rien de scandaleux en soi: un porte-parole comme Zinedine Zidane, ca se paie. C’est de la pub’, qu’on l’aime ou pas, meme si d’autres pays-candidats ont pu compter sur le bénévolat de leurs ambassadeurs. On fait passer un message, on rémunère celui qui le passe. Mais qu’on le sache, au moins. Tiens - voici un extrait de l’interview accordée par Luc Dayan à 20minutes.fr juste avant le vote de la Fifa. Dommage que je ne l’ai pas lue avant que nous conversions ensemble jeudi dernier.

“Et comment ont-ils convaincus (sic) Zinedine Zidane de les parrainer?” “En le payant. Il peut aussi y avoir eu une intervention politique française. Les relations Qatar-France sont excellentes. Même si Zidane n’était pas très chaud, on peut lui avoir dit que c’était bien de le faire.”

La semaine précédant le vote, l’émir du Qatar, sheikh Hamad ibn Khalifa Al Thani, était en visite privée à Paris, où il demeurait au Royal Monceau, son hôtel particulier de l’île St Louis étant en réfection. Il est très proche de Nicolas Sarkozy, vous le savez peut-être. Comme vous savez peut-être aussi que la France et Qatar ont récemment discuté d’un accord sur la cession d’une partie du capital d’Areva à l’émirat – Areva, le groupe qui contrôle la production de l’énergie nucléaire en France, mines d’uranium comprises. Rien de conclu à ce jour. Mais ça discute...

Pression, pressions...sur Michel Platini, par exemple? La presse internationale pose la question depuis 48 heures. Aux Etats-Unis (Wall Street Journal), en Allemagne (Bild), au Royaume-Uni (tout le monde). Nous avons le droit de la poser nous aussi, sans préjuger de sa réponse. Le plus grand joueur de notre histoire est un fin politique, mais nul ne doute qu’il ne pense d’abord au football, qu’on soit d’accord ou pas avec la direction qu’il espère lui donner. Voilà des semaines que le bruit court en coulisses que le président de l’Uefa aurait reçu des conseils discrets de voir la candidature qatari d’un oeil bienveillant. Quand on dissèque le déroulement des tours de scrutin à Zurich, il est aisé de voir comment ce soupçon est devenu – pour certains - une conclusion. Dans une ambiance aussi détestable, la distinction est parfois difficile à faire. Le nombre de voix recueillies par le Qatar dès le premier tour (onze sur vingt-deux!), même en tenant compte de l’accord passé avec le dossier Espagne-Portugal, que personne ne remet en doute, et qui est d’ailleurs la conséquence perverse de la décision de décider des destinations des Coupes du Monde de 2018 et 2002 le même jour - n’a de sens que si quelques délégués de l’ExCo, ignorant les recommandations de leur commission technique (pour laquelle, des neuf candidats aux Mondiaux de 2018 et 2022, le Qatar représentait, et de loin, le plus gros risque), ont choisi de voter en fermant les yeux. Parlons de quelques-uns d’entre eux.

M. Grondona, représentant de l’Argentine au sein de l’ExCo, par exemple, expliquez-nous pourquoi on (le Wall Street Journal en particulier, qui n’est pas une gazette de plaisantins) parle de 78,4m$ versés à vos bonnes oeuvres, ce que les Qataris, interrogés directement à Zurich, n’ont pas voulu nier. Les Argentins ont démenti, du bout des lèvres, mais ne menacent personne de poursuites pour diffamation. M. Makudi, délégué thailandais, expliquez-nous comment il se fait qu’un budget invraisemblable ait été mis en place pour le financement d’une ‘académie’ de football dans votre pays. M. Salguero, délégué du Guatemala, parlez-nous de ces drôles de bruits qui circulent depuis deux mois sur le paiement d’une somme à huit chiffres dans le compte de votre fédération, ou quelque chose s’en approchant. MM les délégués de la CAN, expliquez-nous pourquoi vous avez accepté le ‘sponsoring’ de votre dernier congrès, tenu en janvier en Angola, par le Qatar, précisément, avant que ce pays n’ait le toupet de proposer un arrangement du même type pour le prochain congrès de l’Uefa, qui se tiendra...en Israël l’an prochain, avant que Michel Platini –bravo! – ne s’y oppose formellement.

Certains diront peut-être (sûrement): tout ça, c’est des rumeurs propagées par les Anglais, qui ne digèrent pas d’avoir vu la Russie leur être préférée. Hélas non. Au Japon, en Turquie, en Scandinavie, on partage la même analyse. Oui, le régime des ‘faveurs’, cash ou non, est en place depuis que Joao Havelange prit la tête de la Fifa. Mais à ce point, de manière aussi claire, jamais. Et là est le vrai problème, pas la chaleur qui étouffe Doha en été.

C’est l’affirmation que l’argent, seul, peut déterminer l’avenir du football, indépendemment de toute autre considération. Que le Qatar soit une oléogarchie ‘arabe’ (mais dont trois quarts de la population ne l’est pas, puisqu’elle est originaire du sous-continent indien), en fin de compte, n’a aucune importance. Un ‘détail’, en passant: aucun autre pays au monde n’a un tel déséquilibre entre hommes et femmes: on compte 3.46 habitants de sexe masculin pour une femme dans l’émirat. C’est que le droit au ‘regroupement familial’ n’y existe pas. Les Pakistanais, Indiens, Philippins, Sri Lankais qui bâtiront, et détruiront, les stades de 2022 n’ont pas les moyens de faire venir leurs conjoints et leurs enfants dans leurs foyers de fortune – si ‘fortune’ est le mot.

(En passant – le fameux argument ‘vert’ des Qataris, comme quoi leurs stades climatisés ne contribueraient en rien à l’effet de serre. La production de CO2 par tête d’habitant dans l’émirat est la plus forte de la planète (55,5 tonnes/an), en proportion trois fois plus que celle des Américains. Un autre ‘détail’?)

Aujourd’hui, vous le sentez, je suis écoeuré. Le football de haut niveau, qu’est-ce que c’est, quand on y réfléchit? Une transition, qu’on rêverait aussi insensible que possible, du parc dans lequel on joue gamins au stade où on va applaudir Messi et cie. Et quand Messi tape dans le ballon, on oublie tous combien il gagne – lui le premier. Au Qatar, quand je verrai les joueurs entrer sur une pelouse plus qu’artificielle, je penserai à des mallettes pleines de billets de banque. Et j’irai jouer ailleurs. Je ne crois pas que je ne serai pas le seul.

(*) Au fait, si vous regardez la sélection qatari (qualifiée d’office pour 2022): Mesaal al-Ahmad – yéméni. Majdi Siddiq – saoudien. Wesam Rizik – koweitien d’origine palestinienne. Fabio Cesar Montezine – Brésilien. Mohammed Saqr – saoudien. Marcone Amaral – Brésilien. Saad al-Shammari – saoudien. Talal al-Bloushi, koweitien. Sebastian Soria – uruguayen.

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