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Coupe du monde: âge d’or, honte et miracle, l’histoire d'amour contrariée du Japon avec le rugby

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Le Japon accueille à partir de ce vendredi la Coupe du monde de rugby, un sport centenaire sur l’île mais longtemps confiné et réservé à l’élite politique, universitaire et des grosses entreprises. Les crises ont failli avoir raison de son existence au plus haut niveau et le Mondial, qui débute par un match entre les locaux et la Russie, a pour but de relancer son développement et de l’ouvrir au peuple. Qui n’attend qu’un exploit des Brave Blossoms pour s’enflammer.

Après 28 ans et huit éditions d’entre-soi, le rugby a décidé d’ouvrir sa Coupe du monde à de nouveaux horizons. Econduit en 2005 pour l’édition 2011, le Japon organise enfin son Mondial jusqu’alors réservé aux terres "traditionnelles" de l’ovalie (entre la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre, l’Afrique du Sud, le pays de Galles et l’Australie). L’ouverture vers de nouveaux marchés économiques arrange World Rugby dans sa volonté d’expansion. Mais le Japon, qui lancera sa Coupe du monde lors du match d’ouverture ce vendredi (12h45) face à la Russie, ne se présente pas uniquement en vache à lait du ballon ovale. Il peut aussi prétendre au titre de nation "traditionnelle" du rugby.

Un supporter japonais
Un supporter japonais © Icon Sport

Le sport y est présent depuis un siècle. Et l’existence même de la Coupe du monde lui doit beaucoup. Sans l’investissement de l’entreprise japonaise, KDD, spécialisée dans les câbles sous-marins, la veille du coup d’envoi de la première édition en 1987, celle-ci se dirigeait vers un camouflet. "S’il n’y avait pas eu le Japon, il n’y aura pas eu de Coupe du monde, resitue Robert Verdier, ancien joueur français implanté au Japon depuis 39 ans et ancien membre de la Fédération japonaise. Ou alors, il y en aurait eu une mais pas deux. La première aurait été un tel désastre qu’il n’y en aurait pas eu de deuxième."

L’âge d’or des années 80

La passion du Japon pour le rugby n’est pas nouvelle. Mais elle est longtemps restée confinée aux cercles universitaires, des puissantes entreprises et de pouvoir, la moitié des députés du gouvernement actuel ayant, par exemple, pratiqué le sport. "Dans les années 80, c’était le sport d’élite, confie Verdier. Il y avait alors très peu de football et pas de basket au Japon. Le sport populaire, c’était le baseball et l’élite intellectuelle et d’entreprise pratiquait le rugby." Claude Atcher, grand artisan du succès de la candidature du Japon pour ce Mondial et actuellement dans le comité d’organisation pour l’édition 2023 en France, va encore plus loin. "C’est avant tout un sport de caste, très haut de gamme, confie-t-il dans L’Equipe. (…) Le rugby au Japon, c’est un entre-soi pire que ce qu’on trouve en Angleterre."

Cela fut sa force dans les années 80. "A l’époque, le premier pays de rugby au monde, c’était le Japon tant au niveau des pratiquants – il y en avait entre 180.000 et 200.000 – qu’au niveau financier, estime Verdier. Dans les années 80, les matchs entre Waseda et Keio (deux des plus grands clubs universitaires du pays, ndlr) se jouaient devant 63.000 spectateurs. Ça n’avait lieu nulle part ailleurs au monde."

La honte de 1995

Ce succès confiné l’a aussi précipité vers sa perte au début des années 90. Et une date reste encore traumatisante pour tout un pays: le 4 juin 1995. Déjà éliminé de la Coupe du monde après deux défaites en poule, le Japon explose pour son dernier match face à l’équipe B de la Nouvelle-Zélande (145-17). L’humiliation de Bloemfontein (Afrique du Sud) plonge l’équipe nationale et le rugby dans les abîmes des cœurs de ses habitants qui acceptent "la noblesse d’un échec" quand il est assumé. Celui-ci était préparé.

En se battant pour préserver l’entre-soi et l’amateurisme de la pratique au pays, Shingy Konno, le président de la Fédération (1972-1994, tout en conservant d’autres attributions jusqu’en 2007, année de sa mort), a précipité sa sélection droit dans le mur. "Ce qui est ironique, c’est d’avoir intronisé au Hall Of Fame (de World Rugby, en 2019, ndlr) Shiggy Konno qui a enfermé le Japon dans le rugby amateur et qui est à l’origine du désastre du rugby japonais, sourit Verdier. Ça a été le fossoyeur du rugby japonais."

L’échec de Bloemfontein fut le point de non-retour d’un sport en déclin depuis quelques années déjà. En raison de plusieurs facteurs: l’avènement du football avec la création du championnat de football, la J-League (en 1993), suivi par un public très féminin. Mais aussi une mauvaise image qualifiée sous les initiales KKK (Kiken pour dangereux, Kitanai pour sale et Kitsui pour dur). Le nouvel échec cuisant lors du Mondial 1999 (trois défaites en poules) malgré une tentative de réanimation en cours de route (une victoire en Coupe du Pacifique) a rapproché le ballon ovale de l’encéphalogramme plat. 

Yoshiro Mori "renverse la table"

Son salut est arrivé de la politique. Et plus précisément de Yoshiro Mori, ancien Premier ministre du pays (2000-01) et personnage très influent du rugby et de la société japonaise. "Ce n’est pas seulement un ancien premier Ministre, situe Atcher dans L’Equipe, c’est un homme qui dispose d’énormes pouvoir sur le plan politique. C’est un des hommes les plus puissants du Japon, un homme de réseaux." Et de fort caractère.

L'ancien Premier ministre japonais Yoshiro Mori en 2001
L'ancien Premier ministre japonais Yoshiro Mori en 2001 © AFP

Lassé des piètres résultats de sa sélection, le grand ami de Jacques Chirac, élu à la tête de la Fédération japonaise (2005-15) et actuel vice-président du comité d’organisation, "renverse la table". "Il a dit : 'On va tout changer et je veux relancer le rugby avec trois axes: une Ligue professionnelle, un entraîneur étranger et l’accueil de la coupe du monde de rugby au Japon'." La Top League, sorte de championnat semi-amateur financé par les grosses entreprises, est créée et attire des stars de renommée internationale. Les sélectionneurs étrangers se succèdent à la tête des Brave Blossoms et le pays obtient enfin son Mondial. 

"Le miracle de Brighton" a réveillé tout un peuple

Le plan est en marche mais ronronne. Jusqu’à l’inimaginable: "le miracle de Brighton". Vingt ans après l’humiliation de Bloemfontein, le Japon signe ce qui est peut-être le plus gros exploit dans une Coupe du monde de rugby: une victoire contre l’Afrique du Sud (34-32) en phase de poules de l’édition 2015. Jusqu’alors désintéressé, le peuple japonais s’emballe pour sa sélection. "Personne n’a vu ce match, s’amuse Verdier. Il y avait moins de 500.000 téléspectateurs en direct devant la télévision. Le match suivant, il y avait eu 25 millions de téléspectateurs." Malgré l’exploit et trois victoires, les hommes de l’Australien Eddie Jones ne se hissent pas en quarts. Mais ont frappé les esprits.

Les Japonais lors de leur victoire sur les Springboks lors de l'édition 2015 de la Coupe du monde
Les Japonais lors de leur victoire sur les Springboks lors de l'édition 2015 de la Coupe du monde © Icon Sport

Quatre ans plus tard, les hommes de Jamie Joseph ne se présentent plus en victimes expiatoires et nourrissent de nouvelles ambitions. "Le Japon a une grande passion pour le rugby, pour le combat, confie Nobuhiko Otomo, journaliste pour le magazine Sports Graphic Number, Rugby Japan365 et Tokyo Chunichi Sports. La Fédération japonaise a dit que le but était les quarts de finale mais le capitaine (Michael Leitch) a dit qu’il n’avait pas de limite."

Une nouvelle révolution avant le Mondial

L’approche de cette compétition ne s’est pas faite sans rebondissement. Vieillissant (82 ans) et malade, Yoshiro Mori a tapé du poing sur la table en démissionnant de son poste de président honoraire de la fédération en avril dernier pour fustiger l’attentisme de ses dirigeants actuels et appeler à un rajeunissement des personnes en place. Shigetaka Mori a été nommé président de la JRFU en juin avant de nommer vice-président le "jeune" (51 ans) Katsuyuki Kiyomiya, ancien joueur considéré comme ayant l’un des plus gros réseaux du rugby japonais. 

Une manière d’éviter à ce sport de ronronner de nouveau et de connaître de futures déconvenues. Le Mondial a pour vocation de lancer un nouveau cercle vertueux. "Le niveau et la popularité du rugby au Japon étaient en train de chuter et si nous attendons, ce pourrait être trop tard, confiait en 2005 Seiji Hirao, ancien demi d’ouverture et surnommé 'M.Rugby' au Japon (décédé en 2016 à 53 ans, des suites d’une maladie), alors que le pays briguait l’organisation du Mondial 2011. C’est comme une bombe, un outil pour accélérer le mouvement, et c’est notre gros objectif. En accueillant la Coupe du monde, nous allons élever le niveau de l’équipe nationale et la popularité du jeu. Nous avons besoin du Mondial pour que cela se produise."

"40 millions de téléspectateurs pour Japon-Russie"

Quatorze ans plus tard, Le Japon a enfin son rendez-vous planétaire et le succès de la billetterie confirme l’intérêt d’un pays qui ne demande qu’à s’enflammer. L’intégration de la franchise japonaise des Sunwolves au Super Rugby (compétitions avec les meilleures franchises néo-zélandaises, sud-africaines, australiennes et argentines) l’avait déjà prouvé malgré l’échec sportif de cette expérience qui s’achèvera en 2021. "Les Sunwolves sont le premier public en moyenne du Super Rugby", assure Verdier. Ils ont décidé de quitter de quitter la compétition sur fond de manœuvre de la part de la SANZAR (qui avait soumis sa participation à la condition de verser 10 millions d’euros par saison, appliquée à aucun autre participant de la compétition...) et de la Fédération sud-africaine, encore amère de sa défaite face au Japon pour la Coupe du monde 2019.

Shuhei Matsuhashi (avec la balle) et les Sunwolves participe au Super Rugby jusqu'en 2021
Shuhei Matsuhashi (avec la balle) et les Sunwolves participe au Super Rugby jusqu'en 2021 © Icon Sport

Derrière ces soubresauts d’une histoire chaotique avec le ballon ovale, tout un pays attend désormais de vibrer comme ce fut le cas lors du Mondial de foot 2002 co-organisé avec la Corée du Sud. "Pour le match entre la Japon et la Russie, il y aura 40 millions de téléspectateurs, anticipe Verdier. (…) Le terreau est fertile pour s’enthousiasmer. Ça peut accrocher comme ça a démarré en 2002 pour la Coupe du monde de football lorsque le Japon était sorti des poules. Je souhaite revivre cela. Si le Japon sort des poules, la semaine qui précédera le match face aux Blacks (potentiel adversaire en quarts, ndlr), le pays va marcher sur l’eau. Ce sera un truc inimaginable. Les gens vont vous embrasser dans la rue, ça va être la folie si ça arrive." Au pays du soleil levant, on espère voir grossir l’enthousiasme. Les joueurs savent ce qu’il leur reste à faire. 

Nicolas COUET (@Niconik) avec M.M. au Japon