De "Toto" à Dupont, la trajectoire hors-du-commun du meilleur joueur de rugby du monde

Il fait ce jour-là un froid glacial. Bourrasques de vent et pluie à grosses gouttes viennent vous rappeler que le mois de décembre peut s’avérer rude au pied des Pyrénées. Nous sommes à Castelnau-Magnoac, village que la France du rugby a mis sur la carte depuis l’avènement d’Antoine Dupont. 800 habitants… 120 licenciés ! Incroyable ratio dans une région où les terrains de rugby s’enchainent tous les dix kilomètres. Ce jour-là, les immenses flaques que l’on devine sur le terrain auront raison de l’entraînement des plus jeunes. Au chaud dans le club house, ils peuvent contempler le mur dédié à la star du pays. Vrai totem entre photos et maillots mélangeant passé et présent.
"C’est le meilleur joueur au monde. On voudrait devenir comme lui", "c’est comme si c’était notre père, il nous a guidé dans le rugby", "je trouve que c’est de la chance qu’on le voye (sic), parce que beaucoup d’enfants ils aimeraient le voir comme nous". Léo, Nino et les autres, des étoiles dans les yeux, s’imaginent un destin à la "Toto", le surnom d’Antoine Dupont, encore inscrit en lettres majuscules au stylo, sur l’étiquette de son premier maillot, encadré ici. Les clichés en attestent, c’est à cinq ans qu’il a fait ses premiers pas à "Castelnau", avec, déjà et de manière dingue, des attitudes d’attaquant.
"Il était déjà malin, espiègle sur le terrain, il sentait déjà les bons coups et avait une vivacité incroyable", dit de lui son premier éducateur, Jean-Philippe Guerrero. Dans les pas de son frère Clément, de trois ans son aîné, Antoine ne lâche pas sa maman pour qu’elle lui permette d’aller au rugby. Il a cinq ans seulement. Rencontré l’an passé, Clément nous avait dépeint cette détermination. "Il embêtait tellement ma mère pour y aller qu’elle l’a laissé faire… mais il n’avait pas l’âge ! Alors c’est peut-être là dans l’adversité qu’il a fait ses premiers pas. Et comme il n’était pas du genre à se laisser faire, c’est parti de là et ça ne s’est jamais arrêté." Sauf chez les U9. Ses copains plus âgés dans la catégorie au-dessus, Antoine Dupont avoue un jour à sa mère qu’il pense arrêter. "Il était tellement au-dessus des gamins de sa catégorie, qu’il lui fallait un autre challenge explique Guerrero. Alors on a décidé de le surclasser en U11 pour qu’il puisse s’exprimer. A l’époque, on avait la possibilité de le faire pour un joueur par club."
Le phénomène est en marche. Le pilier international Cyril Baille, originaire de Lannemezan, à un peu plus de 20 kilomètres de là, club associé à Castelnau-Magnoac chez les jeunes, l’a découvert très tôt. "Oui, très jeune, car moi j’ai commencé le rugby avec son frère. Et déjà, sur les plateaux de rugby, avec sa petite frange blonde, on le voyait traverser le terrain et on entendait beaucoup parler de lui. On voyait déjà, même avec son jeune âge, qu’il avait des capacités de crochets et d’appuis. C’est à peu près le même maintenant, même s’il a gagné quelques centimètres. Mais il avait déjà les mêmes attitudes qui font qu’aujourd’hui, c’est le meilleur joueur du monde."
La rencontre avec Jelonch
Il faudra avant passer les paliers. Le premier va le mener vers 15 ans à Auch, où son frère a "migré" rugbystiquement. Le club phare du Gers au sein duquel une rencontre va marquer sa vie. Celle avec Anthony Jelonch. Il ne se quitteront plus. Ils s’étaient affrontés en sélection, Hautes-Pyrénées pour Dupont, Gers pour Jelonch, puis rejoints en stage sous le maillot Armagnac-Bigorre. Mais au lycée agricole Beaulieu, ils font carrément chambre commune en classe de seconde à l’internat. "Ça a été de suite un grand ami pour moi, avoue dans un sourire le troisième ligne. C’est sûrement nos origines. Il vient d’une famille d’agriculteurs, moi aussi. Et nos caractères se sont vite coordonnés. On est tous les deux humbles, on aime rigoler. Je ne sais pas, c’est quelque chose d’assez normal entre nous."
Pudique et discret, comme son ami en fait, Jelonch est tiré vers le haut par le prodige. "A Auch, c’était déjà un très grand joueur. Il poussait l’équipe tous les week-ends, c’était un des meilleurs comme ça l’est aujourd’hui. C’était un phénomène." La rage de vaincre de Dupont se heurtera juste au Racing de Camille Chat en finale chez les juniors Crabos. Une défaite qu’il ruminera longtemps, lui qui déteste perdre. Mais l’histoire est en marche et franchit les frontières du département. A moins de deux centre kilomètres de là, deux jours après sa finale de Top 14 perdue face à Toulon, Serge Milhas, entraîneur à l’époque du Castres Olympique, prend sa voiture. Direction le Gers, pour faire signer Dupont et Jelonch, qui basculent vers le monde professionnel.
"Le club d’Auch descendait en Fédérale 1 et nous on voulait rester au haut niveau, explique Jelonch. Et Antoine savait que je n’allais pas partir si lui ne partait pas. Et lui il préférait partir à deux. Castres a été le bon compromis. A cette époque il y avait le club de Bordeaux-Bègles sur nous deux, mais on a préféré prendre le chemin de Castres car ils comptaient vraiment sur lui. Ils voulaient le faire jouer dès ses 18 ans." Ce sera avant même. Le 26 octobre 2014, trois semaines avant d’avoir 18 ans et à l’aide d’une dérogation, Antoine Dupont fait ses premiers pas sous le maillot castrais face au grand Leinster. Une défaite (16-21) et dix minutes, en remplacement de Cédric Garcia, qui lui permettent tout de même de mettre un gros plaquage au 3e ligne centre international irlandais Jamie Heaslip…
Impressionné par sa performance, Dany Care lui offrira son maillot
Depuis des semaines, les joueurs du groupe professionnel castrais observent avec étonnement ce jeune joueur. Comme l’arrière Julien Dumora, surpris à l’entraînement : "Ppendant l’intersaison, c’est très axé sur le rugby on jouait à 'toucher'. Et lors d’un des tous premiers, je break et je vais marquer. Sauf qu’au moment d’aplatir, j’ai Toto qui m’arrive derrière et qui me fait exploser le ballon ! Le ballon dégueule, je ne marque pas et là je me dis : put… celui-là… deux ou trois actions après, pareil. Je ne sais plus quel joueur passe, mais re-Toto derrière et pim ! Et après, à le voir évoluer avec nous, tu te dis : ce gamin a d’énormes qualités. Et plus ça allait plus on s’est rendu compte que c’était un joueur extraordinaire."
Deux mois après son entrée en Coupe d’Europe, en janvier 2015, Dupont sera titulaire lors de la venue des Harlequins. Impressionné par sa performance, Dany Care, le demi de mêlée international anglais des Harlequins, lui offrira son maillot à la fin du match. "C’était quand même impressionnant, se souvient David Darricarrère, déjà entraîneur au CO. Il l’avait mystifié plusieurs fois. Notamment à cinq mètres de la ligne, il lui fait un cadrage-débordement. Ça avait marqué le futur joueur qu’il allait devenir et le grand joueur qu’il est maintenant." Un essai pour lui et le sentiment naissant de curiosité autour de lui. Mais qui est donc ce joueur dont tout le monde parle ?
Il grandit à Castres aux côté de Rory Kockott. Deux ans plus tard, il vit sa première sélection en Bleu, en Italie. Le 11 mars 2017 entérinera donc son avènement. C’est à ce moment-là qu’il choisit de rejoindre le club de ses rêves. Le Stade Toulousain. Une blessure au genou freinera son ascension la saison suivante. Encore que, selon son coach Clément Poitrenaud… "quand il s’est blessé au genou droit, il s’est mis à taper du gauche, donc ça lui a permis d’avoir maintenant quasiment les deux pieds au même niveau." Jeu au pied, défense, un contre un, les progrès sont en quelques mois exceptionnels.
"C’est un super héros, partout où on va !"
Dupont ébahit la France entière du rugby. Et devient un patron. "Il ne faut pas négliger le nombre de matchs joués, ajoute Poitrenaud. Quand on est un jeune joueur, l’accumulation de temps de jeu, ça a vraiment un effet. Il a gagné en expérience. Son leadership, ses compétences stratégiques et tactiques se sont développées aussi. C’est quelqu’un qui, au-delà de son impact sur le terrain, a également un impact sur le vestiaire, sur les autres, sur ce qu’il peut dire ou faire. C’est surtout sur ça qu’il a évolué. Ses qualités de joueurs on les connaissait à l’époque, il était déjà performant avant. C’est surtout sur ce qui est périphérique au jeu où il a pris une autre dimension."
Et 2021 est son sacre. Champion de France et d’Europe avec Toulouse, meilleur joueur du Tournoi des VI Nations, de la Coupe d’Europe, du Top 14, il est au passage nommé capitaine du quinze de France, avec qui il bat les All Blacks cet automne. Et devient donc meilleur joueur du monde… "Beaucoup de fierté d’évoluer à ses côtés", se réjouit Cyril Baille, qui avoue qu’il tire tout le monde vers le haut. Et constate son changement de statut. "C’est un super héros, partout où on va ! On le voit même nous, sur les déplacements, dans les stades visiteurs. Dès que son nom est prononcé il est acclamé. Il a gagné le cœur de tous les Français et aujourd’hui, c’est la star du rugby français. Et d’autant plus de l’endroit d’où il vient, c’est clair que c’est la star."
Retour à Castelnau-Magnoac. En bord de terrain du stade Jean Morere, Emilie Rousse n’en revient pas. C’est la responsable de l’école de rugby. Et accessoirement sa cousine. "Antoine est pour nous un support important. Il y a beaucoup d’enfants qui veulent jouer là rien du fait qu’Antoine soit de Castelnau. C’est le modèle. Pour nous, c’est très bénéfique." Puis elle laisse de côté son rôle dans le club. En hochant la tête, ouvrant grand les yeux, l’affection prend vite le dessus. "Moi, personnellement, j’ai beaucoup de mal à réaliser. C’est incroyable… enfin… (elle marque une pause). Moi je le connais depuis qu’il est né. Je le répète, j’ai du mal à réaliser. Mais ça fait très chaud au cœur et on est très fier de lui." Tout en précisant : "ça reste Toto de Castelnau. C’est Antoine Dupont mais ça reste Toto. Et ce sera toujours Toto." L’histoire de Toto, le meilleur joueur du monde.