Biathlon: les Bleus dans la folie du Grand Bornand

"Je ne sais pas si on peut le dire à la télé…" A l'évocation du Grand-Bornand, les joues de Justine Braisaz rougissent, ses grands yeux bleus pétillent. On ne le dira donc pas à la télé, mais on aura compris les sensations vécues il y a deux ans par la biathlète, qui remportait sur cette piste la première victoire de sa carrière, à domicile, et dans une ambiance bouillante. "C'est une foule qui sait transmettre l’énergie qu’elle a, ajoute Braisaz. C’était une onde, je pense que tout le public faisait corps sur la piste. Ça parcourt l’échine et je n’ai jamais connu ça ailleurs. On est vraiment proches du public, et le public français est fou! Mais dans le bon sens du terme. Les Français sont expressifs… C’est le plus beau souvenir de ma carrière et ça le restera. Je suis catégorique. Les premières fois marquent toujours, et c’était très spécial. Après, c’est un souvenir rangé dans une boite, j’ai envie de vivre la suite."
Vainqueur lui aussi lors du dernier passage en France, Martin Fourcade note que "l’ensemble du public est focalisé uniquement sur nous. On ne sent pas la même intensité dans chaque encouragement sur les autres étapes où il y a aussi du monde. C’est une sensation assez étrange, perturbante un peu au début. On reconnait les voix, les sollicitations alors qu’à l’étranger on entend plus un brouhaha. Là on distingue vraiment. En coupe du monde, normalement 80% du public est sur la tribune derrière le pas de tir et 20% au bord de la piste, et là c’est l’inverse. Du coup il y a une ferveur sur la piste que l’on ne ressent pas sur les autres sites."
Une ferveur qu’essaye de décrire, en cherchant ses mots, la triple médaillée olympique de Pyeongchang, Anaïs Bescond. "Ce qui me marque c’est la sensation de ne pas pouvoir s’entendre respirer… C’est vraiment bizarre! Dans les montées il y a tellement de monde à côté de nous, et tellement d’encouragements que l’on ne s’entend pas respirer."
Guigonnat: "Ça fait peur, ça fait mal aux tympans"
L'ambiance savoyarde est tellement puissante qu’il faut arriver à là dompter. Il y a deux ans, Antonin Guigonnat jouait à quitte ou double au Grand-Bornand. Une sorte de dernière chance. "Sois je performais, soit j’arrêtais ma carrière internationale", se souvient le local. Et il était monté sur la troisième marche du podium sur le sprint, sa première "boite" en coupe du monde. "Il y avait un brouhaha, un bruit ambiant qui me faisait peur! Je me rappelle que dans la zone où on attendait avant de prendre le départ, ce bruit-là m’effrayait et je me disais: 'Comment je vais pouvoir m’appliquer à être concentré au moment du tir avec tous ces gens qui vont faire ce bruit-là?' Et je ne sais pas trop comment, mais j’ai réussi à me concentrer et à la fois m’enfermer dans une bulle, tout en entendant ce qui se passait à côté. J’ai essayé de m’imprégner de toute cette ambiance qu’il y avait autour de la piste et sur le pas de tir pour en faire une sorte de grosse bulle."
Une fois sur la piste, "ça fait mal aux tympans, vraiment, continue Guigonnat. Quand tu skies, le cri des spectateurs fait vibrer le tympan comme quand tu es en boite de nuit devant les enceintes. C’est un bruit très, très fort et c’est d’abord plus effrayant que motivant. C’est après quand tu réalises que tu fais juste ton sport et que les gens sont là parce qu’ils suivent et qu’ils trouvent ça bien que ça devient une énergie."
Dès mardi et mercredi, les tribunes du Grand-Bornand étaient garnies de près d’un millier de spectateurs venus assister (gratuitement) aux dernières répétitions. Hurlant déjà chaque nom à chaque passage à ski devant la tribune, s’époumonant sur chaque balle qui faisait tomber une cible bleu-blanc-rouge. "C’est un site qui raisonne vachement en plus, note Simon Desthieux. Donc en fait le bruit revient une fois qu’il a tapé dans la forêt en face du pas de tir. Si on ne s’y prépare pas, ça peut être difficile, ça peut être déstabilisant." Les Bleus ont donc joué avec ce public présent. Quentin Fillon Maillet, Emilien Jacquelin, ou encore Antonin Guigonnat ont harangué ces fans qui n’en demandaient pas tant. Un jeu… mais aussi un entraînement dans l’entraînement. "Je me suis amusé à chauffer le public pour faire des tirs avec des gens qui crient, raconte Antonin Guigonnat. Et déjà j’étais tremblant avec ma carabine tout seul à l’entraînement à deux jours de la course. Donc il faut se préparer en domptant ce bruit qui fait peur au premier abord. Ça fait partie du décors."
Des Bleus mis sous cloche
"On sent que le public français a envie de nous voir et on a un peu joué avec eux au tir, poursuit Emilien Jacquelin, qui a décroché le week-end dernier son premier podium en coupe du monde et qui va découvrir la course à domicile. En fait on s’est préparé, que ce soit les athlètes ou les supporters. Eux à nous acclamer à chaque cible tombée, et nous à avoir du bruit et du soutien au pas de tir. C’est quelque chose qui est nouveau pour moi. Il faut savoir appréhender ces nouveautés et en faire abstraction, même si ça va être dur."
Logés à une centaine de mètres du pas de tir, les Bleus ont été mis sous cloche pour s’extraire un peu de ce contexte. Interdiction aux familles et aux gens extérieurs à leur hôtel de s’inviter dans le hall. "Ça permet d’éviter de trop nous disperser mais c’est aussi très frustrant, parce qu’on a besoin de la famille et des gens qu’on aime", souffle Célia Aymonier. Peu de contact possible également entre les athlètes et leur public. "Je suis obligée de rester concentrée sur ce que je fais et ce n’est pas du tout pour snober les gens qui viennent nous encourager, se justifie Anaïs Bescond. C’est aussi du professionnalisme et c’est toute la difficulté de cette course à domicile pour laquelle on n’a pas du tout d’entraînement. Il faut qu’on arrive à trouver cet équilibre où notre entraînement est très important. Notre récupération l’est d’autant plus qu’on enchaîne les courses et que l’on est en troisième semaine de coupe du monde. La performance va vraiment se jouer sur le fait d’être en forme et de bien récupérer, donc il faut qu’on arrive à être efficace à l’entraînement, faire les choses justes et que derrière on ne perde pas trop d’énergie à papillonner."
"Se mettre sous cloche pour moi, ce n’est pas seulement que ça ne marcherait pas, mais c’est impossible, nuance toutefois le leader des Bleus Martin Fourcade. On a nos familles qui viennent, moi j’ai ma compagne avec mes deux filles qui viennent et j’aurai le besoin d’aller les voir. Il y a les partenaires aussi, ce sont les contreparties. Il faut profiter de ça, donner tout en respectant le calendrier sportif en premier. Forcément, tout ça nécessite une gestion un peu différente, mais je ne pense pas que le fait de s’isoler soit la meilleure solution. Au contraire il faut arriver à profiter de tout ça avec légèreté, en étant un peu moins rigide qu'habituellement en coupe du monde, et arriver à faire des concessions tout en mettant le sportif en priorité."