"Comme des ingénieurs en F1", le rôle crucial des techniciens dans les succès du biathlon français

Ils sont ceux qui travaillent dans l’ombre, ceux dont on ne parle quasiment jamais. Ceux qui ont la lourde tâche de préparer les skis des biathlètes pour la saison. Ceux qui étudient la neige et qui effectuent un nombre incalculable de tests pendant plusieurs mois sur des neiges différentes. Eux, ce sont les techniciens. Et comme celle des biathlètes, leur année est bien remplie, au-delà même de la saison qui s’étale de fin novembre à mi-mars.
Après une petite pause d’un mois à peine, les neuf techniciens qui s’occupent de l’équipe de France de biathlon, dont six exclusivement sur les étapes de Coupe du monde (les trois autres sont en IBU Cup et avec les juniors), repartent au travail aux quatre coins de l’Europe. "Quand on étudie la neige, on y passe du temps. Chaque journée pour nous est une nouvelle problématique, un nouvel exercice. On a de l'expérience, on s’en rend compte maintenant avec une neige différente. Il y a énormément de paramètres à prendre en compte, et tous ces paramètres ne sont jamais exactement les mêmes", explique Grégoire Deschamps, responsable de la cellule glisse de l'équipe de France de biathlon.
Permettre à l’athlète d’avoir des skis performants
À quelques jours de la reprise de la Coupe du monde, le 30 novembre à Kontiolahti, les techniciens se sont rendus en Finlande pour poursuivre leurs recherches et trouver des neiges froides "en prévision des Mondiaux à Lenzerheide (Suisse) et des Jeux olympiques à Antholz (Italie)". "Un pari" pour l’équipe de Grégoire Deschamps car "on ne sait pas quelle neige on va trouver là-bas".
L’objectif? Permettre d’anticiper, se préparer au mieux pour chaque site et ainsi mettre les biathlètes dans les meilleures conditions possibles. "Notre travail final est de donner une paire de skis au départ à l’athlète, afin qu’il soit le plus performant possible et qu’il puisse s’exprimer complètement", affirme Louis Schwartz, technicien tricolore depuis quatre ans auprès des Bleu(e)s du biathlon.
“Notre travail, c’est comme des mécaniciens et des ingénieurs en Formule 1. Ils doivent apporter la voiture la plus rapide possible à leur pilote, qui eux, doivent piloter. Si les biathlètes n’ont pas de skis performants, ils ne peuvent pas gagner une course, même en étant hyperentraînés. Quand ils ont les meilleurs skis, ils ne vont pas forcément gagner, mais on leur donne le plus de chances possibles d’y parvenir. Une course de biathlon se gagne toujours avec un athlète et une équipe de techniciens qui leur permet de performer à leur plus haut niveau."
"La neige évolue tout le temps"
La réussite appartient à ceux qui se lèvent tôt. Le proverbe bien connu colle parfaitement au travail des techniciens, qui abattent un boulot conséquent les jours de courses. Certaines journées sont parfois plus chargées que d’autres. Si une seule course est au programme, les techniciens partent pour une journée de huit heures, onze heures s’il y a deux courses. "On arrive cinq heures avant le départ. On va passer du temps à mesurer la neige, à regarder les conditions du jour et surtout être capable d’évaluer comment seront les conditions cinq heures plus tard. C’est la difficulté, parce que la neige évolue tout le temps et il faut comprendre cette évolution", poursuit Grégoire Deschamps, fort de ses 19 années d’expérience.
Si chaque biathlète a son technicien de référence, tout le monde dans le camion a une responsabilité dans le résultat final du ski. "J’ai mis ça en place il y a quelques années pour avoir une organisation très groupée et que l’ensemble de l’équipe apporte une patte sur le ski de l’athlète. Ça permet de concerner tout le monde et d'être une équipe équilibrée."
On dit souvent que le biathlon est un sport individuel, mais pas vraiment. Il y a toujours des gens qui travaillent avec nous. Ce sont toujours des victoires ou des défaites collectives, assure Océane Michelon, membre de l’équipe de France féminine. Vainqueure de l’IBU Cup (le circuit secondaire) la saison dernière, la biathlète de 22 ans loue "la très grande connaissance" des techniciens français, qui apportent également "une très bonne ambiance" dans le groupe France, en plus de faire "une grosse partie" de la course du jour en préparant les skis.

En moyenne, les techniciens effectuent différents tests sur huit paires de skis par athlète pour savoir quel fart sera choisi parmi une vingtaine de combinaisons. Ils enchaînent ensuite les tours de piste pour savoir si les essais sont concluants. Ce qui les amène au point le plus important de la journée. "35 minutes avant le départ de la course, il faut aller faire mesurer les skis pour vérifier qu’il n’y ait pas de fluor (depuis l’hiver dernier, l’IBU applique la règle du ‘no fluor’ sur les skis pour des questions environnementales, ndlr). On a une machine dans le camion, ça nous permet de prendre les mesures avant pour ne pas prendre de risques. C’est aussi pour ça qu’on n’a pas eu de contrôle positif la saison dernière", complète Grégoire Deschamps. Ce n’est pas pour rien que 40% du budget global du biathlon passe uniquement dans la partie technique, parce qu’elle est "indispensable et indissociable".
"On mange une grosse part du gâteau", assure le responsable de la cellule glisse.
Un rôle important pour comprendre la piste
Lors de cette période de tests avant la course, les techniciens en profitent pour partager leur ressenti sur la piste avec les biathlètes, sans trop entrer dans les détails. Championne du monde et olympique en titre de la mass start et deuxième biathlète la plus rapide sur les skis la saison dernière, Justine Braisaz-Bouchet apprécie le "regard extérieur" porté par l’équipe, qui se montre assez rarement pendant l’hiver. "Ils ont un regard plus matériel que nous. Ils ont une autre responsabilité et elle est énorme parce que dans notre sport, le matériel, c’est 50% de la performance pour moi. Les échanges sont toujours pertinents et complémentaires."
Le maître-mot de cet échange reste la confiance. "Le matin, les athlètes ont beaucoup de choses à gérer au niveau de l’échauffement, des essais sur le pas de tir… Tout est très minuté de leur côté. Il y a quelques années, on a fait le choix, avec leur accord, qu’ils ne s’occupent plus du tout de la partie technique", révèle Louis Schwartz. "Avant la course, on leur parle, mais on met de côté la partie technique. On leur donne des informations sur la piste, sur ce qu’on a vu et ressenti. Par exemple: 'fais attention à cette descente, elle est un peu merdique parce que la neige est comme ça'. "On leur donne des ressentis de la piste, mais on ne va pas leur dire: 'aujourd'hui, tu vas courir avec tels produits'. On essaie que la charge mentale soit la plus minime possible pour eux à ce niveau là, et qu'ils s'occupent de la partie sportive. On s'occupe vraiment de la partie technique.”
“La relation est différente avec un coach parce que sur les sensations physiques ou sur la confiance qu'il peut apporter aux tirs, ça va demander peut-être plus de dialogue, poursuit Grégoire Deschamps. Mais par contre, c'est une relation où l'un d'eux doit donner sa confiance à l’équipe technique. C’est tout autant intéressant parce qu’on est concerné par la performance. Soit on les aide, soit on les défavorise. On ne travaille pas pour eux, on essaye de travailler le plus possible avec eux."
Une fois les skis analysés, ils sont remis dans les mains de l’organisation, qui se charge de les transmettre aux athlètes pour le départ. Si le résultat de la course est favorable, avec un podium ou une victoire à la clé, les techniciens ne se privent pas d’une petite célébration, mais parfois, tout ne se passe pas comme prévu. "Les moments difficiles créent de la frustration, rappelle Louis Schwartz, qui n’a pas oublié la mass-start masculine à Antholz l’année dernière. Quentin (Fillon-Maillet) a tiré à 20 sur 20. Et ce jour-là, nous avons été défaillants parce qu’on s’est trompés. On n’avait pas l’analyse de comment la neige allait évoluer dans les heures qui arrivaient. L’arrivée du soleil a fait qu’on était sur une condition humide qu’on n’avait pas anticipé. Quentin n’avait pas les armes pour se battre avec les athlètes qui étaient peut-être un peu meilleurs que lui à ce moment-là (il avait terminé 4e derrière trois Norvégiens qui avaient tiré à 18 ou 19). C’est nous qui l’avons empêché de faire podium." Par le passé, le Jurassien a souvent été confronté à des gestes de frustration à l’arrivée, en raison de la défaillance de son matériel.
“Un athlète fait parfois des erreurs, un coach aussi, un technicien également, appuie Louis Schwartz. Quelqu'un qui ne fait pas d'erreur dans la partie technique, ça n'existe pas. La technique est la partie que l’athlète ne contrôle pas lorsqu’elle est défaillante. Du coup, c’est la faute de l’autre. L’athlète s’est entraîné pendant 800 heures dans l’année, et ce coup-là, il n’a pas été capable à cause de quelqu’un d’autre. Quand on fait un sport extérieur, on est sujet à des conditions changeantes."
L’orage et la colère dans le rétroviseur, les techniciens doivent vite tirer les leçons du passé pour regarder vers l’avenir. "Après les courses, on laisse un peu décanter le résultat et après on va discuter dans le camion. On prend le temps d'avoir les feedbacks de leur part pour comprendre ce qu'ils recherchent. C'est très dur d'être la plupart du temps objectif par rapport à leurs ressentis parce que si c'est une très bonne course, on va forcément avoir des meilleurs résultats. Et si c'est une moins bonne course, on va sûrement avoir des retours un peu moins bons. C'est aussi à nous de trier un peu les infos, de dire comment se sentait l'athlète après avoir discuté avec les coachs pour avoir les meilleurs retours à ce moment-là. Ça permettra de dire si l'athlète était déçu de ses skis, si c'est vraiment la partie technique qui était défaillante ou si aujourd'hui, c'est un athlète qui était moins bien, soit physiquement soit mentalement. On se doit d'être honnête vis-à-vis de nous, que les athlètes soient honnêtes vis-à-vis de nous et que nous soyons honnêtes vis-à-vis d'eux”, poursuit Louis Schwartz.
Ce travail salutaire permet aussi aux techniciens d’ajuster les détails pour la course d’après, qui se déroule dans la foulée ou le lendemain. À Antholz en février dernier, la remise en cause avait été bénéfique, puisque sur la mass-start féminine, les Françaises avaient réalisé un doublé (victoire de Julia Simon devant Lou Jeanmonnot) deux heures après la déception des garçons.
Le bonheur est dans le camion
Si ce sont souvent les moments les plus douloureux qui ressortent du panier en premier, les techniciens ont également leur moment de gloire, notamment lors des Mondiaux à Nove Mesto l’an dernier. "On était dans un cercle vertueux. Lorsque les filles font quadruplé (sur le sprint), tout se passait bien, il n’y avait pas d’accrocs. On était déjà titrés en relais mixte avant. Vivre ensemble, c’était très plaisant humainement, au-delà des résultats sportifs. C’était une expérience inoubliable. Ça nous paraissait facile de gagner. On se sentait presque invincibles. Juste de dire 'j'ai réussi à permettre à un athlète aujourd'hui de performer', c'est assez agréable dans les bons moments", se souvient Louis Schwartz.
Une fois n’est pas coutume, lors des Mondiaux en République Tchèque, la traditionnelle cérémonie de la gommette dans le camion après chaque podium venait resserrer un peu plus des liens déjà bien solides.
"On passe le plus souvent possible dans le camion pour débriefer la course. Parfois on célèbre, des fois ils nous consolent mais tout le monde a un rythme effréné toute la journée. C’est pour ça qu’on passe aussi pour les ravitailler en nourriture et en boisson pour qu’ils ne perdent pas trop de poids et qu’ils restent en forme tout le temps”, abonde Justine Braisaz-Bouchet avec le sourire. “C’est notre façon de leur faire un clin d'œil dans le camion quand ils arrivent le matin ou quand ils partent le soir. Ça leur permet d’avoir de l’énergie."
Grégoire Deschamps retient surtout que les émotions "peuvent être particulières" en fonction d’un "scénario de course". Mais les techniciens ont pu savourer une victoire ou un podium dont ils ont pleinement participé, surtout qu’ils s’étaient "préparés à une saison difficile en raison des nouvelles réglementations."
"On n’a pas besoin de plusieurs colonnes dans un journal"
Désormais dans les starting-blocks à l’approche de la reprise de la saison, les techniciens vont arriver "avec moins d’inconnues" que l’hiver dernier, où ils avaient "zéro expérience". Mais ils ne comptent pas changer une méthode qui marche du feu de Dieu, surtout en restant en "backstage" des biathlètes, qui prennent toute la lumière.
"Je n’attends pas de reconnaissance", assure Grégoire Deschamps, approuvé par Louis Schwartz.
"On apprécie juste le fait de pouvoir aider un athlète à un instant T, de l’accompagner sur des années pendant sa carrière. C’est ça, notre reconnaissance à nous. On est content d’avoir travaillé pour un athlète qui puisse performer. Les moments qu’on préfère sont ceux où le biathlète vient nous dire merci dans le camion. Ce sont des instants d’humain à humain, pas d’athlète à un staff. C’est quelque chose de plus personnel qui se passe en backstage et qu’on est content de garder entre nous parce que ce petit 'merci' nous suffit, on n’a pas besoin de plusieurs colonnes dans un journal."
Des moments que la bande à Grégoire Deschamps espère revivre cet hiver, où les Bleu(e)s sont attendu(e)s pour jouer les premiers rôles. Avec des fusées au bout des pieds.