
F1: copains, concurrents, coéquipiers… La relation Ocon-Gasly racontée par leurs formateurs et leurs proches
"Nous n’étions que deux petits garçons en Normandie avec un rêve impossible". Le 8 octobre dernier, Esteban Ocon publie sur ses réseaux sociaux une photo de lui avec Pierre Gasly pour officialiser l’arrivée de ce dernier chez Alpine. L’histoire est assez dingue : vingt ans après leurs premiers tours de karts ensemble, les deux Normands se retrouvent coéquipiers en Formule 1. "Pour nous, c’est une grande fierté d’avoir deux pilotes normands, qui ont débuté ici, roulé régulièrement avec nous et qui sont maintenant là-haut", sourit Claude Gripon. Le patron du circuit international d’Aunay-les-Bois, dans l’Orne, les a souvent accueillis lors de courses chez les jeunes. Durant leurs parcours, Esteban Ocon et Pierre Gasly sont passés par toutes les phases. D’abord copains, puis concurrents sur la piste, jusqu’à s’ignorer à cause des tensions.
Quand les Ocon achètent un kart aux Gasly
Le fils Ocon, né à Evreux, commence le kart en premier, à l’âge de six ans. C’est son père Laurent, garagiste, qui lui transmet sa passion. D’ailleurs, les Ocon achètent à cette époque un kart à la famille… Gasly. "Son père est un dingue de voiture, un perfectionniste. Je l’avais au téléphone quasiment tous les jours. Ils avaient soif de renseignement, d’expérience. Il voulait rouler tout le temps", se souvient Didier Blot. Petites lunettes sur le nez, ce formateur a souvent entraîné Esteban et Pierre sur le circuit d’Anneville-Ambourville, en Seine-Maritime. A ses débuts, Esteban, trop jeune n’a pas encore le droit de faire des courses, mais il pilote quand même. Notamment sur le circuit d’Aunay-les-Bois, où il prend sa première licence à sept ans, au club "K61". "On le laissait tourner entre 12 heures et 14 heures car il n’avait pas tout à fait l’âge de faire du kart, sourit Claude Gripon, alors président du club. Mais j’ai tout de suite eu confiance en ses parents. On s’est vite rendu compte que ça roulait bien et vite."
Pierre débute quelques mois après Esteban. Ocon raconte même que c’est son papa qui avait proposé à Gasly d’essayer… "Pierre a essayé un kart à Anneville. Forcément il a adoré. Et comme il était bon élève, il a réclamé un kart auprès de ses parents, raconte Didier Blot. Esteban a commencé avant donc au départ Pierre allait moins vite". Chez les Gasly, c’est une histoire de famille : trois frères de Pierre ont fait du kart, le papa a été pilote, même la grand-mère a roulé. "Il a toujours connu cette ambiance de compétition à la maison, confirme Pascale Gasly, maman de Pierre. Il a toujours senti les odeurs d’échappements. Moi je voulais absolument qu’il soit bon élève. Le deal, c’était qu’il travaille bien à l’école s’il voulait faire du karting". Considéré comme très mature et très motivé, "Pierrot" convainc ses parents, et le duo se retrouve ensemble sur les pistes.
“Ils jouaient au ballon ensemble”
Leurs débuts sont complices : "Quand ils ne roulaient pas dans le kart, ils jouaient au ballon ensemble, à ‘touche-touche’. Ils couraient, comme des gamins de sept ans. Esteban, qui était un peu en avance, donnait même quelques conseils à Pierre", raconte Didier Blot. En catégorie de jeunes, les deux gamins sont toujours devant. "Un jour il y avait une course d’endurance. Pierre roulait en minimes, il y avait des cadets. Et c’est Pierre qui gagne la course avec un kart minimes, se rappelle-t-il. C’était une obstination. Ils ne pouvaient pas être plus motivés. Tous les deux ils parlaient de kart tout le temps !"
"Pierre était bon copain avec Esteban", abonde Pascale Gasly, maman de Pierre. "Le premier souvenir que j’ai c’est quand ils avaient huit ans, en mini-kart. Ils n’avaient pas le droit de faire des courses. Mais comme par hasard, on les faisait partir ensemble ici, montre Claude Gripon, sur le circuit d'Aunay-les-Bois. Déjà il y avait l’esprit de compétition."
Parents et jalousies
Après deux ans dans son club, Esteban Ocon part en Ile-de-France, où le niveau est plus élevé. Pierre fera de même quelques mois plus tard. C’est à leur entrée dans l’adolescence que leur rivalité s’intensifie. "Ils ont pris de la distance quand ils ont voulu gagner des championnats importants", se rappelle Didier Blot. "Entourage", le mot revient souvent lorsqu’on évoque les relations compliquées entre les deux garçons. "C’est aussi beaucoup avec les parents, des jalousies, ajoute Didier Blot. Il ne fallait pas que je passe plus de temps avec l’un ou l’autre. A la fin il y avait presque des comptages, c’était pesant. Chaque famille était derrière son gamin et comme les deux étaient capables de gagner, il y avait des frictions."
Des tensions dont se souvient aussi l’ancien directeur de course Jean-Marie Demondion. Aujourd’hui très proche des Gasly, il a souvent vu s’affronter les deux jeunes : "En karting, quand les enfants courent, les parents sont au-dessus, sur une passerelle en général. Et ça s’invective, chacun est obnubilé par son fils et voit tous les petits écarts. Et après les courses, les parents continuent à faire monter un peu la tension. Et je pense que le père d’Esteban était un champion de la tension."
Des entourages différents
Dans cette rivalité, professionnelle et familiale, chacun va compter sur ses soutiens. Les deux camps cherchent de l’argent pour financer les parcours des jeunes pilotes dans cette discipline très coûteuse. Demondion mise donc sur Pierre et l’intègre à son association, la "Team RKN", pour lui permettre d’obtenir des sponsors, à ses 11 ans. Un élément clé dans la carrière du pilote, qui explique leur très forte proximité. "On n’était pas des gens sans argent, mais on n’avait pas non plus de moyens exceptionnels. Après mon travail, j’allais organiser des réunions avec des entreprises locales pour leur vendre Pierre, je faisais des dossiers de sponsoring dès l’âge de 9 ans", raconte Pascale Gasly. Elle a cinq fils en tout, et autant de parcours d’études ou professionnels à financier. "Tous les ans les budgets augmentent. Chaque personne de la famille a toujours voulu aider Pierre. Ça m’a mis une pression dingue pendant des années". Claude Gripon conserve d’ailleurs une carte réalisée par la famille Gasly dès ses débuts, dédiée à la recherche de sponsors. Il y est inscrit : "Mon objectif, gravir la plus haute marche des podiums". Contrairement à Ocon, Gasly sera soutenu par la Fédération Française du Sport Automobile à l’adolescence.
Esteban Ocon, lui, doit se débrouiller pendant plusieurs années. Il est présenté par nos interlocuteurs comme un garçon avec peu de moyens, qui galère à trouver des budgets mais s’accroche, déterminé. Il pourra compter sur le soutien d’Eric Boullier, qui gère alors la structure Gravity Management. "Lors de notre première rencontre, il avait douze ans, relate Eric Boullier. Esteban m’a raconté sa vie, sa carrière, ses galères. Le fait que parfois avant les grandes courses, il allait chercher les pneus des autres dans les poubelles et roulait avec les pneus usés des autres car ils ne pouvaient pas s’en acheter." Didier Blot abonde : "Ils n’avaient pas beaucoup de moyens. Son papa vendait des voitures d’occasions, il n’avait pas de salariés… Mais à cette époque-là, la famille de Pierre n’était pas non plus aisée."
“J’étais terrorisée quand je voyais Pierre à côté d’Esteban”
Ce qui finit par les opposer, aussi, c’est leur personnalité. "C’est sûr qu’ils sont un peu différents, se souvient Didier Blot. Esteban est peut-être plus ouvert quand on le connaît mieux mais plus réservé au premier abord. C’est de la timidité." Pascale Gasly : "C’est vraiment les deux opposés en terme de vie et de parcours de vie. L’un a plein de frères, l’autre n’en a pas. Il y en a un qui est très ouvert, très solaire, l’autre plus introverti." Toutes ces tensions accumulées atteignent leur paroxysme sur la piste en 2010, à Braga, lors de la Coupe du Monde de KF3. Les deux pilotes s’accrochent. Évidemment, Pascale Gasly défend son fils.
"Je m’en souviens, Esteban explose Pierre parce qu’il ne supporte pas qu’il soit devant lui, dit-elle. Et ça a toujours été comme ça. Pendant des années j’étais terrorisée quand je voyais Pierre à côté d’Esteban…" C’est version contre version. Certains trouvent le jeune Ocon trop virulent. "Pas spécialement, nuance Didier Blot. Pour gagner la course il faut quand même arriver. Si vous vous accrochez tout le temps, vous ne gagnez pas." Eric Boullier relativise aussi : "Quand vous êtes devant à vous battre tous les week-end, il y a forcément un moment ou un autre où vos trajectoires, au terme technique, se croisent." Il affirme ne pas avoir senti de tension particulière lorsqu’il accompagnait Esteban.
Une relation apaisée
Ensuite, chacun suit un parcours différent qui le mène finalement à la Formule 1. Comme dans leurs premières années, ils se challengent avec un palmarès très proche au plus haut niveau : une victoire chacun en F1, trois podiums pour Gasly, un de plus qu’Ocon. Aujourd’hui, même coéquipiers chez Alpine, ils ne cachent pas leur éloignement, leur rivalité passée… Disent que les choses se sont apaisées. "Je suis certain que ça va bien se passer, confie Jean-Marie Demondion. Tous les deux sont devenus des adultes, moins sous l’influence des parents. Et les enjeux sont importants pour leur carrière. Il faut leur faire confiance."
"Pour Pierre, je pense que ça ne pose pas plus de problèmes que ça, ajoute Pascale Gasly. Ça va les stimuler. J’espère que ça va être positif car c’est l’intérêt de tout le monde." Claude Gripon, fier de retrouver les deux pilotes dans la même écurie, conclut : "Je pense que c’est plus les deux entourages et les médias qui peuvent chercher le petit truc. Mais ils veulent tous les deux être champions du monde, il faut les laisser travailler. Ce que je ne souhaite pas, c’est qu’il y ait de la pollution autour."