Un rêve de NBA brisé à cause d’une erreur médicale: le destin hors du commun de Jonathan Jeanne, de retour dans la lumière en Pro B

C’est l’histoire d’un itinéraire hors du commun. Une trajectoire toute tracée, avec un début de carrière plein de promesses et une NBA qui lui tendait les bras. Puis un parcours cabossé, une véritable odyssée débutée au Texas, où son monde s’est écroulé au début de l’été 2017, jusqu’à la salle Jean-Pierre Garnier de Poitiers, dernière étape en date d’un long chemin vers la rédemption.
Auteur de 19 points et 17 rebonds dans la victoire à domicile du Poitiers Basket 86 face à Évreux, le 20 septembre dernier en Pro B (86-74), Jonathan Jeanne, 27 ans, a subitement réveillé beaucoup de souvenirs chez les suiveurs les plus assidus du championnat de France. Devant cette performance XXL, suivie de plusieurs autres matchs extrêmement solides (20 points et 8 rebonds face à Hyères-Toulon le 27 septembre, 15 points et 10 rebonds contre Châlons-Reims le 1er octobre, 7 points, 9 rebonds et 2 contres face à l’Alliance Sport Alsace ce vendredi 4 octobre), toute l’excitation qui entourait le jeune homme au début de sa carrière a sans doute rejailli à la face des plus nostalgiques.
Pour comprendre la violence du coup de fouet, il faut se replonger à la fin de la saison 2016-2017. À ce moment-là, Jonathan Jeanne, 19 ans, s’avance vers la draft NBA avec ambition. Malgré des premiers pas timides en Pro A (l’ancien nom de la Betclic Elite), sous les couleurs du Mans puis celles de Nancy, le pivot fascine les recruteurs grâce à ses 2,18m sous la toise et ses 2,32m d'envergure.
Un Wembanyama avant l’heure?
"Ce qui saute aux yeux, c’est son physique, avec son envergure et sa taille. Mais ce qui est impressionnant chez lui, c'est surtout sa mobilité, sa vitesse, sa coordination, qui sont vraiment exceptionnelles pour un joueur de sa taille", détaille Andy Thornton-Jones, qui l’a côtoyé en équipe de France U17 avant de devenir son coach à Poitiers en 2022. "Il y aussi les mains qu’il a, la compréhension du jeu, la capacité à faire les bons choix… C’est un profil qu’on ne voit vraiment pas tous les jours."

Un profil atypique qui n’est pas sans rappeler celui d’un certain Victor Wembanyama. "Il était spécial par sa taille, par sa mobilité, par le fait qu’il pouvait faire beaucoup de choses sur le terrain. On n’avait pas encore envisagé Victor Wembanyama, mais lui, dans son registre, pouvait déjà avoir un gros impact défensif comme offensif", abonde Jean-Aimé Toupane, qui a eu Jonathan Jeanne sous ses ordres à l’Insep et en équipe de France jeunes.
"Des joueurs de cette taille, avec une telle mobilité, c’était quelque chose qu’on n’avait pas l’habitude de voir", insiste Jean-Aimé Toupane.
En juin 2017, à quelques jours de la draft, la NBA semble être une évidence. À l’approche de la grande cérémonie, le site Bleacher Report, l’une des références outre-Atlantique, le place même dans sa liste des "prospects intrigants": "Jonathan Jeanne manque clairement de force", note Bleacher Report. "Mais à 19 ans, il y a trop d'autres aspects uniques et séduisants dans son jeu et son profil."
À ce moment-là, le Français s’attend à être sélectionné au premier tour. "Sur le potentiel, je savais que j’étais le type de joueur que les Américains et la NBA recherchent énormément. Un joueur longiligne, qui peut shooter, mettre la balle au sol, qui est athlétique", énumère le principal intéressé. "Sur les workouts, j’avais marqué les esprits. On ne me connaissait pas forcément très bien. Mais j’avais fait un workout avec les Toronto Raptors et ça s’était super bien passé. J’avais rencontré le manager général et il était prêt à me prendre à la 23e position."
Toupane: "J'en ai chialé"
Mais son destin a basculé en une fraction de seconde. À moins de deux semaines de la draft, des tests médicaux révèlent que Jonathan Jeanne est atteint du syndrome de Marfan, une maladie génétique rare qui peut favoriser des problèmes de vaisseaux sanguins et des pathologies cardiaques. Le verdict médical est sans appel: le jeune pivot ne peut plus jouer aux États-Unis ni en France, deux pays où les équipes ne prennent pas le risque d’engager des joueurs atteints de ce syndrome. Jonathan Jeanne apprend la nouvelle depuis Dallas (Texas) aux côtés de son agent de l’époque, Bouna Ndiaye, l’actuel représentant de Victor Wembanyama et Rudy Gobert. "On était tous tristes et malheureux pour lui. Moi, j’en ai chialé", confie Jean-Aimé Toupane. "Au-delà du joueur, c’était quelqu’un d’attachant, qui avait envie de réussir. On était tous en pleurs quand c’est arrivé."
Le rêve de Jonathan Jeanne est brisé. L’albatros, à qui l’on promettait de toucher les étoiles, est brutalement ramené sur terre. Pire: il commence une longue descente aux enfers. "À ce moment, c'est le néant, le trou noir", résume-t-il sept ans plus tard, le souvenir de cette douloureuse période encore bien ancré dans sa mémoire. "C’est beaucoup de questions et d'incompréhension. Pourquoi moi? Pourquoi maintenant? J’avais toujours été en bonne santé et je l’étais encore. J’étais dans un des meilleurs instituts français au niveau du sport. J’ai toujours été contrôlé médicalement, je n’ai jamais eu de souci. J’ai quitté la Guadeloupe à 14 ans pour me donner les moyens d’aller le plus loin possible. J’ai fait beaucoup de sacrifices en quittant ma famille à un très jeune âge. Ça arrive quand j’ai 19 ans. À cet âge-là, on n’est pas encore construit. Ça tombe à un moment assez fatal de ma vie. Je me vois toucher mon rêve du bout du doigt… et tout s’écroule."
C’est à ce moment-là que débute le long processus de reconstruction. À la suite de ce terrible diagnostic, Jonathan Jeanne reste éloigné des parquets pendant un an. Il retourne auprès de sa famille, en Guadeloupe, où il discute de longues heures avec sa grand-mère. Cette dernière, très croyante, lui partage sa foi en Dieu. "Elle me raconte les moments difficiles qu’elle a connus dans sa vie et comment elle a remonté la pente. Je commence à beaucoup lire la Bible, à aller à l'Église, à prier. Et à ce moment-là, les choses ont commencé à se débloquer", rembobine Jonathan Jeanne.
D2 espagnole et D1 danoise
À l'automne 2018, le pivot français reprend le basket. Décidé à repartir de zéro, il retrouve un agent et s’engage avec Fibwi Palma, à Palma de Majorque (Îles Baléares) en D2 espagnole. En cours de saison, il change d’équipe et rejoint CB Prat (Catalogne), toujours en deuxième division. Mais le grand retour à la compétition est plus que pénible. "Avec le fait de m’être arrêté une année, je ne suis plus du tout le même joueur physiquement. Je n’arrivais plus à sauter aussi haut. Mon shoot avait été modifié. Même au niveau du jeu, mes sensations sur le terrain, au niveau psychologique... Tout était chamboulé. Ça m’a dégouté du basket."
Sur le point de tout arrêter, Jonathan Jeanne revient en Guadeloupe et échange de nouveau avec sa grand-mère. "Elle me dit que les épreuves sont faites pour nous emmener là où Dieu veut nous emmener, que les épreuves sont inévitables. C’est un nouveau déclic en moi."
Jonathan Jeanne s’accroche et trouve la motivation de revenir sur les parquets. Il intègre l’effectif de Randers Cimbria, en première division danoise. Pendant deux saisons, entre 2019 et 2021, il tourne à plus de 17 points de moyenne par match. En le voyant aussi déterminé à reprendre sa carrière, certains s'inquiètent tout de même pour sa santé, le diagnostic médical établi juste avant la draft étant - à ce moment-là - toujours d’actualité. "On se disait qu’il prenait un gros risque, on ne savait pas ce que ça allait donner. Il a insisté, il a continué à faire ce qu’il avait envie de faire, car c’est sa passion", salue Jean-Aimé Toupane. "On était surpris de voir que sa passion passait au-dessus de sa vie. Un jour, je lui ai dit 'mais t’es con ou quoi?' Mais il était déterminé", lâche l’actuel sélectionneur de l’équipe de France féminine.
Jonathan Jeanne, lui, n’a jamais douté. "Je n’ai pas eu peur. Ma famille m’a soutenu du début jusqu’à la fin. J’ai toujours été en très bonne santé, je n’ai jamais eu aucun problème de santé. Sur tous les examens que j’ai passés au cours de ma vie, je n’ai jamais eu aucun souci. Je savais au fond de moi-même que j’étais en bonne santé", balaye-t-il.
Au Danemark, l’ancien pensionnaire de l’Insep retrouve goût au basket. Lui vient alors le puissant désir de rejouer dans son pays natal.
"Je me dis 'je suis français, comment est-ce-possible que je ne puisse pas rejouer en France?'"
De nouveaux examens... puis "le miracle"
Jonathan Jeanne décide de repasser des examens médicaux. Le début d’un long chemin au bout duquel sa vie bascule de nouveau. "Mon nouvel agent me met en contact avec les meilleurs docteurs de la Fédération française de basket et de la Ligue nationale de basket. On constitue un dossier et on fait une panoplie d’examens. Dans cette panoplie d’examens, on rassemble tout et on fait tous les tests qu’il faut faire par rapport à mon syndrome. Les médecins donnent finalement un verdict avec tous les examens réalisés. Ça prend des mois et des mois et finalement, la conclusion est qu’il n’y a aucun signe contradictoire par rapport à la pratique du basket à haut niveau. Quand je reçois le verdict, je repense tout de suite à 2017, où ma carrière s’est arrêtée. C’est un miracle. Je peux enfin revenir en France."
Le diagnostic médical de 2017 était erroné. Son rêve de jouer en NBA a donc été brisé de manière complètement injuste. Mais pas de quoi faire naître en Jonathan Jeanne une quelconque rancœur contre ces fossoyeurs en blouse blanche. "Ça m'a permis de devenir l’homme que je suis aujourd’hui", positive-t-il. "Sans cela, ça n’aurait pas été possible. Je crois que rien n’arrive par hasard, que les choses arrivent pour un but. Ce qui m’est arrivé, ça m’a permis de comprendre beaucoup de choses en puisant dans ma spiritualité."
Avec cette autorisation de rejouer en France, le miracle a donc eu lieu. Comme un clin d'œil à sa foi, Jonathan Jeanne fait son retour dans l’Hexagone à Tarbes-Lourdes, en Nationale 1, la troisième division française. On est alors fin 2021. Quatre ans après son dernier match à Nancy, la réacclimatation au basket français est forcément délicate. Mais le pivot continue à travailler pour se mettre au niveau. Jusqu’aux playoffs de Nationale 1, où il a l’opportunité de se montrer contre une certaine équipe de… Poitiers. À l’époque, le PB86 est déjà coaché par Andy Thornton Jones, l’un des anciens entraîneurs de Jonathan Jeanne. "Quand il est réapparu sur le marché français, il a signé à Tarbes-Lourdes et j’avais regretté de ne pas avoir pu me positionner avant sur lui", glisse le coach. "On le recrute la saison suivante."
"Je ne me fixe aucune limite"
Jonathan Jeanne débarque dans la Vienne pour la saison 2022-2023. Comme il était écrit que rien ne serait facile, ses débuts sous le maillot de Poitiers, toujours en Nationale 1, sont gâchés par une blessure au genou qui l’éloigne des parquets pendant quelques semaines. Il parvient tout de même à trouver sa place dans la rotation d’une équipe promue en Pro B à l’issue de la saison.
De retour au niveau professionnel à l’occasion de l’exercice 2023-2024, Jonathan Jeanne prend peu à peu de l’épaisseur dans l’effectif poitevin, avec plus de 18 minutes par match. "En cours de saison dernière, on a parlé d’un rôle majeur dans l’équipe cette année (en 2024-2025, NDLR), qu’il soit le poste 5 titulaire. Son début de saison est cohérent par rapport à nos attentes", indique Andy Thornton Jones.
Avec ce début de saison canon (14,8 pts, 10,2 rebonds et 1,4 contre de moyenne en 25 minutes par match), Jonathan Jeanne donne raison à son coach. À force de patience et d’abnégation, le Guadeloupéen a réussi son pari complètement fou, celui de revenir sur le devant de la scène après avoir tout perdu lorsqu’il était en pleine ascension. Même s’il a déjà connu mille vies en une seule, il n’a que 27 ans et encore beaucoup de belles années devant lui. De quoi nourrir des ambitions élevées pour la suite?
"S’il n’avait pas eu ce souci, il ne serait pas là, il serait de l’autre côté, en NBA", rappelle Jean-Aimé Toupane. "Il est jeune. Et puis il sait ce que c’est que se battre. Au regard de ce qu’il montre là, il peut forcément aller au-dessus. J’en ai aucun doute", assure le coach des Bleues. "Il est engagé avec nous pour deux saisons avec l’objectif d’avoir une progression individuelle au service du collectif", souligne son coach à Poitiers. "Où est sa limite? S’il continue à bosser et évoluer comme il fait, évidemment qu’il va falloir qu’il regarde plus haut au bout d’un moment."
Alors que la première partie de sa carrière ne lui a rien épargné, le principal concerné sait mieux que personne que l’avenir est impossible à prédire.
"Je ne me fixe aucune limite. Si je dois aller en NBA, j’irais en NBA. Si je dois aller en Euroligue, j’irais en Euroligue", clame la sensation de ce début de saison en Pro B.
"Ce ne sont pas des questions que je me pose au quotidien, loin de là", poursuit-il. "Je profite juste de l’instant T. Je ne me dis pas ‘oh, je ne suis qu’en Pro B.' Non. Je me dis 'wow, je suis en Pro B!' Je suis sur un terrain de basket, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Je m’en fiche de savoir dans quelle division je suis. Je fais ce que j’aime. J’apprécie chaque instant, chaque match, chaque entraînement."
"Les gens ne se rendent pas compte de ce par quoi je suis passé", conclut Jonathan Jeanne. "Ne pas pouvoir jouer au basket alors qu’on sait qu’on peut aller haut… Pour un basketteur, il n’y a rien de pire. Il y a pire dans la vie, des gens vivent des situations bien plus compliquées. Mais je me rends compte de la force de mon histoire." Le monde du basket attend désormais de voir le prochain chapitre s’écrire sous ses yeux.