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Tour de France: "Je suis pétrifiée devant l’écran", la peur du drame racontée par les proches des sprinteurs

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Les parents et les compagnes de plusieurs sprinteurs ont accepté pour RMC Sport de raconter ce qu'ils ressentent au moment où les fauves sont lâchés dans les derniers mètres d'une étape à plus de 70 km/h. Entre appréhension, boule au ventre et excitation.

Conducteur de bus à Guatemala City. Pilote de ligne en Russie. Mineur en Chine. Officier de sécurité en Irak. Journaliste en Syrie. Chauffeur routier en Afrique du Sud. Policier au Mexique. Dans une étude réalisée en 2013, le très sérieux Bureau américain des statistiques du travail dressait un classement des jobs les plus dangereux au monde. En s’appuyant sur plusieurs critères comme le risque d’accident, le taux de stress généré par l’activité en question, la pénibilité physique et psychologique ou encore la précarité de l’emploi. Parce qu’il implique de jouer des coudes à plus de 70km/h et de ne pas avoir peur de se retrouver en tête à tête avec l’asphalte, un autre métier aurait pu se glisser dans cette liste: sprinteur.

Dans le monde du vélo, les spécialistes du sprint représentent une caste à part avec ses têtes brûlées, ses propres codes et ses sales coups. Une jungle peuplée de lions rendus dingues par l’odeur de la ligne d’arrivée.

"Le cœur qui bat la chamade, les mains moites"

Tout est possible ou presque au sein de cette confrérie où règne une brutalité propice aux sorties de piste. La chute, c’est la hantise du coureur. Et le cauchemar des proches. Quand surgit la flamme rouge annonçant le dernier kilomètre, être le papa, la maman ou la compagne d’un sprinteur, c'est souvent l'assurance de frôler la tachycardie.

"C'est très ambivalent. Je suis contente pour lui quand il est à l’avant et qu’il fait une très bonne place, et en même temps je suis soulagée quand il n’est pas trop dans le coup parce qu’il n’y a pas cette notion de danger, il y a moins de risques. Dans tous les cas, c’est le cœur qui bat la chamade, les mains moites. Ça va peut-être s’atténuer un peu avec le temps, mais il y a tellement de paramètres qui entrent en ligne de compte et sur lesquels on n'a pas de prise… Forcément, l’angoisse restera présente. Moi je suis pétrifiée sur le canapé devant l’écran. Je souffle presque comme lors d’un accouchement pour évacuer un peu le stress", sourit Mireille, la mère d’Axel Zingle, le talentueux sprinteur de Cofidis, engagé cette année sur son premier Tour de France à 24 ans.

Dans le salon familial, le "trouillomètre" s’affole gentiment à chaque fois que le fiston est en mesure de jouer la gagne. "J’ai un peu plus de recul par rapport à la dangerosité du sprint, glisse Christian, le père d’Axel. Mais je me suis encore fait la remarque récemment : en prenant mon pouls devant la télé, j’étais à mon max! Dès qu’il y a une chute, on pousse un cri ! On se demande tout de suite si c’est un Cofidis, si c’est Axel… D’un point de vue émotionnel, c’est très, très fort un sprint. C'est du stress positif, on attend un résultat. Je sais qu’il doit prendre des risques, qu’il ne peut pas freiner dès le premier virage. Et je fais énormément confiance à Axel par rapport à ses capacités et je sais qu’il est très correct. Il nous dit souvent : 'Là je ne suis pas passé, je n’ai pas mis l’épaule parce que ça risquait de tomber.' Nous on ressent à la fois de l’anxiété et de l'excitation." Surtout de l'anxiété dans certains cas.

"Je ne regarde pas les images"

A tel point qu’il peut parfois être trop difficile de se poser devant le poste. "Je suis incapable de regarder un sprint à la télé, confie Magali Penhoët, la maman de Paul, l'un des nouveaux visages de Groupama-FDJ et du sprint français du haut de ses 21 ans. J’écoute seulement les commentaires, je ne regarde absolument pas les images. J’ai confiance en Paul mais j'ai peur de la mauvaise chute, des autres coureurs. On sait que les chutes font partie du cyclisme, mais on a peur de la très grave chute. C’est très anxiogène pour moi. Ça me donne mal au ventre, c’est un inconfort difficilement imaginable tant qu’on ne l’a pas vécu en tant que maman. C’est la peur qu’il soit gravement blessé. Et puis je n'en peux plus des commentaires à la télé, c’est horrible ! Ils changent de manière de parler, ils en font des tonnes avant le sprint ! Ça accentue l’angoisse. Ça tient en haleine le téléspectateur mais c’est dur pour les proches…"

La vitesse, le vacarme du public qui tape sur les barrières, les patrons qui crient dans l'oreillette, l'hélicoptère au-dessus, les rétrécissements, la prolifération des ronds-points, les motards, les enjeux toujours plus grands : tout peut vite devenir synonyme de stress, d'ongles rongés et de cheveux blancs. "J’ai toujours de l’appréhension. Je préfère ne pas regarder. C’est trop dur, j’ai trop peur de le voir chuter, de le voir souffrir, c’est l’horreur ! Je regarde de temps en temps, mais ça me fait mal au ventre. Je mets la main devant les yeux. Ça n’a pas changé malgré les années. Ce qui me fait le plus peur, c’est la vitesse. On redoute une chute grave, qu’il ne puisse pas refaire de vélo, voire pire…", témoigne Marie, la maman de Geoffrey Soupe, dans le peloton pro depuis douze ans, ancien lieutenant de Nacer Bouhanni à la FDJ puis chez Cofidis, qui porte aujourd'hui les couleurs de TotalEnergies.

L'angoisse du jeu de quilles

"Parfois, quand il y a une grosse chute, c’est égoïste, oui, mais on se dit : 'Ouf, c’est pas Geoffrey !' Je me souviens qu'on avait été voir une course en Belgique il y a plusieurs années, un coureur avait volé à 10 mètres de l’arrivée. Juste devant nous, ça nous avait choqués ! Quand on a vu ça une fois en vrai, on s’en souvient pour la vie", poursuit Michel, le papa de Geoffrey. Avant d'ajouter, dans un sourire : "On aurait peut-être préféré qu’il soit grimpeur !" Evidemment, les chutes ne sont pas réservées qu'aux funambules de la dernière ligne droite. Sans pitié, elles peuvent frapper n'importe qui, n'importe quand, comme est venue le rappeler la récente disparition de Gino Mäder, grimpeur de 26 ans tombé au fond d'un ravin dans une descente du Tour de Suisse et décédé des suites de ses blessures. Son nom s'est ajouté à la longue liste des coureurs professionnels ayant perdu la vie en course, où le danger reste présent partout, tout le temps.

Cette tension se ressent peut-être encore plus sur les étapes dédiées aux sprinteurs. A l'approche du final, tout le monde veut son rond de serviette en tête de peloton : les grosses cuisses qui, après avoir avalé 200 bornes, se doivent de finir le boulot de leurs équipiers, mais aussi les prétendants au général, désormais prêts à frotter à l'avant pour éviter la moindre cassure susceptible de leur faire perdre du temps. Il faut savoir se frayer un espace là où il n'y en a pas, dans une zone encore plus bondée que la ligne 13 du métro parisien un lundi matin. Il faut pouvoir jouer avec les limites de la bonne conduite. Mêler puissance et roublardise pour échapper à ce qui peut vite se transformer en jeu de quilles géant. Pour moins de nervosité, certains continuent de plaider pour une modification de la fameuse "règle des 3km".

"C'est kamikaze"

Celle-ci prévoit qu’en cas de problème mécanique ou chute dans les trois derniers kilomètres d’une étape en ligne, le coureur concerné sera malgré tout classé dans le même temps que le groupe auquel il appartenait au moment de l’incident. Des coureurs souhaiteraient que les temps soient plutôt arrêtés à cinq kilomètres de l’arrivée. Ainsi, le final des étapes de plaine n’impliquerait plus qu’un seul but, la victoire, et les leaders n’auraient a priori plus à se mêler à la bagarre pour un bon placement aux abords du sprint. Il y a deux ans, l'Union cycliste internationale avait par exemple accordé une dérogation pour la 13e étape du Tour, en élargissant cette règle des 3km à 4,5km "en raison de la nature technique du final" prévu ce jour-là à Carcassonne. Mais dans le peloton les avis divergent au sujet de ce règlement, vieux serpent de mer du cyclisme, et la réponse au problème de la sécurité des coureurs est probablement plus complexe.

Le 5 août 2020, Fabio Jakobsen est victime d'une terrible chute sur le Tour de Pologne provoquée par Dylan Groenewegen
Le 5 août 2020, Fabio Jakobsen est victime d'une terrible chute sur le Tour de Pologne provoquée par Dylan Groenewegen © Newspix / Icon Sport

"Ça ne tombe pas que dans les sprints, mais c’est vrai que c’est kamikaze, appuie Axel Zingle. On peut prendre un gros carton et ça peut être grave, il faut accepter cette prise de risque. Ça demande un travail sur soi. Si on veut gagner, on est obligé d’aller frotter et parfois ça casse malheureusement. Ça nécessite un cheminement mental. Mes premières fois sur route, quand je voyais que ça tombait, j’étais traumatisé au point de vouloir arrêter la course. Je me disais : ‘Les mecs vont se tuer, ils sont fous !’ Ça demande un peu d’expérience pour arriver à moins y penser, savoir quand freiner, connaître les roues à prendre et celles qu'il faut éviter. Je parle de tout cela avec mes parents, ils me font confiance."

Chez ceux qui ont un copain, un ami ou un fiston sprinteur, une image a particulièrement marqué les esprits ces dernières années: la chute monstrueuse provoquée en août 2020 par le Néerlandais Dylan Groenewegen sur le Tour de Pologne, aux conséquences terribles pour son compatriote Fabio Jakobsen, plongé deux jours dans le coma puis contraint de subir de multiples opérations afin de réparer son visage.

"L'envie de le voir réussir prend le dessus"

Le coureur de Quick-Step s'en est relevé, il a pu reprendre le fil de sa brillante carrière, mais l'image est restée. Comme une violente piqûre de rappel. "C’était ultra impressionnant, se souvient Manon, compagne de Clément Venturini, puncheur-sprinteur chez AG2R Citroën. On sait que c'est un sport dangereux et d'autant plus le sprint. On l’a en tête, mais voir une telle chute, ça nous le rappelle encore plus. Et puis la chute en elle-même, c'est une chose, mais il y a tout ce qui vient après: être à l'arrêt, repartir de zéro… Je me souviens de la chute de Clément sur le Critérium du Dauphiné il y a deux ans. Il s’était ouvert le genou, il avait été arrêté un moment. C’est tellement d’efforts d’être cycliste, ça demande tellement de sacrifices au quotidien que quand une chute vient tout gâcher, ça fait mal pour le coureur et ses proches." Pas question pour autant de plonger dans la sinistrose pour celle qui s'appuie sur son passé de cycliste - elle a fait du vélo pendant une dizaine d'années - pour gérer au mieux ses émotions : "C’est un peu plus facile pour moi de comprendre son mode de vie et la part de risques. Je ressens surtout de l’adrénaline quand je le vois en course. J’ai peur pour lui, bien sûr, mais l'envie de le voir réussir prend le dessus."

Même perception du côté de Jade, qui partage depuis quatre ans la vie de Paul Penhoët après l'avoir rencontré en sélection avec l'équipe de France: "On a toujours peur quand on voit que ça frotte, mais mon expérience de cycliste fait que je sais ce que c'est, ça fait partie du jeu. Je mets vachement le stress de côté. Mon approche de cycliste m'aide à mieux comprendre les stratégies et j'ai surtout envie qu'il gagne. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a de plus en plus de chutes, on l'a encore vu en mai sur les 4 Jours de Dunkerque. C'est de pire en pire. Mais c'est le métier que Paul a choisi de faire, c'est ce métier qui le fait vibrer. Il y a une part de stress, c'est lié au risque de chute et par rapport à plein d'autres choses: le fait qu'il soit déçu, qu'il crève… Mais je ressens surtout l'adrénaline que lui peut ressentir."

"Pas envie de montrer à nos enfants que j'ai peur"

Estelle, aussi, l'assure: promis, elle n'est pas au bord de l'apoplexie lorsqu'elle voit Bryan Coquard, son compagnon depuis 2016, slalomer entre les adversaires. "Je n'ai jamais vraiment eu d'appréhension, dit-elle. Je sais que ça peut engendrer des chutes, que ça peut mettre sa saison en péril. Mais je suis d'abord fière de ce qu'il fait, de savoir qu'il vit de sa passion. Forcément, il y a des risques, leurs protections ne sont pas énormes mais j'essaie de ne pas penser au pire. Je suis à fond avec lui. Je n'ai pas envie de montrer à nos enfants que j'ai peur. Même pour Bryan. Tant qu'on n'a pas peur, on ne diffuse pas cette peur. Peut-être aussi que Bryan prend un peu moins de risques depuis qu'il est papa." Ce que confirme le principal intéressé : "Je ne l'espère pas, mais je pense que oui inconsciemment. J'ai essayé de ne pas changer mais c'est possible que je mette un petit coup de frein plus facilement."

"Après, j'ai l'impression d'être encore à l'aise, le côté gagneur prédomine, précise "Le Coq", en quête cette année d'une première victoire sur le Tour. L'instinct de tueur prend le dessus, l'envie de passer la ligne en premier prédomine mais c'est sûr que je fais plus attention tout au long de la journée. Les risques sont plus mesurés." Sur ce Tour 2023, le premier rendez-vous pour les sprinteurs est fixéce lundi avec une arrivée à Bayonne pour l'entrée du peloton sur le territoire français après le week-end inaugural au Pays Basque. L'an dernier, la première étape conclue au sprint avait été marquée par… une chute massive dans les trois derniers kilomètres.

https://twitter.com/rodolpheryo Rodolphe Ryo Journaliste RMC Sport