Tour de France: pourquoi les descentes terrifient autant qu'elles fascinent

9 juillet 2016. Après huit jours de course sur le Tour, Christopher Froome se dit qu’il est temps d’assommer un peloton déjà bien accablé par la chaleur occitane. En y ajoutant en plus une dose d’audace qu’on ne lui connaît pas forcément. Alors que ses rivaux imaginent le scénario classique d'une offensive dans les pentes du Tourmalet ou dans celles de Peyresourde, l’escogriffe britannique préfère s’envoler… dans la dernière descente vers Bagnères-de-Luchon. Assis sur le tube horizontal de son cadre, le menton posé sur le cintre et à fond dans chaque virage, il prend tous les risques et franchit la ligne en tête en anesthésiant la concurrence. "C’est une surprise pour moi aussi, sourit-il à l’arrivée. C’est la première fois que j’essaie ça." Victoire d’étape et maillot jaune, le tenant du titre fait coup double. Ce jour-là, il confirme surtout une tendance qui ne s’est depuis pas démentie: la descente est (re)devenue un terrain d'affrontement, avec des experts en la matière. Dans le cyclisme moderne, briller dans les montées ne suffit souvent plus. Il faut pouvoir exploiter la moindre fenêtre de tir pour gratter des secondes et surprendre l’autre.
Après des années passées à regarder la décision se faire sur des pentes à 15%, le vélo a évolué. Les écarts ne se font plus forcément en haute montagne mais de plus en plus de l’autre côté des sommets. C’est comme ça que Vincenzo Nibali décroche l’étape reine du Giro en 2017. C’est aussi au prix d’une descente d’anthologie dans le Poggio que Matej Mohoric triomphe sur Milan-San Remo en 2022. Le nez plongé dans les pots d’échappement des motos suiveuses, équipé d'une tige de selle télescopique lui permettant d'abaisser son centre de gravité pour obtenir un gain aérodynamique, le Slovène frôle par deux fois la catastrophe. Mais sa maîtrise de l’exercice lui offre un premier Monument. "Aujourd’hui, vous ne pouvez plus être performant si vous n'êtes pas en capacité de bien descendre", assure Frédéric Grappe, le directeur de la performance de l'équipe Groupama-FDJ. "Quand vous êtes tendu dans une descente, vous provoquez des mouvements parasites au niveau musculaire et les efforts qui suivent sont bien plus coûteux en énergie, ajoute-t-il. Ça joue aussi sur l'aspect cognitif, le cerveau. Quelqu'un qui descend mal va énormément faire travailler son cognitif, ce qui n'est pas bon. Le cerveau va avoir du mal à traiter ce grand nombre d'informations et ça va entraîner de la fatigue mentale. C'est une grosse problématique qui est encore sous-traitée alors qu’il indispensable d'être à l'aise sur ce type de terrain."
Une arme indispensable mais risquée
Autrement dit, choisissez bien votre heure pour faire la sieste pendant les trois semaines du Tour de France. Il serait dommage de rater le moment où Tadej Pogacar et Jonas Vingegaard décideront de se faire la guerre en faisant jouer leurs talents de cascadeur du côté des Alpes ou des Pyrénées. "Sur le Tour, il faut savoir saisir toutes les opportunités et les descentes en font largement partie, abonde Frédéric Grappe. Pour certains coureurs, c’est inné, ils savent que c’est là que la course peut se gagner et ils ont ça en eux. Pour d’autres, c’est plus compliqué. Un bon descendeur c’est quelqu’un qui est capable d’anticiper et de prendre les bonnes trajectoires. Idéalement, il faut avoir mis en place des automatismes pour savoir quasiment instinctivement ce qu’il faut faire. La meilleure chose c’est d’avoir développé dès le plus jeune âge les habilités motrices capitales pour être un bon descendeur. On voit trop encore trop de coureurs qui ont du mal à dompter leurs machines. Ça se travaille." Preuve de l’importance accordée à l’exercice chez Groupama-FDJ, un programme intitulé "Plan d’Action Descente" a été mis en place depuis quelques années.
L’objectif est d’aider les jeunes pousses de l’équipe Continentale, mais aussi certains coureurs de l’équipe pro, à mieux appréhender la chose via un travail technique et mental. Tout doit être optimisé pour faire la différence : le matériel, la position sur le vélo, les trajectoires ou encore l’explosivité pour pouvoir relancer en sortie de virage et ressortir au mieux des courbes. Même s’il suffit d’un instant pour tout faire basculer. Malgré les précautions prises et le port du casque rendu obligatoire dans le cyclisme professionnel depuis 2003, à la suite du décès accidentel du Kazakh Andreï Kivilev, à 29 ans, sur les routes de Paris-Nice, le danger reste omniprésent et la meilleure des préparations n’empêche pas toujours l’accident. La tragédie la plus récente est survenue mi-juin sur le Tour de Suisse avec la terrible chute de Gino Mäder, grimpeur de 26 ans tombé au fond d'un ravin en contrebas d'une descente vertigineuse et décédé des suites de ses blessures. Ce qui a aussitôt relancé la question de la protection des coureurs. Le vélo est-il devenu trop dangereux ? Les organisateurs ont-ils une part de responsabilité ? Les descentes sont-elles trop périlleuses ? Doit-on arrêter d'en faire un axe de développement du spectacle alors que le show réussi l'an dernier par Thomas Pidcock, flashé à plus de 100km/h lors de la 12e étape du Tour, fait aujourd'hui le bonheur de Netflix et de sa série documentaire sur la Grande Boucle ? Le cyclisme recherche-t-il autant qu'il redoute la multiplication des risques ?
Barguil: "Toutes les descentes sont dangereuses mais on ne peut pas faire sans"
Rappelons qu'en 2017 les organisateurs du Giro avaient voulu mettre en place un prix pour récompenser... les coureurs capables d'aller le plus vite en descente. Il avait fallu que le peloton hausse le ton pour que le projet soit annulé. Aujourd'hui, des pistes existent pour tenter de réduire le danger, notamment en descente. Mais elles ne sont pas légion. L'idée de mettre plus de filets de protection dans les virages, "comme on le fait dans le ski", a par exemple été avancée par Thibaut Pinot. "Il y a forcément des leçons à tirer mais le but de la course, c'est d'arriver le premier et de prendre des risques, souligne le grimpeur de la Groupama-FDJ, qui va disputer son dernier Tour. Chacun est libre de prendre les risques qu'il veut, le débat est plus dans la façon de nous protéger. Il y a des moyens de mieux les protéger les coureurs dans les descentes rapides et dangereuses. On ne peut plus faire des descentes où on n'a pas le droit à l'erreur dans un virage." "Le drame avec Gino, je pense qu'il a affecté tous les coureurs, ajoute David Gaudu. Malheureusement, il y a des drames qui arrivent et il y en aura sûrement d'autres. Les jours qui ont suivi, dans les descentes, forcément ça me faisait penser à ça. Il faudra continuer à courir."
Certains observateurs pointent plutôt du doigt les oreillettes qui, au lieu de renforcer la sécurité, rendraient la course plus dangereuse en inondant les coureurs d'informations. D'autres préconisent des équipements mieux adaptés ou même des limitations de vitesse dans des zones définies. "Ce n'est pas évident sur des cols à plus de 2.000 mètres, quand c'est le vide en-dessous, de mettre des filets parce qu'il ne faut pas non plus empiéter sur la largeur de la chaussée. Mais il faut essayer d'augmenter le niveau d'informations des coureurs sur les difficultés des descentes. Il faut que ces difficultés soient communiquées par les organisateurs et faire, quand c'est possible, des aménagements comme on le fait déjà pour les ronds-points, pour ne pas avoir de chute dans le décor en cas de dérapage", estime Romain Bardet, engagé cette année sur le Tour et qui était présent sur le dernier Tour de Suisse endeuillé par la disparition de Gino Mäder.
"Les descentes font partie intégrante de notre sport, poursuit Warren Barguil, qui sera lui aussi au départ samedi de Bilbao. On ne peut pas avoir seulement des routes toutes droites sinon il faut aller sur les courses américaines, et même là ça tombe. C'est dur de voir ce qui s'est passé (en Suisse), c'est toujours difficile à encaisser. Il y a également des risques en MotoGP ou en Formule 1. C'est aussi à nous d'essayer de faire attention au maximum. On peut améliorer les signalements. J'ai vu l'évolution depuis que je suis passé pro, on a maintenant des panneaux qui nous indiquent quand il y a un virage dangereux avec un signal sonore. Il y a plus de moyens mis en place pour notre sécurité, même si les routes sont de moins en moins praticables pour le peloton. Il faut faire avec ces éléments. Malheureusement, parfois, ça ne penche pas en notre faveur. Toutes les descentes sont dangereuses. Mais on ne peut pas faire sans les descentes. Autrement on fait des courses en prenant le temps en haut du col et on ne fait pas de descente ? Et on ne fait pas non plus de bordure parce que ça peut tomber ? Ce n'est pas tout blanc ou tout noir. Les organisateurs font attention, et le syndicat des coureurs a son mot à dire sur certains circuits qui peuvent être dangereux. Les pavés, c'est aussi dangereux par exemple. C'est souvent dans les descentes les plus dangereuses qu'il y a le moins d'accidents parce que tout le monde est attentif."
"Il va falloir réduire la vitesse"
Un avis partagé dans le podcast "Grand Plateau" par notre consultant RMC Sport Cyrille Guimard, ancien coureur, directeur sportif et sélectionneur de l'équipe de France : "Si vous supprimez les descentes, il faudra aussi supprimer toutes les arrivées au sprint, là où il y a le plus d'accidents, donc il faudra arrêter de faire des courses cyclistes. Comment vous faites si vous enlevez la descente de Milan-San Remo? Comment vous faites si vous enlevez les descentes du Tour des Flandres? Comment vous faites si vous enlevez la dernière descente sur Liège-Bastogne-Liège avant la bosse d'arrivée? Je crois que le sport cyclisme est bien organisé. On n'a jamais eu autant de sécurité."
Questionné jeudi à ce sujet, Thierry Gouvenou, le directeur technique du Tour chargé du traçage de l'épreuve, appelle aussi à ne pas se tromper de problème. "Les descentes sont incontournables parce qu'on est souvent en montagne et il y a toujours des descentes une fois qu'on est arrivé en haut d'un col. Ce que je constate depuis quelques années, c'est que ça va de plus en plus vite, le matériel a énormément évolué, l'aérodynamisme des coureurs, la taille des pneus, les roues utilisées... Ça m'alerte de voir cette accélération de la vitesse en descente et j'ai l'impression qu'on veut faire le rallye de Monte-Carlo avec une Formule 1. Ça ne va pas être possible longtemps. Les coureurs atteignent les 100km/h dès la moindre pente, ce qui n'était pas le cas il y a encore une dizaine d'années quand les vélos étaient moins aérodynamiques. Pour moi, la vitesse accentue les risques et aggrave les conséquences des chutes. Il va plutôt falloir réduire la vitesse que d'essayer de trouver d'autres routes. Ne plus aller dans les cols ne serait pas la solution", explique-t-il, convaincu "que la sécurité est l'affaire de tous et qu'il ne faut pas travailler que sur le parcours mais aussi sur le matériel et le comportement des coureurs".