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"Briser l'omerta dans le ski français": après les accusations d'agressions sexuelles contre Joël Chenal, d'anciens athlètes créent une association

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Depuis l’affaire Joël Chenal, ancien médaillé d’argent aux JO et accusé d’harcèlement et agression sexuelle sur des skieuses mineures aux moments des faits, le monde du ski se mobilise. Pour cela, d’anciens athlètes, comme Adrien Duvillard, Marion Rolland ou encore Jean-Luc Crétier, ont créé une association. "Piste Libre" veut combattre l’omerta dans le ski. Adrien Duvillard, le président, se confie en exclusivité à RMC Sport.

Nous savons tous ce qu’il s'est passé dernièrement avec cette affaire qui concerne Joël Chenal. Tout ça vous a évidemment fait réagir, déjà personnellement, parce que votre fille en a été victime. Mais aujourd'hui, vous décidez aussi de faire bouger les choses. Pouvez-vous nous expliquer?

C'est vrai que depuis les articles du Monde, on s'est réunis à plusieurs et on a commencé à se dire que ce n’était plus possible. On ne peut pas rester comme ça. C'est quelque chose qui est en place depuis très longtemps. Mais là, ça devient tellement évident qu'il faut qu'on réagisse. Et donc, on était plusieurs à discuter et on s'est dit qu'il fallait qu'on crée un collectif qui soit totalement indépendant de la Fédération Française de ski et qui puisse défendre les athlètes et surtout recevoir la parole des athlètes.

Parce qu'actuellement, un athlète qui subit du harcèlement sexuel ou moral au sein de la Fédération ne va pas se plaindre à la Fédé. Donc, il faut un organisme neutre et on s'est dit qu'on allait constituer un collectif pour entendre, écouter et accompagner les athlètes sur tout type d'harcèlement qu'il peut y avoir dans le ski.

Quelles sont les personnes qui vous accompagnent? Quel nom va prendre cette association? 

Alors, ce collectif qui est en train de basculer, puisqu’hier (mardi) les statuts ont été déposés pour en faire une association, s’appellera "Piste Libre". Et pour l'instant, dans les membres fondateurs, il y a des personnes comme Franck Piccard, comme Jean-Luc Crétier, comme Marion Roland, Karen Allais... En fait, tout le monde du ski, des athlètes et d'autres personnes qui ne sont pas des athlètes, on s'est réunis et on a créé ce qui va devenir à partir de la semaine prochaine une association avec pour objectif, pour but, comme objet, de pouvoir défendre, écouter, accompagner toutes les personnes, tous les licenciés dans le ski qui subissent du harcèlement sexuel et moral.

Parce qu'aujourd'hui aussi, ce que vous dénoncez, c'est tout ce silence et cette omerta qui règne dans ce monde du ski face à de telles affaires?

Exactement. Il y a une omerta qui est très forte là-dedans. Pourquoi il y a une omerta qui est très forte là-dedans? Je prends le cas Joël Chenal, même si je ne veux pas que ça devienne le bouc émissaire, mais c'est un cas qui est actuellement très médiatisé. Le cas Joël Chenal, tout le monde le savait. C'était un secret de polichinelle. Les dirigeants de l'époque, que ce soit Michel Vion, président de la fédération à l'époque, et Fabien Saguez, DTN de l'époque, actuel président de la fédération française de ski, savaient. Ils savaient très bien ce qui se passait. Parce qu'en 2009, il y a eu une enquête de gendarmerie qui n'a pas donné suite. Ensuite, en 2015, il y a eu une autre enquête. Puis, il a été embauché par la fédération française de ski de 2013 à 2017.

Donc, il y a un bug quelque part là. Il y a un truc qui ne va pas. Ils savaient très bien. Et quand on les interroge, moi, j'ai appelé Fabien Saguez. Et il m'a dit qu'on ne savait pas. Il me dit qu'à l'époque, on n'avait pas les moyens pour réagir. C'est une belle façon politique de botter en touche, alors qu'ils savaient. Et ça, on ne veut plus, on ne veut plus qu’il y ait cette omerta. Ce n'est plus possible. À cause de ça, il y a un nombre incroyable de jeunes athlètes, féminins et masculins, qui sont passés à la trappe. Donc, ça, ce n'est plus possible.

Pour Jean-Luc Crétier, pour Marion Roland, comme pour vous, ça a été comme une évidence de vous mettre ensemble et de créer cette association?

C'était juste une évidence de se réunir, de discuter. Et on s'est tous dit mais à notre époque, on n'aurait jamais pu faire ce qu'on a fait s'il y avait eu une telle omerta dans le ski. Alors que maintenant, il y a à la fois une omerta complète sur le harcèlement sexuel, mais sur le harcèlement moral. Et ça, c'est un poison. C'est un véritable poison qui est très, très fort. Et ça, on ne veut plus. On veut que l'athlète revienne au centre du système. C'est lui le point le plus important. Et c'est surtout les jeunes athlètes en devenir. Parce qu'on a de très bons athlètes jusqu'en Coupe d'Europe. Mais entre la Coupe d'Europe et la Coupe du Monde, il y a un trou. Pourquoi?

Ce n'est pas une question de compétence de l'athlète. On a de très bons athlètes en France. C'est juste une compétence de l'encadrement, qui ne sait pas gérer des athlètes. Et justement, on est en train aussi de voir quel type de formation un entraîneur doit avoir pour gérer des athlètes de haut niveau. Parce qu'actuellement, il y a beaucoup d'entraîneurs qui n'ont pas les compétences pour gérer ça. Il y a des très bons entraîneurs, ce n'est pas ce que je dis. Mais dans la majorité, pourquoi il y a un trou énorme au niveau des athlètes? C'est parce qu'il y a une incompétence au niveau de l'encadrement.

Et vous, avec l'association, quel sera votre rôle principal? Il y aura un accompagnement de victimes? Allez-vous vous associer avec potentiellement des psychologues? Il y aura aussi des avocats?

Alors, ce qu'on va déjà faire, c'est communiquer pour dire qu'on existe. "Piste libre" existe. Toutes les personnes qui sont actuellement dans le silence d'avoir vécu un harcèlement vont pouvoir nous contacter. Nous, derrière, on aura des personnes ressources. Comme vous l'avez dit, on aura des psychologues, on aura des avocats. On pourra les orienter. Et même au niveau de la loi. On a rencontré le procureur d'Albertville, en charge de l'affaire (de la plainte déposée à l’encontre de Joël Chenal), pour présenter l'association. Il nous a dit que si vous avez des signalements, vous me les passez.

On pourra aussi passer nos signalements au niveau de la justice. Puis informer les parents, informer les athlètes que non, ce n'est pas normal ce qui se passe. Le silence n'est pas du tout une solution.

Vous sentez que tout le monde vous suit? Il y a vraiment une envie commune de toutes les parties d'essayer de faire bouger les choses?

Oui, on se rend compte que ça veut bouger autour de nous. On a des messages qui viennent de personnes qui sont actuellement en équipe de France qui disent que c'est bien ce que nous faisons. Il faut que ça s'arrête. On sent qu'il y a un besoin là-dedans. On va répondre à ce besoin qu'il y a de revenir à un sport sain. Parce que là, on est sur un système qui n'est pas sain du tout. Nous, on est là pour informer les jeunes que non, ce que vous subissez en équipe n'est pas normal.

Je vous donne un exemple: j’ai discuté avec ma fille, qui a vécu le harcèlement de la part de Joël Chenal très rapidement parce qu'elle a coupé. Mais elle m'a dit: "Je connais des jeunes filles qui sont actuellement en équipe junior qui me demandent à quel moment commence le harcèlement moral." C'est une très bonne question. En fait, c'est simple. Le harcèlement moral, c'est que dans une équipe, le coach peut avoir un coup de gueule. Ok, ça fait partie du monde du sport parce que c'est un sport de compétition. De temps en temps, c'est normal. C'est même sain qu'il ait ça de temps en temps. Mais quand ça devient un mode de management, quand ça devient un mode d'entraînement, là, ça devient pervers. Là, ça devient nocif. Là, commence le harcèlement moral.

Quand ça devient un mode d'entraînement, de faire des critiques sur le physique, de sans arrêt dire "t’es nul". Ça, ça devient du harcèlement. Et c'est là où il faut qu'on intervienne. Qu'on dise non, non, ce n'est pas normal ça. Ce n'est pas normal ce qui se passe. Le harcèlement sexuel, il existe également. Mais il ne faut pas oublier les deux. Le moral et le sexuel font partie du même système.

Certaines jeunes athlètes acceptent des choses qu'elles ne devraient pas accepter parce qu'elles ne se rendent pas compte. C'est ça?

Elles ne se rendent pas compte que ce n'est pas normal. Donc, elles l'acceptent. Et puis aussi, l'entraîneur est quelqu'un d'important pour un athlète. Donc, il y a ce côté regard de l'entraîneur. Non, mais il y a des choses qui se passent qui ne sont pas normales. Je prends le cas d'un entraîneur qui s'appelait Anthony Sechaud qui a été entraîneur de la fédération. Bien sûr, il y a eu Tessa Worley qui a été une très grande championne. On n'avait pas ce problème-là. Sauf qu'il y a eu un système qui s'appelle "tout Tessa", tout était mis en place pour elle.

Toutes les filles qui étaient derrière ont toutes subi le fait qu'il n'y avait aucun encadrement pour ces filles-là. Donc, on a cassé des générations. Et nombre d'athlètes qui ont vu leur carrière arrêter ou même jamais commencer à cause de ça, ce n'était plus possible. Un entraîneur doit avoir une compétence différente que juger un athlète qui est bon.

Est-ce qu'aujourd'hui la Fédération est au courant de la création de l'association?

On a fait l'AG constitutive il y a quelques jours. La fédération est au courant qu'il y a un collectif. Maintenant, ils vont vite être au courant qu'il y a une association qui se met en place. Donc là, on devient maintenant légalement plus fort. Et elle va vite comprendre qu'on est maintenant un contrepoids pour prendre la défense des athlètes. Parce que la fédération a mis un système d'éthique au sein de la fédération pour les athlètes.

C'est bien, mais c'est dans la même boucle. Donc, ça ne marche pas. Il faut qu'il y ait un organisme neutre. Et nous sommes neutres. Nous en association, nous sommes neutres par rapport à la fédération pour pouvoir entendre les victimes, entendre ceux qui disent que ça ne va pas.

Quelle sera la réaction de la Fédération selon vous?

Déjà, s'ils ferment les yeux, c'est un aveu. C'est un aveu en lui-même. Collaborer avec nous, il faut voir. On ne veut pas rentrer dans le giron fédéral. On veut rester neutres. Je ne sais pas si on a une collaboration possible pour qu'on puisse garder notre libre arbitre. Mais en tous les cas, c'est certain que maintenant, ce sera différent. Parce qu'on veut aussi devenir un organe de surveillance pour être capable de voir ce qu'il se passe. Pour que les phénomènes Chenal n'existent plus.

Et tous les cas d'harcèlement moral qu'il y a au niveau de la fédération, on ne veut plus ça. C'est plus possible ça. Et vous savez, le cas du ski n'est pas un cas isolé. Beaucoup, beaucoup de fédérations sont dans ce cas. On est aussi en contact avec d'autres associations en France qui partagent le même point de vue. Donc, on est en train de se réunir par rapport à ça aussi. Parce qu'à un moment donné, il va falloir que le pouvoir politique prenne ça en charge et arrête de fermer les yeux également là-dessus.

Est-ce que l'affaire Joël Chenal peut être un électrochoc au-delà du monde du ski?

J'espère, j'espère. Et c'est vrai que j'en parle avec d'autres associations qui sont très puissantes également. Tous les cas de harcèlement dans le sport explosent de partout. Simplement, c'est que ça dérange. Et oui, ça dérange les dirigeants. Parce qu'ils sont impliqués là-dedans, ils sont responsables. Ils ne peuvent plus dire « je n’ai rien vu ». Donc, ils sont responsables. Comme le dit un membre de l'association, il faut que la peur change de camp.

Avec votre association, quelles seront vos actions?

Quand on sera officiellement en place, on va beaucoup travailler sur l'information auprès des clubs, auprès des parents, auprès des ski-clubs, et auprès des comités régionaux, auprès aussi des centres d'entraînement pour expliquer qui on est, ce qu'on fait. Vous pouvez venir vers nous pour poser plein de questions. Si à partir du moment où on arrive à informer un maximum de personnes de quels sont leurs droits et qu'il y a des choses qui ne sont pas possibles, qui ne peuvent pas accepter, et qu'il y a un organisme qui peut répondre alors là on aura joué notre rôle. Le premier rôle, ça va être d'informer un maximum de personnes que nous existons et que nous sommes là pour faire valoir les droits des athlètes.

Et typiquement, une skieuse aujourd'hui qui subit un harcèlement, comment peut-elle vous joindre?

On est en train de travailler sur la création d'un site internet, mais ça va prendre un peu de temps. On a actuellement une chaîne WhatsApp qui s'appelle "Piste Libre", sur laquelle on met plein d'informations sur d'autres cas d’harcèlements qu'il y a eu dans le sport, dans d'autres sports, de ce qu'on fait nous… Pour l'instant, notre seul canal de communication est la chaîne WhatsApp. On a créé aussi une adresse e-mail qui est sur la chaîne WhatsApp, là où les personnes peuvent nous contacter.

Ce combat aujourd'hui que vous menez via cette nouvelle association, est-ce que si votre fille n'avait pas été victime de tout ça, vous auriez pris le sujet à bras-le-corps?

Alors, honnêtement, non. Parce que moi, j'étais sorti du milieu du ski depuis que j'ai arrêté ma carrière en 1998. J'étais sorti du milieu du ski parce que très déçu, justement, de l'encadrement. J'étais dans un autre milieu, celui de l'entreprise, et je suivais de loin les choses. Quand ma fille m'en a parlé, j'ai dit, mais c'est quoi ça? Elle a été un déclencheur, mais après, j'ai vu ce qu'il y avait sous l'iceberg. Je me suis dit, mais ce n’est pas possible, on en est encore là? Ce n’est pas possible.

Propos recueillis par Lena Marjak