Boxe: Canelo, la machine en évolution constante

Il fait mentir une des plus célèbres citations de l’histoire de la boxe. Comment se motiver à monter dans le ring quand on déborde déjà de gloire et d’argent? Le mythique "Marvelous" Marvin Hagler, ancien champion unifié des moyens décédé en mars dernier, avait un jour répondu d’une formule qui faisait mouche: "Il est difficile de se lever pour aller courir à cinq heures du matin quand vous dormez dans des pyjamas en soie". Pour Saul "Canelo" Alvarez, ce serait presque l’inverse.
Meilleur boxeur de la planète toutes catégories confondues pour de nombreux observateurs et spécialistes, votre serviteur y compris, le Mexicain adore les pyjamas en soie. Il les porte partout ou presque, chez lui, dans son jet privé et parfois en conférence de presse. Mais la soie n’éteint pas sa détermination. Elle en est le symbole. "Mon désir vient de mon amour de la boxe, lance Canelo quand on l’interroge sur les mots du Marvelous. J’aime ce sport de tout mon cœur. Il n’y a rien de mauvais dans les pyjamas que je porte."
A trente-et-un ans, et après quasi soixante combats professionnels (56-1-2; 38 KO) et même plus car certains disputés en début de carrière au Mexique ont été "oubliés" sur les palmarès, le garçon pourrait dire adieu au ring et aller profiter de sa fortune avec ses chevaux dans son ranch de Guadalajara. Pas le genre de la maison. Le noble art est sa vie et celui qui a débuté chez les pros à tout juste quinze ans ne veut pas encore la voir s’échapper. Canelo le répète à l’envie: il est désormais là pour marquer l’histoire de son sport. Avec un grand H. Il en aura encore l’occasion ce week-end.
Champion du monde dans quatre catégories, super-welters, moyens, super-moyens et mi-lourds, Canelo affronte l’invaincu Caleb Plant (21-0; 12 KO) pour tenter d’ajouter le titre IBF à ses ceintures WBC-WBA-WBO des super-moyens et devenir le premier champion incontesté de l’histoire de cette division, ce que l’Américain peut aussi réaliser s’il fait mentir les pronostics. Il peut également devenir le premier Mexicain champion unifié et incontesté toutes catégories confondues depuis le début de l’ère à quatre ceintures principales – il n’y avait auparavant pas besoin de la version WBO, organisation créée à la fin des années 1980 – au milieu des années 2000, et le sixième en tout toutes nationalités confondues.

De quoi renforcer un CV qui lui offre déjà une place réservée au Hall of Fame de la discipline malgré la tâche de son contrôle antidopage positif (expliqué par la consommation d’une viande contaminée) début 2018. On ne va pas se mentir: les chances de le voir lever les bras pour célébrer la victoire ce samedi paraissent énormes. Excellent boxeur, qui n’a jamais été envoyé au sol de toute sa carrière professionnelle (tout comme Canelo), Plant a des arguments à faire valoir. Mais il fait face au "monstre" de sa génération, une machine à boxer qui n’a aucun équivalent à l’horizon. Trop fort, bien trop fort, pour faire de son rival autre chose qu’un lointain challenger aux yeux des bookmakers même si la boxe reste un sport où l’impensable devient parfois réalité à la faveur d’un coup bien placé.
Un sentiment encore renforcé par l’évolution de Canelo. Comme les plus grands, le Mexicain continue de progresser de sortie en sortie. Quand on le pense au sommet, il rajoute une marche dans son escalier personnel. Puissance, coups au corps, jeu de jambes, mouvements de tête, défense, autant de domaines dans lesquels il prend encore de la valeur avec le temps. Difficile, d’ailleurs, de trouver meilleur dans les trois derniers dans le noble art actuel. Ses mouvements de tête et sa défense sont par exemple de purs joyaux qui le rendent intouchable ou presque et l’éloignent de la vision classique du boxeur mexicain prêt à se prendre des coups pour en mettre et qui avance toujours sur son adversaire.
Canelo parvient à se réinventer petite touche par petite touche et le roi du contre le doit à son sérieux à l’entraînement. Si les réseaux sociaux ne racontent pas la vérité mais une version d’elle, ses posts ne laissent pas de place au doute: Canelo enchaîne les séances à haute intensité avec coach Eddy Reynoso – qui s’occupe de lui depuis sa jeunesse et annonce que son poulain va unifier les quatre ceintures "comme on avait prévu de le faire il y a des années" – comme d’autres consomment des séries Netflix. Encore et encore, jusqu’à plus soif. Il suffit d’écouter ses "critiques constructives" adressées ces derniers jours à Ryan Garcia, jeune star de la boxe US et actuel champion intérimaire WBC des légers, pour comprendre pourquoi il siège sur le trône du noble art: "Il gâche son talent car il n’est pas à fond". Tout le contraire de lui, quoi.
Il "adore" l'idée Beterbiev
Battu par Floyd Mayweather en 2013 sur décision majoritaire (un juge avait donné un nul), accroché par Gennadiy Golovkin en 2017 et 2018 (un nul et une victoire mais beaucoup voient "GGG" vainqueur du premier), Canelo a su rebondir après ces accrocs contre de grands champions et maximiser son potentiel. Pour se motiver à rester au sommet, le boxeur à la force mentale énorme (il avait passé trois jours à négocier la libération de son frère kidnappé au Mexique la semaine avant le combat contre Rocky Fielding, mis TKO en trois rounds, en décembre 2018) a aussi su développer son côté méchant. Aidé par un anglais qu’il peut désormais utiliser face aux micros après l’avoir longtemps compris mais sans oser le parler, le Mexicain se plaît à développer des animosités qui maintiennent son feu intérieur en mode ardent.

C’était un peu le cas en mai contre le Britannique Billy Joe Saunders, à qui il avait pris la ceinture WBO des super-moyens avant de remballer verbalement le champion WBO des moyens Demetrius Andrade venu le défier en conférence de presse, et la chose a pris encore une autre ampleur avec Caleb Plant. Lors d’un rendez-vous médiatique commun fin septembre, le face-à-face a tourné à la foire d’empoigne. Insulté par Plant avec un mot ("motherfucker", on vous laisse traduire) qui a dépassé ses bornes, Canelo poussait son rival avant d’éviter une gauche d’une superbe esquive puis de le contrer avec une combinaison de claques qui laissait une coupure ensanglantée sous l’œil droit de l’Américain. Parfait pour gonfler encore sa motivation.
"C’est nouveau pour moi, reconnaît-il, mais je n’ai jamais eu autant de ressentiment pour un adversaire que pour lui. C’est la plus grosse animosité que j’ai connue avant un grand combat. Il a franchi une limite, c’est devenu personnel et j’ai quelque chose de spécial en tête pour lui-même si je n’ai rien à lui prouver." Canelo se lâche de plus en plus, avec son petit accent façon Tony Montana dans Scarface, et ceux qui veulent le détrôner prennent désormais des rafales verbales avant celles entre les cordes: "Qu’est-ce que Plant doit emmener dans le ring? J’espère juste qu’il a un bon menton car il va en avoir besoin. Il a un bon jab et il bouge bien mais rien de nouveau pour moi. Les gens savent ce que je vais faire dans ce ring. Ça va être une bonne soirée."
Il faudra ensuite se tourner vers de nouveaux challenges. La trilogie contre Golovkin? Redescendre unifier les moyens? Monter pour défier le puissant Artur Beterbiev, champion WBC-IBF des mi-lourds que beaucoup voient comme sa limite, une idée qu’il "adore" et ne juge "pas du tout folle" car il "aime les challenges"? Le Mexicain espère combattre "quatre fois l’an prochain", avec un Eddie Hearn (promoteur patron de Matchroom) qui aimerait le faire venir une fois en Grande-Bretagne, et promet que "ça vaudra le coup". On peut lui faire confiance pour ça.

Après s’être libéré de son promoteur Golden Boy et avoir vécu une mauvaise expérience chez DAZN, qui a été obligé de mettre un terme à son contrat XXL, son statut d’agent libre lui permet de multiplier les gros combats sans trop être frustré par la politique souvent ubuesque des coulisses du noble art. En onze mois, Canelo aura combattu quatre fois, plus que n’importe qui dans le subjectif classement des meilleurs boxeurs toutes catégories confondues. Et s’il bat Plant, il aura unifié les super-moyens sur la même période, quand d’autres mettent des années et des années à le faire, en battant trois champions du monde jusque-là invaincus après avoir détrôné Callum Smith (titres WBA et The Ring plus la ceinture WBC qui était vacante) en décembre 2020 puis Billy Joe Saunders en mai dernier. Vous avez dit boxeur à l’ancienne?
"Si j’ai l’opportunité de combattre trois, quatre ou cinq fois par an, je suis heureux, confirme-t-il. C’est ce que je fais, ce que j’aime faire. Je suis toujours à la salle, toujours prêt à combattre." On aimerait voir les nouvelles pousses de la boxe s’en inspirer. Ça tombe bien, il aime "les inspirer et les motiver": "Je suis fier que beaucoup de jeunes boxeurs veulent être comme moi". Il l’a lui-même fait avec Mayweather, qui lui avait confirmé l’importance de la défense lors de leur affrontement, et c’est maintenant son tour de servir de modèle. Logique quand on est le meilleur. Il faut le confirmer encore et encore dans un monde où tout accroc peut tout remettre en cause. Mais la question n’est plus de savoir qui Canelo peut battre mais qui peut le battre. Et désormais, il adore punir ceux qui se croient capables de le faire.