Cyclisme: Evenepoel, Alaphilippe, la bataille contre Pogacar... L'interview intégrale de Patrick Lefevere dans "Grand Plateau"

Patrick Lefevere, est-ce que Remco Evenepoel se sent capable de battre Pogacar sur Liège-Bastogne-Liège ?
En tout cas il a fait tout ce qu’il fallait. Il a fait le tour d’Argentine, il a fait le Tour des Emirats qu'il a gagné, il a fait la Catalogne où il fait deuxième, peut-être avec quelques erreurs de jeunesse où il ne gagne pas... Il est parti à Tenerife. Il a tout fait pour être prêt et il voulait absolument encore une fois montrer son maillot de champion du monde en Belgique.
Le dernier moyen de battre Tadej Pogacar, c'est Remco ?
Il ne faut pas exagérer. Si c’est le seul coureur qui peut battre Pogacar… Il est aussi humain. Il peut aussi être battu. On ne peut pas toujours penser et dire que Remco peut battre n’importe qui, il est humain aussi. Certainement qu’en champion du monde sortant, il va être épuisé aussi.
Verra-t-on Remco Evenepoel sur le Tour de France l'an prochain ?
Remco suit un parcours. Il a gagné le Tour d'Espagne à 22 ans. Tout le monde a du respect pour ce qu'il a fait mais en disant : ce n'est pas le Tour de France. Maintenant on fait l'étape suivante avec le Giro et si tout va bien en 2024 vous allez le voir au Tour de France.
Est-ce que vous avez connu des moments aussi palpitants et autant de grands champion réunis dans la même période ?
Je pense que j’ai connu d’autres champions dans la même période mais ils avaient une autre façon de courir. A l’époque, c’était impensable que des coureurs attaquent à 80km de la ligne. Je pense que c’est du spectacle, le cyclisme, et que ça a apporté beaucoup de nouveaux clients.
En tant que directeur sportif on adapte son discours ou sa straégie en fonction de la présence de cadors comme Van der Poel ou Van Aert ?
C’est vrai que c’est un peu compliqué. Chez nous on n’a pas de Van der Poel ou de Van Aert. Bon, Alaphilippe a eu encore de la malchance donc il n’a pas pu s’exprimer. Puis il faut être honnête, quand Julian Alaphilippe brillait ces dernières années il n'y avait pas Van der Poel, Pogacar, Van Aert, tous ces phénomènes. Mais c'est à lui de répondre avec ses pédales.
Julian Alaphilippe a la capacité de briller, ou il est trop en difficulté ?
Dire qu'il est en difficulté c'est un grand mot. Il va d'une malchance à l'autre depuis l'année dernière et je ne dois pas cacher que mentalement pour lui c'est difficile de chaque fois remonter, s'entraîner, retrouver le moral. On fait tout ce qu'on peut dans l'équipe pour l'aider mais à la fin c'est le coureur lui-même qui doit le faire.
Vous avez adressé quelques piques à Julian...
J'ai appris une très belle expression en français : "dans la vie tout le monde doit justifier son salaire". Le salaire il l'a pour trois saisons jusqu'en 2024. On peut dire heureusement qu'il est devenu deux fois champion du monde. A part ça il a gagné la première étape du Tour et le maillot jaune. Je comprends que les équipes françaises soient excitées avec ça, mais pas moi.
Est-ce qu'il sera sur le Tour cette année ?
Si on ne le voit pas sur le Tour, où est-ce qu'on va le voir ? Peut-être qu'il était presque physiquement prêt pour faire l'Amstel Gold Race et la Flèche wallonne mais on a voulu qu'il s'entraîne et qu'il arrive frais à Liège-Bastogne-Liège. Ensuite il pourra en toute sérénité préparer le Tour de France."
Quelles sont les relations que vous avez avec lui ?
Je suis PDG donc j’ai cinq entraineurs, cinq médecins, cinq directeurs sportifs, j’ai un psychologue, on a trois directrices. Si avec tout ce monde, je dois encore embrasser les coureurs personnellement, je ne pense pas que ce soit une bonne chose. De temps en temps je lui parle, comme en octobre sur le camp d’entrainement, avant ou après une course, mais pas de façon journalière.’
Donc des relations de grand patron à salarié ?
Je l'aime bien, comme tout le monde. Comment tu ne peux pas aimer Julian ? Mais je dois être réaliste il mange une grande partie de mon budget et je veux quand même aussi des résultats.
Le dernier Tour de France a-t-il été un moment de rupture avec Florian Sénéchal ?
Sénéchal était sur le dernier Tour. Pour être correct, il n’y était pas (dans un premier temps) mais grâce à quelqu’un qui a eu le Covid, il a pu venir. Mais lui aussi par moment, mentalement il souffrait beaucoup avec son maillot de champion de France et les résultats ne sont pas venus. Il est triste pour lui-même, il est déçu mais bon avec lui aussi nous sommes déçus. Ça ne marche pas, ça ne marche pas...
Est-ce que vous envisagez de prolonger Julian Alaphilippe après 2024 ?
Sur les résultats d'aujourd'hui : non. Mais je dis toujours c'est comme à l'école il y a trois trimestres. Imaginons qu'il gagne deux ou trois étapes dans le Tour de France et qu'il porte le maillot jaune pendant 10 jours ça devient une autre histoire. Et s'il gagne le championnat du monde et le Tour de Lombardie c'est encore une autre histoire. On regardera trimestre par trimestre, course par course, mais parler maintenant de 2024, non. Essayons de faire mieux avec lui que ce qu'on a fait jusqu'à aujourd'hui et après on verra.
Votre réputation est en berne en France, vous êtes indifférent par rapport à ça ?
Non je suis très populaire en France. C’est une blague. Je suis franc, j’ai l’habitude de dire ce que je pense. Je ne mets pas de sirop dans le miel. Vous aimez ou pas mais je suis vrai. Je ne veux pas que tout le monde m’aime car si tout le monde m’aime, je vais mourir.
Comment expliquer les ratés sur les dernières classiques ?
Les coureurs qui ont gagné il y a deux ans sont toujours avec nous. Ils ont eu beaucoup de malchance, chute, maladie, etc. Ce n’est pas de ma faute. Je constate, je regarde, je serre mes dents et après je vois qu’on n'est pas compétitif comme je l’aurais voulu.
Vous n’arrivez pas à peser sur les courses, que faire pour inverser la tendance ?
Vous oubliez encore quelque chose: on a vingt deuxièmes places. Ça veut dire que sur ces vingt on aurait pu en gagner quelques unes en plus. Le problème c’est que maintenant il y a Pogacar et les autres phénomènes, on n'a pas l’habitude de courir comme ça et ça ne nous va pas. Quand vous prenez les choses en main, normalement ça va mieux mais là on est derrière les équipes qui mènent le peloton et c’est là qu’on chute et que la malchance arrive. Pour le moment je le constate mais je n’ai pas de réponses.
Vous faites des débriefs de course avec votre équipe ?
Oui, on s’explique sur la tactique prévue, ce qui a été fait. Sur ce qu’on fait coureur par coureur. Par exemple sur Julian, après la Flèche, on va avoir une réunion avec tout le monde, sur les choses bien faites, les choses mal faites et ce qu’on peut améliorer etc.
Vous n’avez pas envie de revenir patron d’équipe sur le terrain pour faire bouger les choses ?
J’aurais peut-être dû partir en retraite il y a deux ans. Non en vrai, j’ai 85 personnes que j’adore, ils travaillent beaucoup. On a peut-être fait des erreurs mais c’est à nous d’y remédier. Je ne panique pas. Il faut travailler plus.
Avez-vous le budget pour être sur tous les fronts ?
Honnêtement, non. Ineos ont le double mais est-ce qu’ils ont brillé dans les classiques ? Non. Jumbo ont-ils gagné un Monument ? Non. Nous ne sommes pas budgétairement dans le Top 6 donc je ne vais pas me plaindre, c’est pas mal. Il y a des équipes qui ont plus de budget et qui ont moins de résultats.
Marc Madiot veut instaurer un salary cap, vous partagez son avis ?
Je l’aime bien car il a une grande gueule comme moi. Je n’ai pas de problème avec Marc mais je suis démocrate. Peut-être que ça ne fonctionne pas mais je ne pense pas qu’on ait besoin d’un dictateur. (...) C’est une discussion qu’il est compliqué d’avoir maintenant. Moi je suis triste car j’ai eu beaucoup de jeunes coureurs et je n’ai jamais eu un euro de formation. Je suis pour un transfer system contrôlé, pas des choses qui sont arrivées dans le foot ou le manager touche des choses du club et du joueur, ça non. Si on a ce système, je peux avoir facilement un million d’euros en caisse en cas de besoin. Maintenant un coureur quand vous avez de la chance, il vous dit merci et vous ne gagnez pas un euro avec ça. Ils disent aussi que je suis contre mais je rappelle que j’ai 37 coureurs chez les femmes, 15 dans mon équipe d’Espoirs et 29 chez nous. Qui fait mieux ?