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Tour de France: "Ça interroge", que penser du chrono incroyable de Vingegaard?

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Dans un sport où les champions échappent rarement au poids du soupçon, le chrono réussi par le maillot jaune Jonas Vingegaard ce mardi lors de la 16e étape du Tour de France suscite des interrogations.

Comment expliquer un tel numéro ? Auteur d’une performance exceptionnelle ce mardi lors du contre-la-montre entre Passy et Combloux, en Haute-Savoie, Jonas Vingegaard s’est sérieusement rapproché d’un deuxième sacre sur le Tour de France. Il a relégué à 1’38’’ son rival slovène Tadej Pogacar et à près de trois minutes son équipier de luxe chez Jumbo-Visma, le Belge Wout van Aert.

Le Danois s’est lui-même dit "surpris" par ces écarts à l’arrivée. "Je n'ai pas d'explication, j'ai juste fait de mon mieux, a-t-il dit. Je suis très content de ma performance. C'est la meilleure journée de ma vie sur un vélo. Je l'ai senti tout de suite. Dès que je suis parti, j'envoyais des watts très élevés, alors que je voulais en garder sous la pédale. J'ai même cru que mon compteur de puissance avait des ratés tellement j'allais vite. Le plan était de commencer fort dans la première bosse, mais de ne pas y aller à fond pour ne pas exploser, de récupérer un peu dans la descente et ensuite de tout donner dans la dernière montée. Ça a marché à la perfection. Je suis très fier de mon chrono."

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Il y a de quoi puisqu’il compte désormais 1’48’’ d’avance sur Pogacar au classement général, alors que ces deux-là se tenaient en dix secondes à l’heure d’attaquer la troisième semaine du Tour. Sa marge est d'autant plus impressionnante qu’il a réussi à creuser cette différence sur seulement 22,4 kilomètres. "Quand on regarde les statistiques, on se rend compte qu’on est face à deux fantastiques qui ont encore passé un cap par rapport à l’année dernière, souligne Frédéric Grappe, le responsable de la performance de Groupama-FDJ. Ils sont extraordinairement forts. L’écart entre les deux est incroyable alors que Pogacar fait un excellent chrono. Il n’est pas dans un jour sans. Ça me rappelle le contre-la-montre de La Planche des Belles Filles (en 2020) quand beaucoup avaient dit que Primoz Roglic était dans un jour sans, alors que la lecture des statistiques disait le contraire. C’est Pogacar qui était un cran au-dessus de tout le monde. J’ai l’impression qu’on a assisté un peu à la même chose ce mardi."

Un écart totalement inattendu

"Beaucoup de monde est surpris, complète Samuel Bellenoue, entraîneur et responsable de la performance chez Cofidis. Comme tous les observateurs depuis le début du Tour, on voyait plutôt un mano a mano. Ça se jouait tout le temps à coups de secondes. Sur la première étape pyrénéenne, on avait eu un Vingegaard un peu supérieur, mais on n’avait pas le sentiment qu’il y avait un si gros écart. On se disait que Pogacar était en train de combler son petit retard après sa préparation tronquée. Aujourd’hui, c’est un peu le coup de massue. On est sur des écarts énormes. Ce qui est incroyable, c’est qu’on ne peut pas dire que Pogacar a fait une contre-performance." Sur un parcours aussi court qu'exigeant, avec la côte de Domancy (2,5 km à 9,4%) au menu, Vingegaard a survolé les débats avec une prise de risques maximale et une aisance folle.

"On n’est pas habitué à ça, je ne m’imaginais pas un tel écart, surtout que ce n’est pas une contre-performance de Pogacar, appuie Frédéric Grappe. Ce qui est intéressant, c’est que c’est essentiellement la force musculaire qui a fait la différence. Et ce qu’il faut dire, c’est que Pogacar a vraiment fait un bon chrono. Je ne sais pas expliquer cet écart parce qu’on a rarement vu ça. Est-ce qu’il y a un peu de fatigue ? Est-ce qu’il a moins bien géré sa journée de repos ? Est-ce que c’est Vingegaard qui est tout simplement un niveau au-dessus ?" Pogacar a-t-il en plus payé sa stratégie de troquer son vélo de chrono contre une machine plus légère au pied de la côte de Domancy ? Un choix qui s’est retourné contre lui puisqu'il a continué à perdre du temps dans la montée face à Vingegaard, resté sur le même vélo.

L' After Tour du 18 juillet
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Vingegaard et Pogacar comprennent les doutes

"C’est propre à chacun. Des athlètes vont développer plus de watts avec un vélo de route dans une montée parce qu’ils sont plus à l’aise. On ne peut pas généraliser", répond le responsable de la performance de Groupama-FDJ, qui invite à "être très prudent" par rapport à tout ce qui peut se dire ou s’écrire. Car après une telle performance, dans un sport où les champions échappent rarement au poids du soupçon, des questions risquent de se poser.

Vingegaard avait justement pris les devants dès dimanche : "Oui je comprends tout à fait les questionnements à ce sujet à cause du passé de notre sport. C'est même bien d'être sceptique car sinon cela se reproduira. Tout ce que je peux dire, c'est que je ne prends rien. C'est vrai que nous allons vite, plus vite même qu'eux (en référence à d’anciens coureurs convaincus de dopage, ndlr). Le matériel, la nutrition, l'entraînement, tout a changé et cela explique que les performances s'améliorent. Mais c'est bien d'être sceptique."

Même discours tenu le lendemain par Pogacar : "Nous roulons vite, nous y allons à fond à chaque étape. Je comprends que les gens se questionnent à cause du passé. Ils s'en inquiètent et c'est quelque chose que je peux complètement comprendre." Frédéric Grappe insiste lui aussi sur les évolutions mises en avant par Vingegaard : "Prenons l’exemple du chrono. Tout a évolué depuis quelques années, rien qu’au niveau des combinaisons. Il y a eu d’énormes améliorations pour gagner en aérodynamisme. Aujourd’hui, il n’y a pas de secret. Les suivis d’entraînement ont beaucoup évolué, comme les suivis nutritionnels et médicaux, le matériel… C’est une somme d’évolutions et ça a un effet important sur des athlètes déjà exceptionnels", explique-t-il.

Plutôt "sage de s'interroger" ?

Et d’ajouter : "Je vais être très clair, je pars toujours sur un état d’esprit où je n’ai aucun soupçon. J’essaie de comprendre dans un contexte donné ce qui se passe pour être cohérent. On ne connaît pas tant de choses que ça sur l’athlète de haut niveau. La plupart des études qui sont publiées sont extrêmement rares. On connaît peu de choses sur les limites de la machine humaine qui sont sans cesse repoussées. Moi je reste à ma place. Vous avez des mecs rares dans tous les sports. Qu’est-ce qu’on dit sur ce que fait Carlos Alcaraz à 20 ans ou sur ce que fait Kilian Jornet depuis des années en trail ? Ils font des choses exceptionnelles. Je ne veux pas jeter l’anathème, je préfère rester dans l’analyse." Samuel Bellenoue, lui, admet qu’il peut être "un peu choquant de voir ce genre d’écart en tant qu’observateur averti".

"Pour moi c’est plus qu’une surprise, reconnaît-il. Philosophiquement, il me paraît plutôt sage de douter et de s’interroger. Oui, beaucoup de choses ont évolué dans le cyclisme : le matériel, la nutrition, le suivi des entraînements… On ne peut pas seulement l’affecter à l’équipe Jumbo-Visma, c’est globalisé. Peut-être et sans doute même qu’ils ont de l’avance sur certains points. Mais il y a une part qui reste de l’ordre du questionnement, notamment sur ce chrono. J’avais imaginé un écart de 1’30’’ entre Pogacar-Vingegaard et le reste. Là on s’aperçoit que ce que j’avais pronostiqué est vrai pour Pogacar, mais on double la mise pour Vingegaard. Je ne maîtrise pas certaines choses. Toutes les personnes autour de moi pensaient à quelque chose de très serré. Quand on prend les temps d’ascension, les vitesses ascensionnelles (depuis le début du Tour, ndlr), on voit qu’on est sur des choses qui n’ont même pas existé du temps du dopage, donc ça interroge. Mais je ne suis pas capable d’aller plus loin que ce questionnement."

Déjà une polémique l'an dernier

"Ce qui s’est passé va alimenter pas mal de choses parce que c’est difficilement explicable, il y a des chiffres dans tous les sens, développe Frédéric Grappe. Moi j’ai toujours l’habitude de regarder ce qui se passe dans d’autres sports, comme le trail. Sur des distances qui vont de 40 jusqu’à 160 bornes, vous retrouvez toujours les mêmes athlètes aux mêmes places et vous vous rendez compte qu’il y a d’énormes différences au niveau de l’endurance. Il ne faut pas s’étonner d’avoir des coureurs plus endurants que d’autres dans le vélo. Certains sont capables de maintenir des niveaux de puissance très élevés malgré la fatigue. C’est sûr que certains athlètes sont plus endurants, c’est lié à la génétique, l’entraînement, la tolérance lactique…" Sur les réseaux sociaux, le moindre coup d’éclat de Vingegaard ou Pogacar, qui n'ont jamais été contrôlés positifs, charrie toutefois son lot de suspicions.

Ce fut déjà le cas l’an dernier lorsque le premier avait bouclé les 3.343,8 kilomètres du Tour à une vitesse moyenne de 42 km/h, la plus élevée de l’histoire. Plus rapide que celle du Tour 2005 remporté par Lance Armstrong (41,654 km/h), avant l’annulation de son titre. Une accélération alors justifiée par une foule de facteurs : meilleur matériel, qualité du bitume, professionnalisation accrue des coureurs, conditions météorologiques favorables, stratégies de course...

"Nous sommes propres à 100%", avait martelé Vingegaard, qui est aujourd’hui en position idéale pour conserver sa couronne. Même si le Tour se lancera mercredi à l'assaut d'un monstre lors de la 17e étape entre Saint-Gervais et Courchevel, avec le terrible col de la Loze où les écarts pourraient être énormes en cas de défaillance.

Rodolphe Ryo, à Combloux