Tadej Pogacar sur Paris-Roubaix? Mauro Gianetti "ne va pas l'en empêcher" (mais est quand même contre)

Mauro Gianetti, avec quelques heures de recul, comment analysez-vous la défaite de Tadej Pogacar sur Milan-Sanremo? On a l'impression que Mathieu van der Poel était indécrochable ce samedi...
Oui, Van der Poel était vraiment intraitable samedi. Vous savez, dans une montée comme la Cipressa, qu'ils ont faite pratiquement à 40km/h, quand Tadej attaquait, il était à presque 50km/h alors qu'on était à 4 ou 5%. A cette vitesse-là, quand on est dans la roue, on a quand même 20% d'abri dont on peut profiter. Donc, c'était parfait pour Mathieu parce qu'il n'avait qu'à suivre. D'autant qu'il sait qu'au sprint normalement, il a une meilleure pointe de vitesse que Tadej. Donc pour lui, c'était l'idéal. C'est une course faite sur mesure pour un coureur comme Van der Poel. Et c'est très compliqué, même pour un champion comme Tadej. Mais je crois qu'on a vécu quelque chose d'extraordinaire. Nous, on a mis le feu dans la Cipressa. C'était notre but, parce qu'on s'est dit: "bon, le Poggio, ça ne va pas passer, c'est trop court, c'est impossible de prendre beaucoup d'avance et puis il y a la descente, il y a le plat... Donc on va essayer de tout faire exploser dans la Cipressa et de voir qui reste avec lui et puis on verra comment on peut la jouer après". Mais bon, il y avait deux champions avec Tadej parce que Ganna a aussi fait quelque chose d'extraordinaire.
Vous avez mis le briefing d'avant-course sur vos réseaux sociaux où tout est bien calculé, c'est une véritable œuvre d'art, un tableau noir. Mais finalement, dans la réalité, il a manqué un coureur, notamment Del Toro qui n'était pas là où il aurait dû être. Est-ce que ça aurait pu faire la différence s'il avait été là où vous pensiez qu'il devait être pendant le briefing?
Non, le plan c'était que Del Toro fasse ce travail mais Narvaez aurait arrêté et serait resté derrière parce qu'on n'imaginait pas que ces trois coureurs (Pogacar Van der Poel et Ganna, ndlr) basculeraient au sommet de la Cipressa avec 40 secondes d'avance. On imaginait une dizaine de secondes, quinze secondes maximum... Donc il fallait quelqu'un derrière pour contrôler et on s'est dit "si ce n'est pas Del Toro le plan B - parce qu'on ne sait jamais, ce n'est pas facile de prendre la Cipressa devant parce qu'il y a 180 coureurs qui veulent rentrer dans les cinq premières cinq positions - si ce n'est pas Del Toro donc, c'est Narvaez et Del Toro prend la place de Narvaez au cas où." Mais à cette vitesse-là, ils n'en est resté que quatre quand Narvaez a terminé son boulot à Narvaez, parce qu'il y avait encore Romain Grégoire pendant un petit moment. Mais il n'y avait plus personne. Donc si on a pu être là où on était, c'est parce qu'on a pu être avec eux sur le final. Et puis il nous faut aussi des hommes pour le plat, parce que ça semble simple, les derniers 10-15 kilomètres, mais la vitesse est tellement élevée que rester devant et abriter le leader, ça fait vraiment mal. Donc il faut des hommes pour le plat et on n'a que 6 hommes dans l'équipe pour aider donc je pense qu'on aurait pas pu faire mieux.
Vous avez surtout animé la course et avez sorti les téléspectateurs de leur sieste beaucoup plus tôt qu'habituellement. D'habitude il faut attendre le Poggio pour qu'on se réveille...
Mais nous, on aime ce genre de cyclisme. On attaque de loin, on n'a pas peur et puis parce qu'on essaie de gagner, on n'a pas peur de perdre.
Tadej Pogacar n'avait pas le même sourire que d'habitude à l'arrivée, il n'a pas trop l'habitude d'être battu. Comment est-il justement après une défaite? Est-ce qu'il est triste? Est-ce qu'il est en colère? Est-ce qu'il est insupportable? Est-ce qu'il faut le consoler, lui faire des câlins?
C'est vraiment un mec très simple. C'est un gagnant, donc il veut gagner. Et s'il ne gagne pas, il a besoin d'une petite demi-heure pour lui, pour réévaluer un peu tout ce qu'il a fait pour voir s'il a commis des erreurs, voir ce qu'il aurait pu faire pour gagner. Dans un premier temps, il se remet lui-même en question, il se demande ce qu'il aurait pu faire différemment... Mais une demi-heure après, on était là, on a discuté et on s'est dit "bon, il faut être réaliste. Mathieu aujourd'hui, il était vraiment très très costaud.En plus, il peut rester dans la roue parce qu'il sait qu'il est plus rapide que moi, il a cet avantage". Il s'est dit que peut-être que s'il n'était pas tombé sur les Strade Bianche, ma condition aurait été meilleure, mais à la fin, la réalité, c'est qu'il n'y a pas vraimenteu d'erreurs commises. On pourrait penser qu'il aurait dû attendre un peu dans le Poggio, mais on a vu Mathieu attaquer lui-même en haut du Poggio: si on attend la fin, on ne va pas loin. Il n'y avait pas beaucoup d'autres solutions. Van der Poel était très costaud.
On le sait, vous avez un sens tactique très aiguisé. Est-ce que vous ne regrettez pas que Tadej n'ait pas arrêté de relayer Van der Poel en bas du Poggio pour profiter d'une éventuelle contre-attaque de Ganna pour piéger Mathieu? Vous ne vous dites pas que vous auriez pu tenter ça?
Mais ce n'est pas le caractère de Tadej, il ne ferait jamais ça. Jamais dans la vie. Parce que c'est un mec très honnête et il ne pourrait pas se pardonner de gagner de cette façon-là. À la limite, ce que je pourrais regretter un petit peu, c'est que lui, il avait pris 5-6 mètres parce qu'il voulait anticiper le sprint et faire un sprint long. Et l'autre, en voyant qu'il était à 5 mètres, il s'est dit "bon, tant qu'il est à 5 mètres, je pars". Et là c'était fini. Là c'est fini parce qu'il y avait du vent dans le dos et que quand ces mecs-là mettent 1400 watts dans les pédales, 2 mètres, c'est 2 mètres... S'il y avait eu du vent de face... Mais là il a essayé, il voulait arriver à côté de Mathieu à pleine vitesse, là ça aurait été pu faire la différence. Il a pris un risque et ça n'a pas marché parce que l'autre, il est vraiment très malin.
Les dieux du cyclisme se sont penchés sur le berceau de Tadej Pogacar quand il est né, ils lui ont quasiment tout donné mais il lui manque juste un petit quelque chose, c'est cette pointe de vitesse dans les sprints plats. Est-ce que ça peut encore se travailler, est-ce qu'on peut progresser un peu dans ce domaine-là ou c'est trop tard et il y a d'autres priorités pour Tadej?
Je crois qu'il est quand même assez rapide, c'est juste par rapport à Van der Poel qu'il ne va pas assez vite. On parle d'un Van der Poel qui peut gagner un sprint massif, on l'a encore vu dernièrement. C'est un vrai sprinteur avec d'autres qualités. Si en plus, Tadej était aussi sprinteur, ça énerverait les autres (rires)... On ne se plaint pas.
Mauro, vous le savez: en France, les passionnés de vélo n'ont qu'une idée en tête, c'est de voir Tadej s'essayer aux pavés du Nord dans 15 jours. Lui semble avoir envie d'y aller, peut-être dès cette saison. En revanche, côté staff, on a vu que vous étiez plutôt réservés, notamment après sa chute dans les Strade Bianche. Où en êtes-vous de votre réflexion? Est-ce que le choix a été fait? Est-ce qu'il ira ou n'ira pas sur Paris-Roubaix?
Vous savez, Tadej c'est quelqu'un qui aime à chaque fois se remettre en question et puis se bagarrer avec d'autres champions comme Van der Poel, Van Aert, Philipsen ou Vingegaard sur le Tour... Il est doué, il peut être un protagoniste partout, parce qu'on l'a vu sur les pavés dans l'étape du Tour de 2022, il était dans le coup. Donc il peut être là-bas, il peut être un protagoniste. D'un autre côté, il n'est pas obligé d'y aller, ce n'est pas une priorité. Ce n'est pas forcément cette année qu'il faut y aller. Il n'est pas obligé à chaque fois de se remettre en question parce que c'est le seul coureur qui fait tout ça. Milan-Sanremo, Liège-Bastogne-Liège, le Tour de Lombardie, les Flandres, le Tour, la Vuelta, le Giro... C'est quand même déjà beaucoup.
Mais on a envie de le voir partout, comme le faisait Eddy Merckx, puisqu'aujourd'hui, c'est le Eddy Merckx des années 2020, votre coureur...
Oui, c'est vrai, et nous aussi... Mais Paris-Roubaix, ils vont la courir aussi l'année prochaine, dans deux ans, dans trois ans. Il n'est pas obligé de la faire cette année. Il n'est pas obligé de faire tout chaque année. En plus, le vélo a changé. Il y a quand même des spécialistes, beaucoup plus qu'à l'époque de Merckx. Tout le monde faisait tout parce que Merckx se retrouvait avec les mêmes adversaires, que ce soit sur Milan-Sanremo ou au Tour de France. Mais Tadej, quand il va sur le Tour, il se retrouve face à des coureurs comme Vingegaard, qui font du Tour leur objectif principal. Il va à San Remo, il se trouve face à des coureurs spécialistes. Il va au Tour des Flandres, encore d'autres spécialistes... Donc à chaque fois, il se bat contre des spécialistes. C'est ça qui est vraiment exceptionnel. Et on ne peut pas lui demander qu'à chaque fois, chaque année, à chaque opportunité, il soit là à se bagarrer avec tout le monde, comme il le fait sur les Strade Bianche ou sur le Tour de France.
Donc, on ne peut pas lui demander ça... Mais si c'est lui qui vous le demande?
Je ne vais pas l'en empêcher. Mais bon, c'est quand même important qu'il soit conscient des risques, parce qu'il peut tomber à chaque course. On le voit, avec la vitesse, il y a tellement de coureurs, le niveau est tellement haut qu'il n'y a pas deux centimètres entre un coureur et un autre. Mais Paris-Roubaix, c'est plus dangereux que les autres courses. S'il veut la faire, s'il se sent de la faire, ce n'est pas nous qui allons l'en empêcher. C'est aussi l'esprit de Tadej, c'est ce qui fait que le vélo est beau en ce moment. Pas seulement lui, mais d'autres champions comme lui qui n'ont pas peur. Donc non, on ne va pas l'en empêcher. Mais je le répète: pour nous, ce n'est pas une priorité. Sur Paris-Roubaix, on a d'autres coureurs, on a une bonne équipe pour aller faire une belle course, voire gagner avec d'autres coureurs. Et ce n'est pas à lui à chaque fois de tirer les marrons du feu.
Quand il a répondu aux questions de RMC, Tadej Pogacar avait dit "on décidera après Milan-Sanremo". Alors, est-ce que vous en avez parlé, est-ce qu'il a décidé?
Non, on s'est vus après Milan-Sanremo, on a mangé un morceau ensemble, on a évité le sujet (rires).
On a envie de vous dire "laissez-le faire, Mauro"...
Mais je ne veux pas l'en empêcher, comment empêcher un mec comme ça de faire Paris-Roubaix? Mais je ne veux pas non plus le pousser, ce n'est pas en priorité pour nous. Le Tour de France, c'est ça la priorité de la saison. Son plan, c'est de faire le Tour de France et la Vuelta, c'est quand même beaucoup de travail. Paris-Roubaix, tout le monde le sait: ce n'est pas une course simple...