"On n’est pas très avancé sur ces questions-là": pourquoi la dépression et l'automutilation restent tabous dans le foot

Meriem Salmi, les images des griffures au visage de Pep Guardiola ont marqué les esprits après le match de Manchester City mardi en Ligue des champions. L’entraîneur a ensuite révélé s’être lui-même infligé ces blessures parce qu’il voulait "se faire du mal" avant de publier un communiqué pour se défendre d’avoir pris le sujet de l’automutilation avec légèreté. Est-ce que c’est un phénomène qui se développe ou qui a toujours existé mais que l’on voit plus grâce à la médiatisation?
Je pense que c’est plutôt ça et je pense que les pratiques d’automutilation ne sont pas plus fréquentes. En tout cas moi je parle de ma pratique de terrain, je n’ai pas vu d’automutilation plus fréquemment (dans le sport) que dans la population générale. Parc contre, ce qu’il faut souligner, c’est qu’il y a un rapport au corps qui est différent. Et le corps est un outil de travail pur eux. Donc il a une dimension particulière. Et, effectivement, on voit parfois des gens se donner des gifles ou autres, principalement dans les sports de combat d’ailleurs… Quand on voit les sportifs se mettre des claques c’est une sorte de stimulation du cerveau pour se mettre dedans. En tout cas ce sont des routines qui sont fréquentes.
Là, dans le cas de Pep Guardiola, on est sur autre chose. Je pense qu’il y a une très très forte culpabilité. C’est vraiment une punition. Parce qu’il faut quand même rappeler que les pratiques d’automutilation sont habituellement plutôt dans la population adolescente et elles marquent le fait de ne pas savoir exprimer ses émotions ou ne pas savoir exprimer de la souffrance. Et on passe donc par le corps pour l’exprimer. Et parfois aussi, le fait de se mutiler fait que la souffrance psychique passe au second plan. Souvent ces jeunes qui s’automutilent vont me dire qu’ils sont concentrés sur la souffrance physique parce qu’elle est beaucoup moins pénible et douloureuse que la souffrance psychologique. Parce que celle-là, on l’oublie souvent Ce sont évidemment des signaux de souffrance mais je ne pense pourtant pas que l’on puisse dire qu’il y a beaucoup d’automutilation (dans le sport de haut niveau), moi je n’irai pas vers ça. Il y en a comme dans toute la population. Mais il y a des pratiques sur le corps qui sont différentes puisque le corps est au service de la performance.
Cela signifierait donc que les pratiques d’automutilation comme on a pu le voir avec Pep Guardiola, relèvent d'une détresse mentale et pas un simple coup de sang?
Oui c’est le reflet. Ce n’est pas quelque chose qui va arriver comme ça, comme un cheveu sur la soupe et comme si tout d’un coup il y avait une souffrance. C’est quelque chose qui s’installe progressivement et à un moment donné on est débordé par des émotions qu’on n’arrive plus à gérer. On est débordé par la culpabilité, par le fait que l’on ne se sente pas à la hauteur ou par le fait que ça atteint l’estime de soi et la confiance en soi. Là on est plus sur un format de punition en fait.
Cette automutilation, selon vous, est-ce le préambule ou le signal d’un entraîneur au bord du burn-out ou en état dépressif?
C’est compliqué de répondre comme ça, aussi formellement, parce que les épisodes dépressifs c’est comme un millefeuille. Il y a plein de paramètres qui rentrent en jeu. Ça peut être un événement isolé, contextuel, une expression. C’est comme les athlètes qui vont balancer et casser leur raquette…une sorte de mouvement pulsionnel sans contrôle et puis ça s’arrête immédiatement. Ou alors, oui, ça peut être un signal. Après, il y a des gens qui vont exprimer leur colère ou leur culpabilité de cette façon sans pour autant déclencher après un épisode grave et des troubles psychopathologiques. C’est très complexe en fait. Mon métier c’est comme le vôtre, c’est plus fin que ça. Donc oui c’est possible (que ce soit le préambule d’un burn-out), je ne dis pas que c’est impossible. Mais ce n’est pas non plus certain. Toutefois, cet épisode (d’automutilation) il ne faut pas le négliger ou le prendre à la légère.
A l’image de Pep Guardiola et de cette automutilation, en France l’entraîneur de Nice Franck Haise s’est confié sur son mal-être et certaines angoisses. Pourquoi les entraîneurs, notamment dans le foot, peuvent être particulièrement sensibles à cette charge mentale?
Je m’occupe aussi d’entraîneurs, et pas seulement d’athlètes, parce que c’est aussi fondamental qu’ils soient accompagnés. Même si, ils ont souvent du mal à l’entendre et que dans le milieu du foot on n’est pas très avance sur ces questions-là aussi bien chez les joueurs que chez les entraîneurs. Ils ont une obligation de résultat, on sait qu’ils sont sur des sièges éjectables, on sait que leur poste tient à leurs résultats. Les entraîneurs doivent gérer leur propre stress, réguler leurs propres émotions. Mais aussi celles de leurs joueurs, mais aussi celles de leur environnement et de tout l’encadrement.
Donc ça fait beaucoup car il n’y pas que leur propre stress. Il y a aussi le rythme des compétitions qui est énorme, l’intensité des entrainements et leur qualité. Donc l’engagement cognitif n’est pas le même, et ce n’est pas péjoratif de le dire. Si on fait son travail et qu’il n’y a pas d’enjeu derrière ou de conséquences au fait d’une défaite, ce n’est pas la même chose que quand il y a des conséquences. Le cerveau ne va pas réagir de la même façon.
Et là on sait que notre poste tient à nos résultats. L’excellence et ces milieux d’élite, sont des milieux anxiogènes. Pour ces raisons-là et aussi pour le rythme. D’ailleurs des joueurs en ont parlé dernièrement et des voix s’élèvent à propos du rythme des compétitions. Et bah les entraîneurs sont soumis au même rythme. Ce sont des gens qui ont des vies particulières, qui voient très peu leurs familles et leurs enfants, ils ne sont pas là les week-ends ou parfois aussi la semaine, les saisons sont très longues.
Et tout ça, ça amène aussi une fatigue physique et une fatigue mentale. Donc il faut savoir se ressourcer, savoir récupérer. Et quand on est entraîneur c’est compliqué parce que dans les moments de pause il faut préparer la saison ou les matchs et manager son encadrement. Il y a beaucoup de choses à faire. Donc tout ça peut entraîner une surcharge mentale et amener au burn-out donc à des épisodes dépressifs qui sont liés à l’épuisement professionnel.
"Comme on gagne beaucoup d’argent dans ces milieux-là, on n’a pas le droit à la parole"
Pensez-vous que le grand public ne prend pas conscience de cette pression qu’on peut avoir chez les sportifs de haut niveau et chez les entraîneurs?
Surtout quand il y a de l’argent. Quand il y a de l’argent, et je le sais car j’ai moi-même été attaquée, c’est comme si l’argent était un antidote à la souffrance ou à la fatigue. Comme on gagne beaucoup d’argent dans ces milieux-là, on n’a pas le droit à la parole là-dessus. Il faut avancer et c’est considéré comme indécent. Je suis d’accord, il vaut mieux avoir de l’argent et être mal que de ne pas avoir d’agent et être mal. Je suis d’accord, on s’en sort généralement mieux.
Concrètement, a-t-on le droit de faire un burn-out quand on s’appelle Franck Haise, Pep Guardiola ou Kylian Mbappé? D’avoir des coups de mou et de ne pas être bien?
Oui car je pense que ce sont aussi des êtres humains avant tout. Même s’ils gagnent beaucoup d’argent, ce n’est pas ce qui va les reposer mentalement ou faire qu’ils soient mieux mentalement. Bien évidemment, je rajoute pour que ça ne paraisse pas indécent, qu’il vaut mieux avoir de l’argent quand même quand on est mal. Mais ça ne règle pas le problème et ça fait 30 ans que je défends ça. J’ai même commencé par le foot dans ma carrière. On avait justement monté un centre de préformation de football et c’est comme ça que j’ai commencé l’accompagnement alors que personne n’en voulait. Je voyais ces jeunes en détresse et en difficulté. Quand vous êtes loin de votre famille… Il faut aussi tenir compte de ça. Les entraîneurs sont aussi loin de leur famille et même si ce sont des adultes et pas des jeunes de 12 ou 13 ans, ils ont aussi une vie très particulière et une vie hors-norme. Et il y a aussi très souvent des impacts sur leur famille et sur leur vie de famille. Un équilibre familial, ce n’est pas simple à obtenir dans ce type de profession. Donc ça, ça va aussi se rajouter à la charge mentale. Il y a leur vie professionnelle mais il y a aussi leur vie privée. Tout est lié en fait.
Cette automutilation des sportifs et ces épisodes dépressifs chez certains entraîneurs ou sportifs de haut niveau, est-ce que ça souligne encore un peu plus le besoin d’un encadrement psychologique dans le sport de haut niveau? Vous en parliez un peu en disant que le foot était assez réfractaire pendant de nombreuses années…
Ça commence à venir, oui ça évolue. Mais le milieu du football c’est compliqué. Ce sont des gens qui sont, en plus…quand on regarde un match de foot il y a des millions de personne dans le monde qui les regardent pour les championnats majeurs et les joueurs de très haut niveau. Ils sont regardés sous toutes les coutures, inspectés. Ce n’est pas facile de sortir de ces préjugés et de tous ces clichés autour de la psychologie qui ne serait réservée qu’aux gens faibles et fragiles. Ce n’est pas facile de s’exposer à ça. Moi j’ai des joueurs, des footeux, qui n’ont jamais dit qu’ils étaient accompagnés (psychologiquement). Et pourtant je le sais, puisque c’est moi qui les suit. Donc je sais bien que ce n’est pas simple de s’avancer là-dessus parce que c’est quelque chose qui garde encore une connotation très péjorative. Mais on est en train d’avancer et je pense qu’il y a plus d’épisodes dépressifs dans ce milieu-là qu’il n’y d’automutilation. Là, pour Pep Guardiola, ça a été flagrant parce qu’on l’a vu à l’image mais il faut vraiment prendre le temps aujourd’hui de s’intéresser à la santé mentale des joueurs de football. Il y a beaucoup de travail et, encore une fois, ce sont des êtres humains.
"La souffrance est la même, mais l’expression est différente"
Ce sont des êtres humains, oui, mais quand même différents du commun des mortels. Est-ce qu’on les traite de la manière, est-ce qu’une dépression chez un sportif de haut niveau ça va être la même dépression que chez monsieur et madame Tout-le-monde?
Oui ça va être la même sauf que, la différence, et c’est important de l’entendre, ce sont des cas cliniques. Ils ne vont pas avoir les mêmes réactions. Vous pouvez très bien avoir un joueur de football qui présente un épisode dépressif et qui va jouer, qui va travailler tous les jours sans que l’on ne voie rien du tout. Parce que, s’ils sont à ce niveau-là c’est qu’ils ont une capacité de tolérance à la souffrance physique et psychique qui est hors-norme. Sinon ils ne pourraient pas être là. Leurs compétences ne sont pas uniquement des compétences physiques, ce sont aussi des compétences psychologiques. Ce qui fait qu’on peut passer à côté d’épisodes dépressifs et qu’on ne se rende compte de rien du tout parce que ce sont des gens qui vont aller travailler tous les jours et on ne verra rien. Ils ne vont rien exprimer, on ne va rien voir. Et donc, il faut des spécialistes pour savoir détecter ces troubles-là parce qu’ils ne vont pas l’exprimer de la même façon que tout le monde. La souffrance est la même mais l’expression est différente. Il faut bien connaître ce monde et ces cerveaux-là pour détecter ça. Combien de fois ai-je entendu qu’untel ou untel allait bien. Non en fait. Ce n’est pas comme si on pouvait lire une dépression sur un visage ou sur un comportement.
La question de l’automutilation et de la santé mentale constitue donc un enjeu important dans le sport de haut niveau...
Je pense que le sujet de l’automutilation, que vous avez relevé, est vraiment important. Parce qu’il est le signe de quelque chose. C’est l’occasion de mettre en avant la santé mentale des joueurs de football plutôt que l’automutilation. Parce que sinon on va rentrer dans quelque chose de caricatural. L’automutilation c’est un signe très important. Quand on voit l’image de Pep Guardiola et qu’en plus il dit qu’il s’est griffé de partout ou qu’il s’est arraché les cheveux…Oui, même un entraîneur peut péter les plombs et se faire du mal. C’est important de le dire. L’automutilation, c’est un signe parmi d’autres et ce n’est pas celui qu’on rencontre le plus. Mais là c’était spectaculaire parce qu’on voit le visage abîmé.