L'édito de l'After: Lamine Yamal, Saturne pas rond

Joues rondes, pied gauche, crochet intérieur, conduite de balle extérieur, crochet extérieur, coup d’œil, lucarne, but, visage juvénile en Unes des journaux. L’enchaînement ressemble à des variations de Bach jouées en legato molto sur le thème des lois de la nature. Les thèmes sont connues. Ce qui change, c’est l’interprète (Lamine Yamal) et le lieu (Stade de Montjuic, vendredi soir). Depuis le début de saison, il n’y en a que pour lui dans la mélancolique Barcelone. Après avoir allumé la seule lumière du match contre Majorque sur un golazo à la 72e (une barre déjà touchée vers la 56e minute dans à peu près la même position), les hommages au petit génie font florès "Magistral, note Mundo Deportivo. Un adjectif plus approprié pour un vieux professeur que pour un élève — ce que devrait être ce gamin de 16 ans. Sa permanente vocation à influer sur le tableau d’affichage a eu ce merveilleux but comme récompense."
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Après cinq fenêtres de mercato, 15 transferts et 200 millions d’euros dépensés, l’humeur est à la consolation. Gamin formé au club, il est aussi le plus jeune, depuis le 29 avril 2023 (jour officiel d’adieu au Vieux Camp Nou) à y avoir débuté, à 15 ans et 290 jours. Le spectateur engagé (mais prudent) ne peut alors s’empêcher de faire un tour sur Google. Le cimetière des illusions apparaît : Vicenç Martinez (en 1941), Ansu Fati (prêté à Brighton), Bojan (carrière bizarre), Gavi (ligaments croisés). Lamine est également le cinquième joueur le plus jeune à avoir débuté en Liga, toutes équipes confondues. Derrière qui ? Luka Romero ("nouveau" Messi de 2020), Sansón (Celta Vigo en 1939), Irastoza (Real Sociedad en 1934) et Oscar Ramón (Saragosse en 1984). Pedri, rangé à la catégorie des "nouveau Iniesta", cumule de son côté déjà 354 jours d’absence et sept blessures (dont trois graves) en trois saisons et demi.
Urgences historiques
Quand l’histoire est un poids, les héritiers se digèrent plus vite que les frustrations. Cesar Luis Menotti fit le diagnostic de la famille Barça dès son arrivée sur le banc en mars 1983. Juste après un triste 1-1 contre le Betis Séville et quelques jours avant d’y introduire le 4-3-3 et la pression haute, l’entraîneur-philosophe argentin mit des mots sur une névrose "vous avez ici beaucoup d’excellents professionnels mais sur lesquels repose une redoutable urgence historique : remporter des titres. Cette urgence contamine les délais nécessaires pour travailler correctement. Ne nous rendons pas fous. Travaillons dans le calme en suivant une ligne droite." Club immense mais incapable de digérer les injustices de la dictature franquiste, la domination du Real et la gestion de ses dirigeants, le club catalan ressasse chaque saison ses désillusions sans jamais parvenir à digérer ce passé qui ne passe pas. Chaque apparition d’un nouveau prodige est célébrée comme une revanche sur la fatalité et l’annonce d’un nouvel âge d’or.
Drame de la généalogie : nos descendants sont à la fois ceux qui nous survivent et ceux qui nous enterrent. Un tableau au Musée du Prado (à Madrid) peint par Goya revient en mémoire. On y voit un monstre aux cheveux blancs, les yeux exorbités et le corps peint aux couleurs de cadavre engloutissant le bras droit d’un petit corps dont la tête et le bras gauche ont déjà été arrachés. Le titre Saturne dévorant l’un de ses enfants est sans ambiguïté. Goya représente Saturne (Cronos chez les Grecs) en titan effrayé par une prophétie: l’un de ses enfants finira par le détrôner. Un a à un il avalera donc ses descendants espérant conjurer ainsi la tragédie du temps qui passe. Horrifiée par le traitement accordé à sa progéniture, Rhéa, son épouse, soustrait alors l’un d’eux à la vigilance du monstre en lui donnant une pierre déguisée plutôt que le nouveau-né. Il se prénomme Zeus et finira par accomplir l’oracle. Telle est la cruauté de l’histoire des hommes qui ont inventé ce mythe : le temps qui passe finit toujours par gagner la partie. La tragédie tient donc en cette question vertigineuse autour de laquelle tourne ce jeu depuis toujours : comment faire pour éviter l’inévitable ?
Droits de succession
Si le football de 2024 est monstrueux, c’est qu’il ressemble au Saturne de Goya. La production à la chaîne de pépites n’a pas pour but le patient accomplissement mais la consommation immédiate. Si le Barça donne vie à des héritiers, ce n’est plus pour garantir l’avenir de l’institution mais satisfaire aux urgences du présent. A long terme, la dette structurelle (plus d’un milliard d’euros) menace le club de banqueroute. Le plafond salarial du club, encore abaissé de 25%, le condamne déjà à l’anonymat sur le marché des transferts (500 millions d’euros d’écart de masse salariale avec le Real Madrid). Bref, dans un tel marasme économique qui ne se réjouirait pas de l’insouciance d’un surdoué aussi boutonneux soit-il ? Qui ne trouverait pas dans la jeunesse insolente une efficace consolation ? "Donnez-nous encore quelques matchs, quelques buts, quelques semaines", semblaient réclamer les mains tendues vers le dernier prodige vendredi soir et la cantera le reste du temps. Au menu des urgences historiques, le bon sens militaire ne saurait pourtant être négligé. On ne fait pas de bonne armée quand les puceaux sont faits généraux.