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Tour de France: ex-avocat devenu youtubeur et spécialiste tactique embauché par l'équipe de Vingegaard, l'incroyable histoire de Patrick Broe

Patrick Broe

Patrick Broe - Capture d'écran Youtube @PatrickBroe

Il est celui qui murmure à l'oreille des têtes pensantes de la Visma-Lease a bike. Ancien avocat, devenu un podcasteur à succès dans le monde du vélo, l'Australien Patrick Broe est aujourd'hui à 31 ans l'un des architectes des tactiques et du recrutement de la formation néerlandaise.

Pas la peine d’allumer votre télévision ou de sacrifier une journée de RTT. À en croire la petite musique qui monte depuis dimanche soir, suivre la troisième semaine du Tour de France présenterait encore moins d'intérêt qu'une 1000e rediffusion des Visiteurs. La faute à un suspense soi-disant assommé pour de bon par Tadej Pogacar, sacré roi des Pyrénées ce week-end et jugé intouchable par une partie des suiveurs, alors même que les organisateurs ont réservé au peloton une ultime semaine de tous les dangers, avec trois derniers jours propices à des feux d’artifice à gogo. Dans les cordes mais pas encore KO, à trois minutes au général du cannibale de Komenda, Jonas Vingegaard a d’ailleurs prévenu : "Je ne suis pas là pour être deuxième et je n’ai pas perdu espoir."

Robe noire et Robbie McEwen

Si le maillot jaune paraît solidement collé aux épaules des UAE Emirates, croire en une démission totale du Danois serait mal le connaître. Même chose pour ses entraîneurs et directeurs sportifs, à l’œuvre pour imaginer un plan A, un plan B, un plan C, et probablement un plan H, pour au moins de tenter de renverser la table. Ça tombe bien, c’est sans doute ce que préfère l’un des cerveaux de la Visma-Lease a bike. Un personnage méconnu du grand public pourtant au cœur du réacteur. Du haut de ses 31 ans, Patrick Broe compte parmi les pièces essentielles de la machine néerlandaise. Signé en tant que consultant il y a deux ans, il a rejoint le staff technique l’hiver dernier avec des prérogatives plus élargies aux côtés des Merijn Zeeman, Grischa Niermann et autres Mathieu Heijboer, têtes pensantes des frelons bataves.

"Chez Ineos, Thibaut Pinot aurait gagné le Tour", l'interview de Patrick Broe

Rien ne destinait pourtant cet Australien né à Brisbane à lâcher une carrière d’avocat pour dessiner les stratégies de l’une des plus grandes équipes sportives au monde. "J’ai toujours aimé le sport : le cricket, le baseball, le basket, le football, le rugby… mais pas le cyclisme", nous raconte-t-il depuis Andorre, principauté dont les nombreuses ascensions en ont fait le paradis des cyclistes professionnels, et où il a posé ses valises. "Le cyclisme, en Australie, c’est un peu un sport de niche. J’ai commencé à devenir un vrai fan de vélo à l’université. Pendant le Tour de France, je restais debout vraiment très, très tard. Je dormais sur le canapé en regardant la chaîne SBS avec Robbie McEwen (triple maillot vert du Tour) et Matt Keenan (célèbre journaliste australien). C’était après la victoire de Cadel Evans en 2011. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à devenir fan de cyclisme."

Le succès fou de "Lanterne Rouge"

À la fin de ses études, l’idée lui vient de débarquer sur Youtube. D’abord pour montrer ses propres entraînements pensés sur l’appli Strava, partager des séances avec des stars comme Peter Sagan qu’il rencontre à l'occasion du Tour Down Under ou tester toute sorte de matériel. Le nom de sa chaîne ? "Lanterne Rouge". En version française, s'il vous plaît. "Je me disais que ça pouvait être marrant de dire : ‘OK, je suis le pire coureur du peloton, je suis la lanterne rouge’. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai choisi ce nom, je n’y ai pas tellement réfléchi pour être honnête", se marre-t-il au téléphone. Six cents vidéos plus tard, sa chaîne qui compte 272.000 abonnés mais aussi le podcast qu’il a lancé en parallèle avec son copain belge Benji Naesen sont considérés comme des références en matière d’analyse tactique sur le vélo. Pour le duo, le déclic a eu lieu au moment de l’épidémie de coronavirus en 2020.

"J’ai commencé à avoir pas mal de temps libre pour réfléchir et j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de couverture permanente des courses World Tour en anglais. Je me suis dit qu’il fallait essayer à la reprise des courses, qu’il y aurait forcément des gens qui aimeraient avoir un récap de ce qui s’est passé par exemple sur le Critérium du Dauphiné. L’idée, c’était d’expliquer pourquoi telle ou telle chose s’est produite sur une course. Je suis certes un romantique, mais j’aime expliquer la tactique, ce qu'une équipe a voulu faire et pourquoi, ce qu’elle aurait pu améliorer… Je n'ai pas peur de dire tout ça", détaille Broe. Le succès de ses vidéos est "fou" et "immédiat", à tel point qu’il se résout à quitter l’Australie pour mettre fin à des soucis… de décalage horaire.

L'homme qui murmure à l'oreille des boss de Vingegaard

"Le problème qu’on avait, c’est que les courses se terminaient parfois à 2h du matin ici, après on faisait le podcast à 3h et il fallait encore l’éditer, ça nous emmenait à 4h. On allait se coucher à 4h30 ou 5h, ce n’était pas vivable. Pour rendre ça viable sur du long terme, j’ai donc déménagé en Andorre et on a pu conclure un deal avec Amaury Sport Organisation (à la tête de plusieurs classiques et grandes courses comme le Tour de France), pour avoir les highlights sur notre chaîne. Ma femme était avocate elle aussi, mais on a tous les deux démissionné pour aller en Europe", confie-t-il. Derrière des titres tels que "Je n’aurais jamais pensé Mark Cavendish en mesure de faire ça", "Remco Evenepoel aurait-il dû être sanctionné après ce sprint ?" ou "Pourquoi Nairo Quintana est aussi mauvais en contre-la-montre", Broe ne tape pas seulement dans l’œil d’un public de connaisseurs friands de debriefs tactiques illustrés en images ou de décryptages nourris par pléthore de stats. Les pontes de Jumbo-Visma sont aussi séduits.

Le contact est noué, le test qu’ils lui font passer sert de validation, et voilà Broe embauché à un poste où la plupart des formations optent le plus souvent pour d’anciens pros. "C’est pour ça que la Visma est si forte. Je ne viens pas de cette bulle vélo et ils le voient positivement. Je pense que ce ne serait pas pareil dans beaucoup d’autres équipes", appuie-t-il, en prenant l’exemple "du foot et d’autres sports" où les histoires d'analystes vidéo et de scouts embauchés par des clubs sans être du sérail ne manquent pas. S'il n'est pas présent physiquement sur toutes les courses principales du calendrier, Broe glisse quotidiennement ses remarques à l'oreille des directeurs sportifs sur les possibles stratégies à déployer, les forces et faiblesses de la concurrence, tout en donnant son avis sur le recrutement de jeunes talents à fort potentiel. "Je regarde tous les coureurs, de tous les pays, et toutes les courses UCI, au moins les arrivées", précise l'ex-étudiant en droit et en finance, capable de disserter des heures sur une tentative de bordure, un sprint mal géré par un coureur ou le volume de watts envoyés par un jeune grimpeur encore inconnu au bataillon.

Il "rêve" de manager une équipe

Lui tient à revenir avec nous sur le déroulé de la 12e étape du Tour remportée jeudi du côté de Villeneuve-sur-Lot par l'Erythréen Biniam Girmay. "Groupama-FDJ (avec Valentin Madouas et Quentin Pacher) et TotalEnergies (avec Anthony Turgis) ont eu raison d’aller dans l’échappée parce que ça aurait pu aller au bout. Des formations contre Israel-Premier Tech et Jayco AlUla aurait dû faire pareil. Mais non, elles ont pensé qu’il était préférable d’attendre le sprint alors que selon moi Jayco AlUla avait plus de chances de gagner avec Luka Mezgec dans l’échappée qu’avec Luka Mezgec comme poisson-pilote de Dylan Groenewegen. Tout le monde a dit que Groupama-FDJ avait perdu de l’énergie en allant dans l’échappée, alors que c’était rationnel. Vous voyez, il y a de la place pour les stratégies. Les équipes doivent maximiser leurs probabilités de victoire", développe Broe.

"On discute énormément, son rôle est très important, c’est toujours bon d’avoir ses conseils et son opinion pour surprendre nos adversaires. Pendant le Tour, on parle tous les jours de ce qu’on a fait pendant les étapes et de ce qu’ont réussi ou non nos concurrents. Il apporte un œil critique", l'encense Merijn Zeeman, directeur sportif et architecte depuis plus de dix ans des succès de Visma, qui ne voit par ailleurs "aucun problème" à ce que son collègue continue à poster vidéos et podcasts en parallèle de ses activités pour l’équipe. "C’était une des conditions pour que je travaille pour eux. On poursuit exactement comme avant avec "Lanterne Rouge". Peut-être que d’autres équipes n’aimeraient pas ça parce que oui, je suis parfois critique envers des coureurs de la Visma. Mais c’est comme ça", sourit Broe, qui "rêve" d’endosser un jour la casquette de manager. En attendant, sa mission des prochains jours s'annonce peut-être comme la plus pimentée de sa jeune carrière : trouver la clé pour enrayer la fusée Pogacar et remettre Vingegaard en position de rafler un troisième Tour d'affilée.

Rodolphe Ryo, à Gruissan (Aude)