"Chez Ineos, Pinot aurait gagné le Tour!" Patrick Broe, spécialiste tactique de Visma-Lease a bike, n'a pas peur de donner son avis

Patrick Broe - Site Visma Lease a bike
Quel était votre rapport au cyclisme plus jeune ?
J’ai toujours aimé le sport : le cricket, le baseball, le basket, le football, le rugby… mais pas le cyclisme. Je suis né à Brisbane et le cyclisme, en Australie, c’est un peu un sport de niche. J’ai commencé à devenir un fan de vélo à l’université. Pendant le Tour de France, je restais debout vraiment très, très tard en Australie, je dormais sur le canapé en regardant la chaîne SBS avec Robbie McEwen (triple maillot vert du Tour) et Matt Keenan (célèbre journaliste australien). C’était après la victoire de Cadel Evans en 2011. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à devenir fan de cyclisme.
Vous imaginiez-vous travailler dans le sport ?
A l’université, j’ai étudié le droit et la finance, ensuite j’ai commencé à travailler en tant qu’avocat. Mais j’ai toujours rêvé de travailler dans le sport. Peut-être pas dans le vélo mais dans le sport. Je me disais que je pourrais travailler en tant qu’avocat auprès d’une équipe de sport, de rugby ou de cricket, en Australie. J’ai toujours vu ça comme une option. Travailler dans le management sportif, ça a toujours été un rêve.
Racontez-nous la genèse de votre chaîne Youtube et du podcast "Lanterne Rouge".
Quand j’ai ouvert une chaîne Youtube, je finissais mes études à l’université. J’étais allé au Tour Down Under pour m’entraîner avec Peter Sagan et Bora-Hansgrohe. On partait tôt le matin et je filmais avec ma GoPro. Je voulais mettre ça sur Youtube. Pourquoi ce nom ? Je me disais que ça pouvait être marrant: 'OK, je suis le pire coureur du peloton, je suis la lanterne rouge’. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai choisi ce nom, je voulais avoir quelque chose lié au vélo. Et je ne voulais pas utiliser mon vrai nom, surtout que je commençais à peine à travailler. Je n’y ai pas tellement réfléchi pour être honnête. J’ai commencé à faire des vidéos en 2019 sur d’anciennes courses.
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Vous avez rapidement pris un virage tactique ?
Quand il y a eu la pandémie de coronavirus, j’ai commencé à avoir pas mal de temps libre pour réfléchir. Tout le monde s’est mis à avoir des hobbies et j’ai alors décidé de lancer un podcast, une fois actée la reprise des courses. Je ne sais pas si ça existe en français mais en anglais, il n’y avait pas vraiment de couverture permanente des courses World Tour. Je me suis dit qu’il fallait essayer, qu’il y avait des gens qui voulaient qu’on leur fasse un récap quotidien du Critérium Dauphiné. J’ai choisi de m'entourer de Benji Naesen parce qu’on se parlait déjà par messages, je me disais qu’il avait vraiment une bonne connaissance du cyclisme. Il faisait déjà du contenu de son côté, il était déjà dans ce milieu-là et il voulait vraiment le faire.
Comment vous êtes-vous passionné pour l'analyse tactique des courses ?
La stratégie, ça a toujours été le point principal, le fait de savoir pourquoi les choses se passent ainsi dans une course. Je suis certes un romantique, même si les gens ne le pensent pas toujours, mais oui j'ai toujours été focalisé sur la tactique, par ce que veulent faire les équipes, pourquoi elles font telle ou telle chose, ce qu'elles pourraient faire de mieux… et je n’ai pas peur de le dire. Il y a eu des moments où j’avais tort, et ça arrive encore parfois (sourire). Mais oui, la tactique, c’est ma priorité. On n’est pas là pour dire que dans tel endroit d'une course on produit un très bon vin rouge (rires)...
Le public a tout de suite été au rendez-vous ?
Oui, le succès est venu assez vite, ça a marché immédiatement. On s’est rapidement dit que ce serait un succès. Mais le problème qu’on avait, c’est que les courses se terminaient parfois à 2h du matin en Australie, après on faisait le podcast à 3h, il fallait encore l’éditer, ça nous emmenait à 4h. On allait se coucher à 4h30 ou 5h, ce n’était pas vivable. Pour rendre ça viable sur du long terme, j’ai déménagé en Andorre. On a décidé de bouger en Europe quand j’ai conclu un deal avec Amaury Sport Organisation (à la tête de plusieurs classiques et grandes courses comme le Tour de France), pour avoir les highlights sur notre chaîne. Et quand j’ai décidé de partir, c’était pour être à temps plein sur le podcast. Ma femme était avocate elle aussi, mais on a tous les deux démissionné pour aller en Europe.
Comment avez-vous été approché par l'équipe Jumbo-Visma ?
Grischa Niermann et Merijn Zeeman (directeurs sportifs) avaient l’expérience du football et ils ont décidé qu’ils avaient besoin d’analystes vidéo. J’avais interviewé Grischa Niermann pour mon podcast en 2021. Il a dit à Merijn Zeeman de nous appeler, moi et Benji. Il m’a appelé et on a décidé de travailler ensemble. Au départ, on m'a demandé d’envoyer les images de précédentes étapes sur le Tour de France et d'étudier par exemple les cinq derniers kilomètres avant un sprint. Ils voulaient des séquences vidéo des attaques de leurs concurrents, du moment et de l’endroit où ils avaient placé leurs attaques. On a commencé comme ça. On a continué à partager des idées, un peu comme dans un podcast. Et je n’ai jamais eu peur de faire part de mes idées, même avec des gens qui avaient plus d’expérience que moi. Après j’ai commencé à donner des conseils tactiques, ça a évolué progressivement comme ça.
Quel est aujourd'hui votre rôle au sein de l'équipe ?
J’aide à établir les stratégies avant les grandes courses, les Monuments, les grands Tours… définir quels sont les objectifs réalistes, comment on devrait faire. On fait aussi des plans pour chaque étape sur les courses majeures. Et pendant les courses, on parle constamment avec le directeur sportif sur ce qu’on devrait faire le jour suivant. On s’appuie parfois sur des vidéos. Il y a aussi du scouting, c’est plus un travail de long terme : on ne fait pas vraiment ça sur le Tour de France par exemple. Le recrutement, on y pense plus en janvier. J’identifie des coureurs qui seraient adaptés à l’équipe, je regarde leurs contrats, leurs valeurs... Peu importe d’où vient le coureur, qu'il s'agisse des Etats-Unis ou de la France, je regarde juste les bons coureurs. Mes recommandations ne veulent pas dire que je contrôle tout. Ce sont des recommandations.
A quoi ressemble votre travail au quotidien ?
Je regarde toutes les courses UCI, toutes. Au moins toutes les arrivées, les choses importantes. Sur le Tour de France, je regarde toutes les étapes en entier. Je me fais un peu une note mentale de ce que les coureurs font. Après, il y a aussi la vidéo. Chez un coureur, on regarde à la fois ses résultats et sa construction. Si vous regardez par exemple Matteo Jorgenson, vous pouvez voir qu’il a fait de très bons progrès. C’est un coureur de classiques.
Pouvez-vous nous donner un exemple d'une tactique imaginée et mise en place sur une grande course ?
En 2023, sur le Tour des Flandres, j'ai eu l’impression qu’on a attendu un peu trop longtemps avant de lancer la course. Et au moment où on est partis, il y avait déjà Mathieu Van der Poel et Tadej Pogacar (à l'avant). C’était trop tard pour utiliser les différents leaders qu'on avait pour les Classiques. La semaine suivante, pour Paris-Roubaix, j’ai dit : 'OK, essayons de surprendre tout le monde en y allant super tôt, pour isoler Van der Poel.' Mon idée, c’était d’y aller avant la Trouée d’Arenberg. Et je crois que ça a surpris tout le monde. Il y a eu un groupe de cinq, avec Mathieu Van der Poel, Wout Van Aert, Christophe Laporte... On en avait deux sur cinq. Van der Poel était isolé. Bon, ça n’a pas marché parce que Christophe a crevé. Mais d’un point de vue du process, c’était vraiment très bien.
Quelle est la partie de votre travail que vous appréciez le plus ?
Si je parle du podcast "Lanterne Rouge", j’adore toujours autant parler avec Benji des courses tous les jours. J’ai toujours le même enthousiasme. Si je parle de mon travail avec Visma-Lease a bike, je pense que ce que je préfère, c’est le scouting. Le Tour de France, c’est très stressant. Mais si vous repérez un coureur, que vous le conseillez à l’équipe et qu’il performe derrière, c’est très gratifiant. C’est aussi génial de voir des athlètes performer à la hauteur de leur talent.
Aviez-vous en tête d'être recruté un jour par une équipe comme analyste et spécialiste tactique ?
Regardez les équipes de football par exemple, ou dans d’autres sports, elles travaillent avec des analystes vidéo, c’est très commun. Être analyste vidéo auprès d’une équipe, pour moi c’est plutôt évident. Mais s’orienter si rapidement vers le management, non, je ne l'imaginais pas. Pour le futur, l'objectif est évidemment de devenir la meilleure équipe du monde, et de l’être le plus longtemps possible. Mais la compétition est rude, pas seulement avec UAE Emirates mais aussi avec Soudal-Quick Step, Red Bull-Bora Hansgrohe, Lidl Trek... Mon rêve personnel, à plus long terme, ce serait d’être manager d’une équipe.
Est-ce difficile d’être pris au sérieux dans le milieu du cyclisme quand on n'est pas un ancien coureur ou issu du sérail ?
Je pense que c’est toujours vrai. Mais vous savez, c’est pour ça que la Visma est si forte. C’est parce qu’ils écoutent vraiment les retours extérieurs. Ils veulent des informations et des avis de gens qui n’ont pas passé l’entièreté de leur vie dans la bulle du vélo. Je peux amener de la perspective sur la façon de gérer des personnalités, des stratégies. Je viens de l’extérieur de la bulle vélo et ils le voient positivement. Je pense que ce ne serait pas le cas dans beaucoup d’autres équipes.
Vous continuez vos vidéos et votre podcast en parallèle de vos activités pour Visma-Lease a bike, ça ne pose pas de problème à l'équipe ?
Ils s’en fichent (rires). C’était une des conditions pour que je travaille pour eux en 2022. On continue nos activités exactement comme avant. Peut-être que d’autres équipes n’aimeraient pas ça parce que oui, parfois je suis critique envers des coureurs de la Visma. Mais c’est comme ça.
A quel point l'analyse tactique est aujourd'hui importante dans le cyclisme ?
Je pense que c’est tellement important. Déjà pour comprendre le profil et la puissance de vos coureurs et des concurrents, mais aussi pour savoir ce sur quoi ils sont vraiment bons. Quelles sont leurs forces ? Leurs faiblesses ? Sur quelles courses devraient-ils aller ? Comment approcher ces courses en tant qu’équipe ? Quelle est la meilleure équipe qu’on puisse envoyer sur cette course ? Quels sont les objectifs réalistes à se fixer ? Regardez ce qui s'est passé lors de la 12e étape du Tour (remportée jeudi par Biniam Girmay). Groupama-FDJ (avec Valentin Madouas et Quentin Pacher) et TotalEnergies (avec Anthony Turgis) ont eu raison d’aller dans l’échappée parce que ça aurait pu aller au bout. Des formations contre Israel-Premier Tech et Jayco AlUla aurait dû faire pareil. Mais non, elles ont pensé qu’il était préférable d’attendre le sprint alors que selon moi Jayco AlUla avait plus de chances de gagner avec Luka Mezgec dans l’échappée qu’avec Luka Mezgec comme poisson-pilote de Dylan Groenewegen. Tout le monde a dit que Groupama-FDJ avait perdu de l’énergie en allant dans l’échappée, alors que c’était rationnel. Vous voyez, il y a de la place pour les stratégies. Les équipes doivent maximiser leurs probabilités de victoire.
Avez-vous une course préférée sur le calendrier World Tour ?
Le Tour de France. A la fin, tout est un peu centré autour du Tour. Evidemment vous voulez être compétitif, gagner les trois grands Tours, gagner des Monuments, être bien classé au ranking mais à la fin, il n’y a rien de tel que de tenter de gagner le Tour de France pour une équipe. J’adore ça, la pression, penser à comment battre les meilleurs coureurs du monde chaque année. Comme Tadej Pogacar. C’est le plus grand défi. C’est ce que j’adore. Quand on est en octobre, qu’on planifie déjà comment gagner le prochain Tour… Et si vous comparez le Tour avec le Giro, les étapes les plus excitantes sont celles du Tour. Ce n’est pas juste la plus grande course, c’est aussi la meilleure. La compétition est folle.
Quel est votre regard sur les jeunes talents français ?
La France a beaucoup de très bons jeunes. Regardez Kévin Vauquelin (23 ans, vainqueur de la 2e étape du Tour 2024), c’est vraiment le coureur qui est le plus à même de gagner une course World Tour pour la France. Je ne pense pas qu’il gagnera le Tour, ni même qu’il grimpera sur le podium. Mais sa puissance sur dix minutes est incroyable, ses chronos aussi. Il peut vraiment gagner Paris-Nice. J’aime aussi Romain Grégoire (21 ans). Mais il me rend un peu perplexe (sourire). Cette année, il a été moins bon sur des choses sur lesquelles je pensais qu’il serait très bon et il a été bien meilleur sur des choses sur lesquelles je pensais qu'il serait moins bon. L’année dernière, il tuait tout le monde sur des sprints en petits comités. Mais cette année, il a été moins bon sur ces sprints, alors que sur de longues montées, comme à Tirreno-Adriatico, quand la course était super dure, il a vraiment bien grimpé. Je me suis dit : 'OK, je ne sais pas tellement quel type de coureur tu es’. Il est très intéressant.
Avez-vous un coureur favori dans le peloton ?
Je crois que je préfère les coureurs plus vieux comme Michal Kwiatkowski (34 ans). Il est tellement bon, c’est un leader. Il est expérimenté et dévoué à aider son équipe (Ineos). N’importe quelle équipe tuerait pour avoir quelqu’un comme ça.
Parlons d'un ancien coureur français... Pensez-vous que la carrière de Thibaut Pinot aurait pu être encore plus belle s'il avait évolué dans une équipe étrangère ?
Si Thibaut Pinot veut sortir de sa retraite pour une année, faites-le moi savoir (sourire). Parce que vraiment, je ne pense pas que le public français sait à quel point il était bon. C’est ce que je trouve un peu triste en regardant la saison 1 de la série Netflix ("Au cœur du peloton"), ce moment où Pinot dit qu’il ne pense pas être suffisamment bon pour mériter tout ce soutien. C’est ce que je trouve fou, il ne sait même pas lui-même à quel point il est talentueux. Thibaut Pinot était le meilleur grimpeur entre 2016 et 2019. Ses watts, à cette période, étaient tellement bons comparés à la concurrence. Même l’an dernier. Il est un incroyablement bon grimpeur. S’il veut aller en Sierra Nevada pour une dernière… dites-le moi ! Même l’année dernière, il planait. C’est ce que je tiens à dire : ne sous-estimez pas à quel point Thibaut Pinot était bon, je ne parle même pas du personnage, je parle physiquement.
Thibaut Pinot chez Visma, ça aurait donné quoi ?
J’aurais adoré ! Bon, ça n'aurait sans doute pas fonctionné parce qu’il ne s’agit pas seulement de mettre un coureur là ou là. Si le coureur n'est pas à l'aise à passer trois semaines sur une montagne à se faire peser sa nourriture..., ça ne marche pas. Les humains ne sont pas des robots. Mais évidemment j’aurais adoré voir Thibaut Pinot chez Visma ou même ailleurs. Regardez Romain Bardet, il a pris un risque. OK, il n’a pas gagné le Tour chez DSM mais il a pris le maillot jaune en gagnant une étape. Donc j’aurais adoré voir Pinot, peut-être une saison chez Ineos… Chez Ineos, il aurait gagné le Tour. Facilement. Il était tellement bon… Il était aussi bon que Bernal, sinon meilleur encore. Attention, je ne critique pas la FDJ et peut-être que Pinot lui-même n’en avait pas envie et c’est bien aussi. C’est un être humain normal.