Du fiasco de Knysna au sacre de Moscou, la décennie extraordinaire des Bleus

LES BLEUS TOUCHENT LE FOND A KNYSNA
"Bien sûr que ça a explosé." Franck Ribéry a des trémolos dans la voix. La star du Bayern, en claquettes, s’est invitée sur le plateau de Téléfoot. L’heure est grave. "La France est en train de souffrir, poursuit le Bavarois. Dans le monde, on est en train de se foutre de nous. Je le dis franchement, j’ai les boules. On ne vient en équipe de France que pour connaître des problèmes." Voilà, Francky a tout résumé. Qualifiés sans gloire pour la Coupe du monde 2010 grâce à l’aide de la main de Thierry Henry face à l’Irlande, les joueurs de Raymond Domenech, déjà pas très populaires dans le pays, tombent encore plus bas en Afrique du Sud. On peut même dire qu'ils touchent le fond. Sportivement, c’est le néant. Hors du terrain, c’est encore pire.

A la mi-temps de France-Mexique, Nicolas Anelka insulte Raymond Domenech. "Fils de p…", titre L'Equipe en Une. Le joueur démentira plus tard avoir employé ces mots, mais sur le coup, il est finalement exclu du groupe le 19 juin. Intolérable pour ses coéquipiers. Le lendemain, Knysna, leur centre d’entraînement, devient le théâtre des guignols. Emmenés par Patrice Evra, les Bleus refusent de s’entraîner. Les mutins font grève. Ne descendent pas du bus. Les chaînes d’infos n’en ratent pas une miette. Il y a du croustillant. En direct, le préparateur physique Robert Duverne, hors de lui, est à deux doigt d’en mettre une à Tonton Pat et jette son chrono de rage. Et que dire de ce moment surréaliste où Raymond Domenech lit la lettre des grévistes face aux journalistes?

Sarkozy: "Tu vas à la rencontre des joueurs et tu les engueules"
Les Bleus font honte. Le président de la République Nicolas Sarkozy s’en mêle. Coup de bol, Roselyne Bachelot, alors ministre des Sports, est à Soweto :"Je me retrouve dans une salle de classe à parler au Président qui me dit: "Tu restes en Afrique du Sud, tu vas à la rencontre des joueurs et tu les engueules". Puis, je téléphone au Premier ministre (François Fillon, ndlr) qui me dit, lui: "Le Président est chef d’orchestre, c’est lui qui décide. Mais tout ça, c’est quand même que des gars qui tapent dans un ballon."
"Les caïds immatures" décrits par la ministre à l’Assemblée Nationale sont la risée du monde entier. Jean-Pierre Escalette, président de la FFF, est aux fraises. "Si des chefs de clan ont surgi, c’est parce que l’encadrement était défaillant", souffle Roselyne Bachelot.

" Sans trahir de secret, la veille, je savais qu’il allait se passer quelque chose, confiera plus tard à Canal+ Didier Deschamps, alors champion de France avec l’OM. Je connais du monde."
Huit ans après, Gallas charge Domenech
Pour certains acteurs, la cicatrice Knysna n’est pas refermée. En 2008, on règle encore ses comptes comme ce jour où William Gallas s’invite dans l’After, sur RMC, pour réagir aux propos de Raymond Domenech sur les insultes supposées de Nicolas Anelka. "Le truc qui m’avait vexé, c’est qu’il m’a tutoyé", déclare l'ancien séléctionneur. Réponse de Gallas: "Je l’ai toujours dit, Nicolas Anelka n’a jamais dit ça. Mais les journalistes ont insisté. Raymond Domenech aurait pu faire un démenti quand c’est sorti dans les journaux en 2010 et cela aurait évité ce qu’il s’est passé par la suite. Pendant huit ans, nous les joueurs, on en a pris plein la figure. La personne qui était coupable c’est Domenech. C’est lui qui a mis le bordel dans cette équipe."
LES MUTINS DE KNYSNA SANCTIONNES
Après le désastre de Knysna, la commission de discipline de la FFF auditionne les joueurs. Certains reconnaissent un "dérapage." Quatre d’entre eux sont sanctionnés. Nicolas Anelka prend cher. 18 matchs de suspension. Fin de carrière internationale. En tant que capitaine et vice-capitaine, Patrice Evra et Franck Ribéry écopent respectivement de 5 et 3 matchs de suspension. Jérémy Toulalan prend un match, son conseiller ayant rédigé le communiqué des mutins. Fin de carrière en Bleu aussi pour le milieu de terrain. Honteux, il passe son été 2010 à se cacher. "J'ai mangé une fois dehors, dans une cafétéria de Leclerc parce qu'on venait faire des courses, raconte-t-il. J'étais derrière un gros pot de fleurs, dos à la salle et, de toute façon, je baissais la tête."
EURO 2012: LES EMBROUILLES CONTINUENT
Deux ans plus tard, Laurent Blanc a gagné son pari. Parti d’un tas en ruine, l’ex-coach des Girondins réussit à qualifier les Bleus pour l’Euro 2012 organisé en Pologne et en Ukraine. L’équipe de France a regagné un tout petit peu de crédit. Pour ce qui est de la popularité des joueurs en revanche… Patrice Evra a purgé sa suspension. Il est dans le groupe, tout comme des joueurs de la fameuse génération 87, Hatem Ben Arfa, Jérémy Ménez, Samir Nasri. Sur le terrain, ce dernier démarre très fort en égalisant lors du choc contre l’Angleterre (1-1). Mais tout s’effondre dans les secondes qui suivent, l'ex-Marseillais célébrant son but avec un doigt devant sa bouche et un élégant "ferme ta g..." adressé au journal L’Equipe. "Parfois, il y a des réactions d'humeur qu'un joueur peut avoir, commente le joueur à chaud. Je ne regrette pas, je ne lis pas les journaux. Il faut dresser le bilan après la compétition. On fait tout pour déstabiliser l'équipe de France. Il faut la laisser travailler." Allo, les fantômes de Knysna?

L'indiscipline de Nasri, Ménez, Ben Arfa et M'Vila
Ils ont visiblement fait le voyage jusqu’en Ukraine. Les leçons n’ont pas été retenues. A la mi-temps de France-Suède (0-2), Laurent Blanc se prend la tête avec Ben Arfa, lequel consulte son téléphone portable dans le vestiaire avant de contester ses choix. "Ce que j’ai vu réveille en moi quelques démons, lâche Florent Malouda après avoir refusé de parler à chaud après la rencontre. Je ne voulais pas l’exprimer devant les médias car il y a des choses à régler." Sympa l'ambiance...
En quarts de finale, les Bleus chutent logiquement face à une équipe d’Espagne au sommet de son art. Encore un match marqué par des problèmes de comportement. Jérémy Ménez envoie bouler Hugo Lloris. Il insulte l’arbitre aussi. "L'histoire avec Hugo, ce n'en était pas vraiment une, se défend l’attaquant dans L’Equipe. C'est quelque chose qui a explosé alors qu'il n'y avait rien du tout." L'insulte à l'arbitre? "C'est vrai que ce n'est pas beau. Je tiens à m'en excuser sincèrement. Mais, dans l'ensemble, sur mon cas, on a fait tout un cinéma qui n'avait pas lieu d'être." Grosse remise en cause.
Ce n’est pas fini. Yann M’Vila s’y met aussi. Le jeune milieu de terrain refuse de serrer la main de son remplaçant Olivier Giroud et de Laurent Blanc à sa sortie du terrain. Deux ans après Knysna, la commission de discipline doit à nouveau se réunir pour punir des internationaux. Samir Nasri prend trois matchs de suspension. Jérémy Ménez un, Hatem Ben Arfa et Yann M’Vila sont rappelés à l’ordre. Laurent Blanc ne poursuit pas l’aventure.
FRANCE-UKRAINE, LE POINT DE DEPARTS
Avec Didier Deschamps, l’équipe de France poursuit son lent redressement. Mais rien n’est simple et il faut que son équipe passe par les barrages pour se qualifier pour la Coupe du monde 2014. L’Ukraine s’impose 2-0 chez elle. Les Bleus sont au bord du précipice. L’humiliation n’est pas loin. Mais les mots de Deschamps font mouche. Deux jours avant le match retour, Jamel Debbouze rend visite aux joueurs. Son discours marque aussi très fortement le groupe. Les galvanise avec ses mots et la projection du film "La Marche." Karim Benzema est persuadé que si chacun joue sur sa valeur, l’Ukraine ne fait pas le poids. Il se passe quelque chose à Clairefontaine. Le jour du match, le Stade de France est en fusion. La magie opère pour la première fois depuis...
Emmenée par Mamadou Sakho, improbable double buteur et exemplaire dans l’état d’esprit ("dès que tout le monde tire dans le même sens, on voit ce que ça donne"), l’équipe de Didier Deschamps renverse les Ukrainiens (3-0). Les Bleus iront disputer la Coupe du monde 2014 au Brésil. Entre les joueurs et leur public, la communion est totale. Enfin. "Je crois toujours qu'il y a un point de départ dans une histoire et celui-là en fait partie, avouera Hugo Lloris. C'est le début de l'aventure au Mondial 2014, à l'Euro 2016 et la Coupe du monde en Russie."

2014 : L'ALLEMAGNE PUNIT LES BLEUS
Au Brésil, les Bleus héritent du Honduras (3-0), de la Suisse (5-2) et de l’Equateur (0-0). L’animal de compagnie de Didier Deschamps fait son apparition. Après avoir écarté le Nigéria en 8eme de finale, l’équipe de France, loin d’être ridicule, chute contre l’Allemagne (1-0) en quart de finale. Sur la pelouse, Antoine Griezmann, 23 ans, est inconsolable. Malgré cet échec, les Bleus, vaillants, enterrent définitivement les fantômes de Knysna. "Le public a vu 23 guerriers, un groupe irréprochable qui a tout donné sur le terrain jusqu'au dernier moment", souligne Blaise Matuidi. "Les quarts, c'est peut-être notre niveau mais il n'y a pas un gros écart entre l'Allemagne et la France", regrette de son côté Didier Deschamps. Une déclaration prémonitoire. Après avoir séché ses larmes, Antoine Griezmann a déjà le regard tourné vers l’avenir: "J'étais fier d'être ici, c'était un rêve mais il y a un Euro à préparer…"

ET L'AFFAIRE DE LA SEXTAPE ECLATA
Le chemin vers l’Euro 2016 est semé d’embûches. A défaut d’une campagne de qualification (les Bleus sont qualifiés d’office en tant que pays hôte), l’équipe de France doit composer avec deux événements imprévus. Le premier survient au mois de juin avec le dépôt d’une plainte de Mathieu Valbuena. L’un des joueurs les plus utilisés par Deschamps a reçu plusieurs appels téléphoniques. On lui réclame 100.000 euros contre la non-diffusion d’une sextape. Karim Benzema est impliqué dans cette affaire. Mais le buteur du Real Madrid, au courant de l’existence de cette vidéo, a-t-il mis en garde son équipier ou l’a-t-il poussé à payer? Quatre ans plus tard, le feuilleton judiciaire n’est toujours pas terminé.
Les deux joueurs ne sont plus réapparus en équipe de France. "On s’est dit que Mathieu était le bon client pour me faire chanter, a confié récemment Petit Vélo dans "Comme Jamais" sur RMC Sport 1. Mais moi, tu ne me fais pas chanter." Le cas Benzema est plus épineux.
Benzema et la "pression d’une partie raciste de la France"
C’est l’autre dégât collatéral de cette affaire. La non-sélection du Madrilène fait débat. Juste avant l’Euro 2016, l’avant-centre du Real accorde une interview à Marca. Une bombe. S’il assure ne pas penser que Didier Deschamps est raciste, il estime que le sélectionneur "a cédé sous la pression d'une partie raciste de la France." Quelques jours plus tard, la maison du Basque à Concarneau, en Bretagne, est taguée. Le mot "raciste" y est écrit sur un mur. Deschamps porte plainte. Entre lui et Benzema, le point de non-retour est atteint. Lassé des questions sur le sujet, DD n’y répond même plus. Depuis le 8 août 2015, date de France-Arménie, le compteur de sélections de Karim Benzema reste bloqué à 81.
2015 : LES ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE
L’autre événement marquant de la préparation à l’Euro 2016 survient le soir du funeste 13 novembre 2015. Ce soir-là, le terrorisme s’invite au Stade de France. A 21h20, une première explosion retentit à l’extérieur de l’enceinte de Saint-Denis. Puis une 2eme et une 3eme. Stupeur. Le président François Hollande quitte le stade. L’attentat fait un mort et une dizaine de blessés graves. Les kamikazes avaient l’intention de pénétrer dans le SDF. Pour les joueurs français et allemands, c'est l'effroi. Certains sont directement concernés par les terribles attentats de Paris. Lassana Diarra perd sa cousine. La sœur d’Antoine Griezmann est l'unes rescapées du Bataclan. "Le temps passe mais on ne peut pas oublier, déclarait Didier Deschamps le 13 novembre dernier. On reste marqué par ce qui s’est passé." Ce n’était pas vraiment un match de football, mais on retiendra le poignant hommage du peuple anglais aux victimes quatre jours plus tard à Wembley.
2016 : LE PORTUGAL BRISE LE REVE DES BLEUS
Plus costauds qu’à la Coupe du monde au Brésil, les Tricolores abordent de la meilleure des façons leur Euro. Surtout que le fidèle compagnon de DD est toujours là. Avec la Roumanie, l’Albanie et la Suisse, la phase de poules est franchie sans trop trembler. Ensuite, les Bleus peinent contre l’Irlande (2-1), font le spectacle face aux Islandais (5-2) avant de prendre leur revanche sur l’Allemagne en demie (2-0). Auteur d’un doublé, Antoine Griezmann est le héros du Vélodrome. En finale contre le Portugal, Cristiano Ronaldo sort sur blessure après 25 minutes de jeu. Moussa Sissoko est dans un grand soir. C’est écrit, les Bleus vont triompher à domicile, comme en 84 et en 98. Et puis non. Solides défensivement, les partenaires de Pepe tiennent le coup. Gignac trouve le poteau en prolongation. Sur un tir lointain du Lillois Eder, le Portugal s’offre son premier titre majeur. "C’est terrible, un cauchemar, lâche Gignac, au bord des larmes, en zone mixte. Il va falloir digérer, même si ça va être dur. On va passer des vacances de merde." Tandis que Blaise Matuidi est inconsolables sur la pelouse, Didier Deschamps n’a "rien à reprocher aux joueurs." "Ils ont été extraordinaires depuis le départ." Place à la Coupe du monde.

2018 : ILS ONT RAMENE LA COUPE DU MONDE A LA MAISON
Ça a commencé par un gros coup de gueule du sélectionneur. Après une entrée en matière laborieuse face à l’Australie (2-1), DD fait un débriefing musclé à ses joueurs. Il leur reproche leur manque de courses à "haute intensité." Premier visé, Kylian Mbappé. "Kylian, c'est celui qui en a fait le moins: 3%. Pourtant, la vitesse, c'est ta qualité..." Puis Deschamps en remet une couche. "J'en veux pas un qui rigole!" Si les Bleus retiennent la leçon, le spectacle n’est pas au rendez-vous. Même privé d’un fort enjeu, France-Danemark est un sommet d’ennui. Mais plus les critiques fusent, plus les Bleus prennent confiance. En huitième de finale, ils font basculer l’opinion en s’offrant l’Argentine de Messi au terme d'un match d’anthologie (4-3). Avant le coup d’envoi, Paul Pogba montre dans un discours qu'il est le grand patron de l’équipe. "Moi, ce soir, je rentre pas! On va encore bouffer ces put… de pâtes! Je veux qu’on fasse la fête ce soir! Je veux que tout le monde ici, on soit mort sur le terrain. On est bonhommes, des guerriers, des soldats! Aujourd’hui, on va les tuer des Argentins! Messi ou pas Messi, on s’en bat les co… !!! On vient pour gagner cette put… de Coupe du monde, il faut passer par là!"
Flashé à 37 km/h avant de provoquer un penalty, Kylian Mbappé réalise une performance 5 étoiles. L’attaquant du PSG change de dimension. Et reçoit les éloges du Roi Pelé.
Benjamin Pavard invente la "frappe de bâtard". Ça y est, les Bleus sont lancés. Après avoir logiquement écarté l’Uruguay, ils se payent les Belges, tombeurs du Brésil en quarts, sur une tête de Samuel Umtiti (1-0). Pendant que le Barcelonais casse la démarche, Thibaut Courtois a le seum: "La France a joué à rien, a joué à défendre avec onze joueurs à 40 mètres de leur but. La frustration est là car on perd contre une équipe qui n'est pas meilleure que nous. C'est dommage pour le foot qu'aujourd'hui la Belgique n'ait pas gagné."

Plus réalistes, les Tricolores sont aussi les plus costauds et, comme en 1998, le match le plus difficile à jouer n’est pas la finale. En dépit d’une première période médiocre, les Bleus dominent la Croatie (4-2). Vingt ans après, ils montent sur le toit du monde. Le pays est en liesse. Mendy et Dembélé dansent devant Poutine, N'Golo Kanté est le chouchou des Français, Vegedream résonne sur les enceintes connectées, Rami raconte l’épisode de l’extincteur... Que de chemin parcouru depuis Knysna. L’équipe de France n’a pas volé sa deuxième étoile. C’est sur le toit du monde que les Bleus abordent les années 2020.