Mondiaux de judo: Olivier Michailesco, l’expert en jiu jitsu derrière les progrès fulgurants d'Agbegnenou

Championnats du monde 2019. Budokan de Tokyo. Clarisse Agbegnenou bataille contre la Japonaise Miku Tashiro en finale des moins de 63 kilos. Lors d’un passage au sol, la Nippone est toute proche d’immobiliser la Française qui lui file sous le nez avec un mouvement défensif exceptionnel: une sorte de roulade arrière qui lui permet de revenir face à Tashiro. Quelques instants plus tard, Agbegnenou fera tomber son adversaire pour prendre le quatrième de ses cinq titres mondiaux.
Depuis quelques années, la Rennaise affiche une grande qualité dans le ne-waza, le judo au sol. Autour d’un étranglement (Peruvian Choke), elle est devenue d’une efficacité redoutable. Rencontre avec Olivier Michailesco, l’homme à l’origine de la nouvelle force de la championne olympique. Quintuple champion d’Europe de jiu jitsu brésilien, entraîneur de la MK Team mais aussi ceinture noire 3e dan de judo, il travaille une à deux fois par semaine avec "Gnougnou". Il raconte les secrets d’Agbegnenou, qui visera mercredi à Doha un sixième titre mondial.
"Olivier Michailesco, avant de débuter vos leçons avec Clarisse Agbegnenou, quel regard portiez-vous sur le judo au sol pratiqué par les Français et particulièrement Clarisse?
Je trouvais que les filles en règle générale avaient pas mal de difficultés à faire puis à contrer et enfin à reprendre l’initiative. C’était ma première constatation à l’époque. J’avais l’impression que Clarisse se faisait un peu malmener par des filles d’autres nations. En 2013, en finale des championnats du monde, contre l’Israélienne Yarden Gerbi, elle perd sur un étranglement. Je me suis dit que c’était dommage qu’elle ne pratique pas davantage le sol. Elle aurait esquivé et ça lui aurait donné une possibilité de gagner le championnat. Je sais qu’il y a beaucoup de judo debout à l’entraînement et qu’il faut du temps pour pratiquer au sol. Pourtant, je trouvais les Français forts au sol à l’époque, mais en championnat ils n’utilisaient pas leur savoir.
Comment s’est passée la rencontre entre vous et Clarisse?
La défaite contre Gerbi a été le déclencheur de sa venue, je pense. Je ne sais plus qui nous avait mis en contact. Clarisse avait envie de comprendre quel était cet étranglement. On avait pris rendez-vous et je lui avais fait voir cet étranglement qui partait d’une position à mains nues. Ça lui a plu. Elle s’est dit "maintenant j’ai le contre et je sais quoi faire". C’est comme ça que ça a commencé. L’étranglement de Gerbi a été interdit par la suite mais Clarisse a continué avec ce Peruvian Choke puis le Reiter (entrée face à un partenaire à quatre pattes, mains autour du cou et bascule arrière ndlr). On est parti là-dessus et ça a bien matché. Elle a mis du temps à revenir car elle avait beaucoup d’autres entraînements mais depuis elle pratique, elle ne lâche pas.
Qu’avez-vous ressenti dans le travail avec elle?
J’ai ressenti que d’un seul coup, et ça peut se dire pour moi ou d’autres, qu’on redevient un peu élève. On reprend du plaisir à la pratique, on retrouve une sorte de motivation, on se reprend au jeu, un jeu plus libre. Pour la compétition, on est obligé de travailler des choses très strictes, axées sur les règles de compétition. Ça peut être un peu plus fun si on oublie les règles qui nous empêchent de nous faire plaisir.
Quand elle est venue, j’ai senti qu’elle était très motivée, que ça lui donnait un nouvel objectif, que ça changeait sa façon de travailler au jour le jour. Quand on est à haut niveau pendant autant d’années, les choses se répètent, même si la méthode est bonne. Au bout d’un moment ça peut être lassant, on fait toujours les mêmes choses pour gagner. Sortir de cette routine, ça peut être remotivant, ça peut redonner confiance pour repartir plus fort.
Quel était son état d’esprit en arrivant comme ceinture blanche?
Elle est curieuse. C’est une forme d’intelligence de venir et de mettre une ceinture blanche. Elle va chercher des choses à droite à gauche. Elle apprend, elle apprend, elle apprend et elle fait ça dans n’importe quel domaine. Elle accumule tout ça et ça la fait grandir.
Dans le judo debout, Clarisse est très ancrée au sol. Elle est aussi très puissante. Comment on passe de ces qualités-là, à d’autres qui sont nécessaires au sol?
Dès qu’elle est arrivée, elle avait des aptitudes. Elle avait une force physique incroyable. À un moment donné, elle a surpris pas mal de monde juste avec la force. Mais il a fallu enlever un peu ce côté-là pour s’ouvrir un peu plus à la technicité, laisser un peu plus le corps parler. Si on bloque trop, ça devient un bras de fer et on ne reçoit pas d’informations. Ensuite, on a utilisé cette force physique mais aussi sa lecture des situations. Le duo fonctionne bien maintenant, je pense. Mon but était de faire en sorte qu’elle anticipe, qu’elle ait la vista sur ce qu’il va se passer, ne plus être paniquée. Il fallait comprendre toutes les situations, même si elle ne les maîtrise pas forcément, les voir arriver pour mieux les anticiper et avoir une reprise d’initiative.
Pourquoi en êtes-vous venus à travailler sur cet étranglement et pas un autre?
Il y a plusieurs choses qui ont fait qu’on est arrivé sur le Peruvian Choke. La première chose c’était de combattre l’étranglement de Yerden Gerbi, dont la base se fait avec la toile comme le Peruvian Choke. Ensuite, Clarisse est dominante debout, elle amène donc plus facilement ses adversaires à se plier et à se mettre en position quatre pattes. Ainsi, elle se retrouve face à la fille, comme au début du mouvement. À l’époque, c’était un peu le courant de tenter le Peruvian Choke et le Reiter. Baptiste Leroy (à l’époque entraîneur de club et maintenant patron des masculins de l’équipe de France), je le voyais faire avec ses élèves. Tout ça a influencé cette position. Maintenant ce retournement n’est pas interdit mais il faut faire attention (à la tension sur la nuque), on va peut-être voir d’autres choses. Avec Clarisse, on travaille sur d’autres choses d’ailleurs. Elle a de nouvelles idées. Ça nous fait encore avancer, c’est bien.
Est-ce que vous êtes un observateur du circuit et pouvez dire à Clarisse "attention, il y a cette fille qui fait cette technique, il faut s’entraîner à ça"?
Oui et non. Peu importe l’adversaire, elle va identifier la bonne réponse et elle va prendre l’initiative. Clarisse peut aussi me montrer quelque chose qu’elle a vu chez une adversaire et elle me demande mon avis, et on l’étudie. Si on doit faire un travail d’analyse, on le fera. On part du principe qu’en face les filles savent tout faire, donc à elle de défendre tout ce qui va arriver. Comme ça, il n’y aura pas de surprise.
À son retour de maternité, Clarisse avait perdu des muscles. Est-ce qu’il y a eu un travail spécifique pour s’adapter? Par exemple, elle voyait les filles sortir plus facilement de ses immobilisations.
C’était le temps qu’elle se remette un peu dans les rails. Entre le moment où elle est revenue et maintenant, elle a fait beaucoup de physique. Ce n’est peut-être pas ce qu’elle espère mais elle a travaillé. Oui, ça l’a surpris mais c’était un mal pour un bien. Quand on est remis en question comme ça, on se remet au travail. C’était peut-être seulement une mauvaise passe. Mon travail c’était surtout d’adapter les formes de corps. Oui, au départ, c’était compliqué de refaire de la souplesse après une grossesse. On a tourné, on a fait des drills (des éducatifs). Là, je crois qu’elle est bien relancée (rires). C’est une championne, elle a le mental.
En judo, contrairement au jiujitsu brésilien, les règles changent souvent, parfois d’une saison à l’autre...
Je suis le règlement de près. J’ai pas mal de professionnels du judo autour de moi, des gens calés en arbitrage. On s’interroge tous quand on fait une technique, sur la façon dont l'arbitre va l’interpréter. Si on a un doute, on envoie les images à un arbitre international.
Comment faites-vous coïncider le travail en jiujitsu qui est plus permissif avec le travail au sol axé judo qu’elle doit pratiquer en compétition?
Il y a deux méthodes à deux moments différents. Si on est loin du championnat, on peut se permettre de ne faire que du jiujitsu brésilien. Les règles sont différentes, on compte les points, c’est plus fun. Ça permet d’acquérir des habilités qu’on ne travaille pas forcément dans un combat au sol de judo. À la veille des championnats, on repart sur des séquences plus axées judo debout et sol, pour voir ce qui ressort plus fort et on ajuste. Les deux se complètent bien. D’ailleurs en jiujitsu brésilien, j’aime bien utiliser les méthodes judo pour aller plus vite au but et ne pas être trop technique. C’est bien d’aller au ippon."