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Comment les scientifiques français et italiens en Antarctique suivent la Coupe du monde de rugby

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Comment suit-on le parcours du XV de France lorsqu’on travaille en Antarctique ? A 1.600 kilomètres du Pôle Sud, la base franco-italienne accueille en ce moment douze chercheurs et techniciens. Même dans l’une des zones les plus isolées et les plus hostiles au monde, la passion du sport rapproche les hommes.

"En Antarctique, pas de pronostic." Stéphane, médecin de la base Concordia aime répéter cette maxime lorsqu’on lui demande son avis sur le France-Italie de vendredi. L’Antarctique en hiver, c’est trois mois de nuit complète. Une température moyenne de moins 63 degrés. Parfois, le mercure descend jusqu’à moins de 80 degrés. Le froid le plus froid du monde. Plus hostile qu’un pack de Sud-Africains bodybuildés. Un vent qui déchiquette les drapeaux. Perdre un ballon sur un terrain n’est rien en comparaison de la perte d’un gant dans cet enfer glacé. Posée à 1.000 kilomètres des côtes, à 1.600 kilomètres du Pole Sud géographique, la station Concordia est une base franco-italienne réservée à la science, à 3.000m d’altitude. Un endroit idéal aux recherches sur l’évolution du climat, beaucoup moins pour l’homme.

Concordia, à 1600km du Pole Sud, comment ces scientifiques franco et italiens suivent la Coupe du monde de rugby?
Concordia, à 1600km du Pole Sud, comment ces scientifiques franco et italiens suivent la Coupe du monde de rugby? © Thibaut VERGOZ Institut polaire français

Depuis 2005, l’Institut Polaire Paul-Emile Victor et son pendant italien envoient des équipes creuser la glace et renseigner les changements climatiques. Ce jeudi, par la visio, on découvre les visages de Davide le chef de station, Rudy le responsable technique, Damien le plombier, Luca le glaciologue-chimiste et les autres, assis dans leur canapé, bien au chaud, à 16.000 kilomètres de Paris. Deux d’entre eux ont enfilé un grand chapeau aux couleurs des drapeaux français et italien, à 24h du match. Plombier, électricien, mécanicien, cuisinier, chacun a un rôle très précis et essentiel à la bonne marche de la colonie. Ce n’est pas du 15 mais du 12. La petite famille franco-italienne de Concordia doit être aussi soudée qu’un XV. L’éloignement, ce froid brûlant, la nuit infinie, des facteurs de dépression qu’il faut guetter et combattre.

"On reste assez courtois"

Il y a les repas, la salle de sport et ces moments de retransmission pour rester proche et aussi léger que possible. "On est content quand ça gagne et on ne va pas pleurer quand ça perd, résume Vincent, électricien sur Concordia. On reste assez courtois. Pour nous c’est important de conserver une bonne ambiance dans la base parce qu’on est 12 au milieu d’un désert de glace. Si on commence à se fâcher pour des histoires de sport ça ne serait pas très intelligent." Le bande des 12 est arrivée à l’automne 2022. Elle va être relayée dans un mois par une autre équipe alors que l’été austral commence à réchauffer l’ambiance. Depuis son débarquement, le groupe a suivi la Coupe du monde de football au Qatar et cet été la Coupe du monde de basketball. Ces compétitions sont notées sur le calendrier. Elles permettent de rompre la monotonie.

"Ça nous fait plaisir de changer la routine, regarder un match et de voir autre chose selon Damien, glaciologue. On se sent un peu connecté avec le monde. C’est facile de se sentir seul et isolé ici. On se pose dans le canapé et on regarde ensemble. On en parle un peu pour se changer les idées, ça fait plaisir." La maigrichonne connexion Internet ne permet pas de suivre les événements en direct. Les hivernants se rabattent sur les résumés voire une rencontre en replay. Il y a 6 heures de décalage avec l’Antarctique. Il est 3h du matin dans le cocon de Concordia lorsqu’un match débute à 21h en France. C’est en général au petit matin que la nouvelle d’un résultat touche les hommes du grand froid. Né à Paris, Rudy le chef technique est mordu de rugby depuis 1995 et un déménagement à Toulon. Prolixe lorsqu’il s’agit d’évoquer la blessure d’Antoine Dupont ou ses souvenirs de Coupe du monde.

"J’essaie de suivre tous les matchs"

Son premier geste de la journée est rugby : "J’essaie de suivre tous les matchs. Difficile de tous les voir mais le premier truc que je fais le matin c’est de regarder les résultats. Je ne pense pas que tous mes collègues sont aussi assidus que moi. Le matin, vite vite la connexion internet pour voir les résultats et faire les calculs d’apothicaire sur qui va pouvoir se rencontrer en quart de finale." Les nuits sont difficiles sur Concordia. Aucun insomniaque ne se lève pour aller scruter les résultats en direct. Les secrets ne peuvent pas se garder. Les téléphones n’ont pas accès au réseau. Il n’y a que les ordinateurs. Les membres italiens de la base ne sont pas aussi rugby que Rudy. Luca note quand même la progression de sa Squadra Azzurra. Ce vendredi, le France-Italie décisif pour la qualification en quart ne changera pas le quotidien de la station. Pas de chambrage des perdants. Comme au Mondial de basket où les Français ont salué le meilleur parcours des Transalpins.

Concordia, à 1600km du Pole Sud, comment ces scientifiques franco et italiens suivent la Coupe du monde de rugby?
Concordia, à 1600km du Pole Sud, comment ces scientifiques franco et italiens suivent la Coupe du monde de rugby? © Thibaut VERGOZ Institut polaire français

Concordia se compose de deux tours. L’une pour les activités bruyantes telle la cantine ou la salle de sport. Et la tour calme pour les chambres et les laboratoires. Une station électrique et un dispositif de traitement des eaux complète les bâtiments. Stéphane le médecin estime que le différé lisse un peu les émotions. Le doc a prévu des vacances en Australie et en Nouvelle-Zélande à la fin de l’hivernage : "Selon les résultats des matches à venir ça pourra avoir un petit impact sur mon itinéraire touristique (sourire)." Loin de leur famille, de leurs proches, ces hommes ont la technologie pour casser les kilomètres. Ils ont aussi ce ciel vierge de toute pollution industrielle. Le plus beau fauteuil pour admirer la voûte de l’univers. En revanche, impossible de s’absenter un week-end pour assister à une rencontre. Pour se rendre à Concordia, c’est un duathlon avion, bateau et encore avion. Ils ne seront pas au Stade de France s’il y a une finale des hommes de Fabien Galthié.

Du champagne au frigo, au cas où...

En revanche, ils seront rentrés pour les Jeux olympiques l’an prochain. Pas triste de leur enfermement volontaire, au contraire. Empathique pour leurs chanceux ami : "Lors du match d’ouverture, France-Nouvelle Zélande, j’ai un ami qui était au stade et qui m’envoyait des photos raconte Vincent l’électricien. J’étais plus content pour lui. En Antarctique nous sommes aussi dans un endroit exceptionnel. Il a vécu un grand moment et nous a fait partager, j’ai apprécié. On va rentrer en temps et en heure pour vivre les JO. Si on doit comparer, être en France pour la Coupe du monde et passer un an en Antarctique, c’est exceptionnel d’être en Antarctique." Le cœur des hommes de Concordia est bien plus chaud que la banquise.

Il paraît que passer du temps sur l’étendue glacée à Concordia ou à Dumont d’Urville, une autre antenne scientifique antarctique, près des pétrels et des manchots, vous change son homme, que la fraternité et l’endroit vous transforment à jamais. Une sorte de syndrome de Stockholm. Y aller une fois c’est être aspiré pour y revenir. De mémoire du doc, il n’y a pas eu de fête organisée à Concordia pour célébrer une performance sportive. Les fêtes marquent l'arrivée d'une équipe et le départ d'une autre. D’un signe, Davide le grand chef indique à Damien le glaciologue qu’il y a du champagne au frigo au cas où la France devienne championne du monde : "Il n’y a pas de mauvaise occasion pour la fête. Si on est champion ça va être la grande fête. Les grandes occasions on ne peut pas les rater et on va bien fêter ça. Gros repas et un petit peu de boisson. Avec modération." En Antarctique, pas de pronostic.

Morgan Maury