"Gaël, je n’arrive pas à croire que…", La lettre enflammée d'Eric Salliot à Gaël Monfils après l'annonce de sa retraite

Gaël, avec vingt-quatre heures de recul, tu m’as touché en plein cœur avec ton "testament" balancé mercredi à huit heures du mat’. Comme ça, sans prévenir. Et la petite vidéo qui a suivi avec tes copains mousquetaires, tes "bros", est un joli moment. On reconnaît ta créativité qu’on a retrouvé sur un court.
Avec deux confrères, on avait papoté après ta défaite à l’US Open. Ta décision était prise et tu t’étais bien gardé de nous lâcher l’info. Ton formidable voyage s’achèvera dans treize mois et je ne doute pas que l’Arena de La Défense vibrera au moins autant que pour Léon Marchand lors des JO.
Suiveur privilégié du tennis depuis plus de vingt ans, je me revois à l’US Open 2004 guettant ton retour du front. Alors junior, tu visais le Grand Chelem. A cause de la météo, tu avais été envoyé sur des courts indoor dans le Bronx ou le New Jersey, je ne sais plus, et on avait découvert ton échec en huitièmes de finale face à un certain Viktor Troicki. Décidément, celui-là nous aura causé pas mal de tracas.
Mais à l’époque, on nageait dans la prospérité. Richard Gasquet et Jo-Wilfried Tsonga avaient gagné l’US Open juniors en 2002 et 2003. On voyait déjà plus loin. Toi, le môme élastique, tu allais nous apporter plein de bonheur, c’était écrit.
"Des envolées lyriques mémorables"
Il y a eu effectivement de formidables émotions. Atteindre la 6e place mondiale, ce n’est pas rien. Tu as fait lever les foules. Au sens propre du terme. Retrouvez cette vidéo sur un court de la Caja Magica de Madrid (2019) où les spectateurs se lèvent comme on célèbre un but après une fulgurance "monfisienne": un passing éclair quasiment dos au filet! Marton Fucsovics n’en est toujours pas revenu.
J’ai connu des envolées lyriques mémorables dans ma cabine de commentateur. La plus récente qui me vient à l’esprit, c’est ce match insensé face à Sebastian Baez en night il y a deux ans à Roland-Garros. Mené 0-4 au 5e set, tu agonises, tétanisé par les crampes. Puis le miracle survient et j’explose sur la balle de match. Ce qui me vaudra un chambrage en règle de l’ami Julien Cazarre, qui m’a moqué le lendemain dans Rothen s’enflamme parce que je m’étais emballé pour un… premier tour.
Avec toute l’affection que je te porte, je t’informe que je suis un radio reporter frustré. Egoïstement, j’ai rêvé hurler au micro: "L’insupportable attente prend fin, Gaël Monfils succède à Yannick Noah au palmarès dans un Grand Chelem." De préférence à Roland-Garros. Mais j’aurais "accepté" un US Open. J’enrage encore de ces deux balles de match manquées en quart de finale en 2014 face à Federer. Si tu avais dégommé le "Rodge", c’était la voie royale. Derrière, tu aurais gobé Cilic puis Nishikori.
"Je n'arrive pas à croire que..."
Je te le dis comme je le pense: tu n’as pas le palmarès de ton potentiel. Je sais, dans mon message touchant sur les réseaux, tu affirmes que tu ne regrettes rien. Mais je confesse avoir eu envie, parfois, de jeter mon casque de dépit. Comme on fracasse une raquette. J’ai deux trois souvenirs qui se bousculent.
Je n’arrive pas à croire que tu n’aies atteint que deux demi-finales de Grand Chelem. Avec ton physique, tes jambes de feu… Mais bon… En 2008, à Roland, tu étais jeune face à Federer. Et en 2016, à Flushing, c’était ta bête noire, Djoko…
Je n’arrive pas à croire que tu te sois fait hara-kiri le 4 juin 2014 sur le Chatrier face à Andy Murray. La nuit tombait, tu venais de revenir à deux manches partout, tu te sentais fort et tu voulais "achever" la bête écossaise et tu prends une bulle éclair au cinquième set. Un uppercut pleine face! Avec le toit, ce match, j’en suis convaincu, tu ne l’aurais pas perdu.
Je n’arrive pas à croire que ton bilan face à Novak Djokovic soit de 0 sur 20. Tu l’avais au bout de ta raquette en 2020 à Dubaï.
Je n’arrive pas croire qu’à un moment de ta carrière, tu avais un ratio de 4 titres en 23 finales. Heureusement, avec l’âge, le verrou a sauté et tu as soulevé 9 autres trophées en dix ans.
Je n‘arrive pas à croire que tu n’aies pas de médaille olympique dans ton armoire. Ce quart de finale à Rio en 2016 face à Kei Nishikori me trouble encore (7-6, 4-6, 7-6). Trois balles de match ratées. Si tu avais battu le Japonais, tu aurais eu deux matches pour une médaille.
Je n’arrive pas à croire que tu ne figures pas sur la photo de famille des champions du monde en 2017 à Villeneuve d’Ascq. Tout le tennis français célèbre le Saladier d’Argent: Captain Yann, Jo, Richie, Gilou, Lucas, Jérémy, Pierre-Hugues, Nico, Benet’… Et tu n’es pas là car tu n’avais pas joué un match de cette campagne victorieuse. L’année d’avant, tu avais froissé le capitaine qui s’était décarcassé pour amener une rencontre en Guadeloupe. C’était sur tes terres et tu n’avais pas franchement sauté au plafond. Et, en quart, à Zadar, Yannick t’avait renvoyé à la maison pour une blessure au genou.
Tes potes, ils seront tous là le lundi 2 ou le mardi 3 novembre 2026 à Nanterre. On fera la fête. On te dira qu’on a kiffé ces 23 ans de carrière. Et on aura oublié ce papier. Qui n’est pas aussi noir qu’on pourrait le penser. Un "amour" contrarié, sans doute.