"Du jamais-vu depuis Merckx": Pogacar a-t-il réussi la plus grande saison de l’histoire du cyclisme?

Il aurait pu tenter de s’accrocher à son porte-bagages. Envoyer une dernière fois les watts pour maintenir un brin de suspense. Mais, au fond de lui, il savait l’affaire entendue depuis bien longtemps. Comme le reste des courageux alignés au départ, résignés et simplement prêts à subir la sentence de leur bourreau. Le même qui les martyrise encore et encore, sans relâcher son emprise ni son sourire. Alors quand la mèche rebelle de Tadej Pogacar a surgi samedi à la façon d’un obus dans la Colma di Sormano, avant-dernière difficulté du Tour de Lombardie, placée à 49 bornes de l’arrivée, Remco Evenepoel n’a pas cherché à faire illusion.
Le bras de fer aurait été perdu d’avance. Même pour lui, double champion olympique de son état, et considéré comme la seule menace potentielle de l’ogre slovène au moment de s'élancer de Bergame. "Je dois être honnête, c’est très bien d’être deuxième", glissait le Belge à l’arrivée à Côme, dans une confession sincère disant tout du fatalisme ambiant. Car dans le vélo d’aujourd’hui, boucler un Monument à trois minutes du monstre de Komenda s’apparente déjà à une petite victoire tant ce dernier se plaît course après course à concasser la concurrence. Il faut se satisfaire des miettes et observer au loin ce cannibale à l’appétit merckxien croquer les records sans se retourner.
À l'heure où tout ce beau monde s'apprête à filer en vacances, les chiffres sont là pour donner le tournis : du haut de ses 26 ans, Pogacar vient de boucler une année 2024 à 25 victoires en 57 jours de course. Au XXIe siècle, personne n’avait gagné autant à l'exception d'Alessandro Petacchi, mais l’Italien avait conquis tous ses bouquets au sprint. Ce qui vient à poser cette question possiblement sans réponse : Pogacar a-t-il réussi la plus grande saison de l’histoire ? Un petit rappel, d’abord, sur cette implacable suprématie, qualifiée de formidable par certains, et d’écœurante par d’autres.
"Avec lui, on connaît quasiment le résultat à l'avance"
En sept mois de compétition, son CV s’est enrichi d’un doublé Giro-Tour de France assorti de douze étapes, un championnat du monde, deux Monuments, Liège-Bastogne-Liège et la Lombardie, les Strade Bianche. Sans oublier le Tour de Catalogne, le Grand Prix de Montréal ou le Tour d’Emilie. Tout sauf des kermesses. Alors comme situer le feu follet d’UAE Emirates face à ses glorieux aînés ? Si le jeu des comparaisons et des parallèles entre époques bien différentes peut généralement s'avérer hasardeux, parce que ce sport ne cesse de se professionnaliser et de se moderniser, il faut sans doute remonter au règne d’un certain Eddy Merckx pour trouver la trace d'une saison aussi épique.
"Moi, je n’avais jamais vu ça. Dans mes souvenirs, c’est de loin la plus grosse saison", tranche d'emblée Jérôme Coppel, 13e du Tour 2011 et consultant pour RMC. "On ne peut pas lui en vouloir d’être aussi fort, mais avec Pogacar on connaît quasiment le résultat à l’avance quand il s’aligne sur une course, et encore plus quand il place sa première attaque. À moins d’une chute, d’une crevaison ou une improbable fringale, on comprend que c’est plié dès qu’il met en route à 50 kilomètres de l’arrivée. Et en plus de ça il n’est jamais dans le relâchement. Son pire classement cette saison, c’est une 74e place sur la dernière étape du Giro… Il ne craque jamais, c’est fou. Il est tellement au-dessus du lot et je pense que ça va durer encore un bon petit moment."
Pas de quoi rassurer les téléspectateurs qui commencent à grogner devant ce tueur de suspense, capable de reléguer son dauphin sur le Tour d’Italie - le Colombien Daniel Felipe Martinez - à plus de dix minutes en mai, et de se présenter un mois plus tard sur la Grande Boucle tout aussi fringant. Avant "Pogi", seulement sept coureurs avaient réalisé le doublé Giro-Tour de France (Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault, Stephen Roche, Miguel Indurain et Marco Pantani), dont deux (Merckx et Roche) avaient aussi ajouté les Mondiaux à leur collection la même année. Mais personne n'avait en plus remporté au moins un Monument, l'une des cinq plus grandes classiques, comme l'a fait Pogacar cette année en triomphant sereinement sur Liège-Bastogne-Liège et "Il Lombardia".
À la même table que Merckx ?
Pour avoir droit à la même litanie de superlatifs, il faut convoquer les souvenirs des années de gloire d'Eddy Merckx dans les années 1970 et, à un degré moindre, Bernard Hinault dans les années 1980. Car les champions qui ont succédé à ces deux monstres sacrés ont avant tout brillé dans un seul registre, soit les grands Tours pour les Miguel Indurain, Christopher Froome ou Alberto Contador (7 chacun mais aucun Monument dans toute leur carrière), soit les classiques pour les Tom Boonen ou Fabian Cancellara (7 Monuments chacun mais aucun grand Tour). Pogacar, lui, n’aime pas choisir, à tel point que l’imaginer en balade dominicale sur les pavés de Paris-Roubaix ne parait plus si fou. Peu importe les terrains de jeu et l’adversité, sa domination s’exprime partout.
"Il faut se dire qu’on vient d’assister à quelque chose d’historique et extraordinaire. Du jamais-vu depuis Merckx. Il faut s’en délecter quand on aime le vélo parce que c’est un surdoué. On voit dérouler devant nous l’un des plus grands cyclistes de tous les temps. Plus que le vélo, il écrit les pages du sport. C’est incroyable de dominer une saison de mars à octobre, avec un tel panache, et sur des profils de course aussi différents, de la montagne aux pavés. Il est largement au-dessus. Dans plusieurs années, quand on reparlera de cette année 2024, on ne s'attardera pas forcément sur le chiffre de 25 victoires, mais on se souviendra tous comment il a construit ses incroyables numéros", souligne l'ancien coureur pro et manager d'équipe, Jérôme Pineau.
Plus personne ne peut en douter, le talent de Pogacar n’a pas de frontière, pas plus que son goût pour l’aventure. Comme Bernard Hinault, qui a enchaîné plusieurs saisons extraordinaires, en 1980 (Liège-Bastogne-Liège sous la neige, Giro, Mondiaux mais pas le Tour de France), 1981 (Paris-Roubaix, Amstel Gold Race, Dauphiné, Tour de France...) ou en 1982 et 1985 lorsqu'il réussit le doublé Giro-Tour (mais sans titre mondial ni grande classique). Les travaux de Stephen Roche avaient aussi été immenses en 1987 mais "seuls" les Tours de Romandie et de la Communauté de Valence étaient alors venus embellir sa "triple couronne" Giro-Tour-Mondiaux. Concrètement, l’année 2024 de Pogacar n'est probablement comparable qu'avec les plus belles du roi Merckx.
En 1969, le Belge accrochait trois Monuments, Paris-Nice et le Tour de France mais était exclu du Giro à Savone, alors qu'il trônait en tête du classement général, à cause d'un contrôle antidopage positif qu'il contestera. L'année suivante, il claquait son premier doublé Giro-Tour et survolait Paris-Nice ainsi que Paris-Roubaix. En 1971, il gagnait encore une fois le Tour de France et trois Monuments ainsi que les Mondiaux, Paris-Nice et le Critérium du Dauphiné. En 1972, bis repetita avec un nouveau doublé Giro-Tour et encore trois Monuments pour dessiner une œuvre inégalée à ce jour. Mais sur une saison, le match existe avec Pogacar.
La manière en plus de la victoire
N’oublions pas non plus des champions comme Louison Bobet, Jacques Anquetil et Felice Gimondi, parvenus à se forger des palmarès extraordinaires dans l'après-guerre mais sans accomplir une saison aussi pleine, même si les Italiens rappelleront que Fausto Coppi avait placé la barre très haut dès 1949 (doublé Giro-Tour + 2 Monuments). "Au-delà de ses résultats, on se souviendra de la manière absolument bluffante dont il les a obtenus", appuie Coppel, scotché par ses "innombrables raids" qui rappellent là encore les prises de risques inconsidérées de Merckx. Difficile de ne pas penser au Tour 1969 quand l'ogre de Tervueren avait dévoré ses adversaires en se lançant dans une échappée solitaire… de 140 kilomètres pour avaler le Tourmalet, le Soulor et l'Aubisque, avant d'arriver à Mourenx avec huit minutes d'avance.
"Pogacar fait pareil, il aime se mettre des handicaps parce qu’il est là pour marquer l’histoire, être différent. Regardez les Mondiaux il y a deux semaines. Il aurait pu se contenter d’attaquer ‘seulement’ à 40 kilomètres de l’arrivée, ça n’aurait rien changé à la fin de l’histoire. Mais non, il a préféré tout faire péter à 100 bornes. C’est sa manière de courir alors qu’il n’a pas n’importe qui en face... Coller trois minutes à Evenepoel sur le Tour de Lombardie, c’est dingue. Si on explique à quelqu’un qui ne connaît rien au cyclisme qu’Evenepoel fait partie des stars de ce sport, et qu’il regarde le classement d’hier, il va halluciner", sourit Coppel, qui donne déjà rendez-vous en fin d'année 2025 pour reprendre le débat.
"J'ai l'impression qu'il a encore passé un palier gigantesque physiquement et mentalement. Donc préparez-vous à revoir un Pogacar au moins aussi fort en 2025. Je le vois continuer à progresser et vouloir tout rafler. C’est évident qu’à l’avenir il se fixera pour objectif de gagner la Vuelta, mais aussi tous les Monuments (il lui manque Milan-San Remo et Roubaix), le titre olympique, et peut-être les trois grands Tours sur la même saison… Personne ne sait où sont ses limites." Pas même le principal concerné.