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Mondiaux cyclisme: hyperactivité, instinct et mimiques, le monstre Alaphilippe vu de près

Après une année riche de belles victoires et de 14 jours en jaune, Julian Alaphilippe a l’occasion de sublimer une saison déjà exceptionnelle en devenant champion du monde ce dimanche dans le Yorkshire (Angleterre). Un défi à la portée de ce puncheur définitivement à part au sein du peloton. Pour comprendre ce qui fait sa force, RMC Sport a interrogé ceux qui ont vu la bête à l'œuvre de très près. Plongée vue de l'intérieur sur un coureur qui se raconte comme peu le font sur leur vélo.

Quand il décolle, les autres ne peuvent que constater les dégâts. Brillante, la saison 2019 de Julian Alaphilippe a un peu plus confirmé ce que le peloton peut observer de près: au top de sa forme, "Loulou" est bien le meilleur puncheur de la planète cyclisme. Un champion taille patron. Encore parmi les grands favoris pour faire exploser tout le monde et succéder à l'Espagnol Alejandro Valverde à l'issue des sept heures de vélo promises ce dimanche aux meilleurs coureurs du monde pour avaler les 285 kilomètres de la course en ligne des championnats du monde dans le Yorkshire, dont le tracé exigeant entre Leeds et Harrogate devrait couronner un puncheur ou un sprinteur capable de bien passer les bosses après un total de plus de 3.000 mètres de dénivelé positif. Sans oublier de fortes intempéries pas à exclure pour faire honneur à la réputation de ce comté du nord de l'Angleterre.

L'occasion de s'interroger après ces quelques mois à conjuguer l'exploit au normal: quelle(s) sensation(s) quand on côtoie le monstre Alaphilippe de près lorsqu'il passe à l'attaque et crame la concurrence en un coup de rein? En sept heures ce dimanche, les prétendants au maillot arc-en-ciel auront le temps de passer leurs rivaux au scanner pour dénicher la moindre information sur leur état de forme. Un simple geste parasite peut dévoiler le degré de fatigue d'un concurrent. Certains parviennent à ne jamais rien montrer. D'autres, à l'inverse, ne peuvent s'empêcher de jouer la comédie. Mais quid de Julian? A quelle catégorie appartient celui qui a fait rêver la France avec quatorze jours en jaune en juillet?

Observer régulièrement le Français derrière un poste de télévision ou sur les bords de route permet d'abord de savoir qu'il n'est en rien comparable à un Christopher Froome, dont le regard semble toujours rivé sur son capteur de puissance, où à un Nairo Quintana, qui ne se défait jamais de son masque impassible. Dans sa façon de frétiller sur sa machine, tel un boxeur prêt à en découdre, Alaphilippe se raconte. Lui l'hyperactif, dont les efforts et les attaques sont souvent rythmés par des gesticulations nerveuses, comme des mouvements de tête à gauche et à droite. Pour pleinement comprendre son attitude, il faut se tourner vers les acteurs du peloton et ceux qui ont l'habitude de le voir à l'œuvre de près.

"Il bouge beaucoup sur le vélo, il se retourne. Il a besoin de s'étirer les bras et les doigts. En fait, comme Mathieu van der Poel, il joue! C'est comme s'ils s'ennuyaient dans le peloton. Pour rester actifs, ils font des petits sauts, des zigzags. Ils ont plein de mimiques", nous raconte Anthony Roux, retenu pour les Mondiaux avec la mission de tout donner pour aider Alaphilippe à conclure en beauté une saison exceptionnelle, marquée par des succès sur les Strade Bianche, Milan-San Remo, la Flèche Wallonne, deux étapes du Tour de France et en bonus l'aventure en jaune.

Rien n’est linéaire chez lui

Lorsque le puncheur tricolore se décide à placer une banderille, comme dans la côte de Mutigny lors de la troisième étape du Tour où personne n'était parvenu à le suivre, ses épaules et ses hanches donnent parfois l'impression de swinguer. Il laisse alors apparaître autour de son bouc un rictus de détermination qui tranche avec ces innombrables visages du peloton d'où ne semblent jaillir aucun sentiment.

"C'est beau à voir! Il est assis et puis d'un coup il se met en danseuse. Avec sa vitesse, il peut tout de suite prendre 50-60 mètres d'avance. Et une fois que le trou est fait, la course est pliée", témoigne Rémi Cavagna, coéquipier de "Loulou" depuis deux saisons au sein de l'équipe belge Deceuninck-Quick Step et sélectionné dans le groupe de l'équipe de France pour ces championnats du monde.

Rien n'est linéaire chez Alaphilippe. Sa hargne n'est pas feinte et il ne cherche pas non plus à cacher sa souffrance. Elle aura été mise à nu cet été dans la dernière semaine du Tour quand il a fini par coincer dans les Alpes après avoir longtemps repoussé les assauts de la fatigue et s'être mué en grimpeur pour s'accrocher à son rêve en jaune. Véritable pile électrique, toujours d’humeur blagueuse, il aura fait chavirer le cœur du public français en assurant le show, ce qu'il tient sans doute de son père Jacques, dit "Jo", qui a fait danser le Berry en tant qu'animateur de bals-musettes. Aussi entier sur le vélo qu'en dehors, Alaphilippe a tout de même appris au fil des années à canaliser ses émotions et à quelque peu gérer son impétuosité.

Mais à écouter Thomas Voeckler, nouveau sélectionneur de l'équipe de France, le puncheur de 27 ans pourrait encore progresser sur ce point. "Il y a peut-être un petit travail à faire là-dessus. Quand on observe Julian tout au long de l’année et son comportement sur le vélo, on voit qu'il a parfois une gestuelle qui peut trahir son état de forme. Quand il est aérien, il est d’une certaine manière sur le vélo. Quand il est un petit peu plus dans le dur, on le voit différemment et je n’ai pas la prétention d’avoir un œil plus affûté que ses adversaires", relève l'ancien porteur du maillot jaune, dont le rôle de consultant sur la moto de France Télévisions pendant le Tour lui permet de voir Alaphilippe en action de très près.

Spécialiste des grimaces et de la langue tirée lorsqu'il était coureur, Voeckler conseillerait presque à Alaphilippe de ne pas hésiter à bluffer par séquences. "Ça fait partie des choses dont il faut avoir conscience. On peut en jouer. La comédie fait partie du vélo. Il y a une grosse partie stratégique", appuie-t-il. Des propos qui font écho à ceux tenus en avril dernier par Philippe Gilbert dans les colonnes de Vélo Magazine. "Prenez Matteo Trentin: il a toujours l'air bien et, d'un coup, ça le lâche. Imprévisible. Jalabert était comme ça: rien ne transpirait quand il pédalait. Aucune lecture possible. Il était capable de réaliser un exploit et de craquer de la même façon. Peter Sagan est du même registre: il peut faire un numéro comme se 'garer'. A la nuance près que lui peut sembler buter et ensuite sortir un sprint de folie", détaillait le Belge, sacré champion du monde en 2012.

Passé par l’école de l’agilité

Si Alaphilippe n'est sans doute pas un féru de poker, il a bien d'autres cartes dans sa manche. Là encore, une plongée au cœur du peloton se révèle nécessaire. Au cœur de ce qui permet d'analyser ce qui différencie tant Alaphilippe de ses rivaux dans son attitude. "Ce qui me marque le plus quand il est à côté de moi sur une course, c'est son agilité. Elle est hors du commun. Ça lui permet de se faufiler partout, de pouvoir suivre n'importe qui et de ne pas avoir peur de frotter. C'est ce qui le rapproche de Peter Sagan, même s'il y a une différence entre les deux. Sagan a parfois tendance à passer en force et comme il est très respecté, il est presque autorisé à le faire. Julian, lui, quand il veut une place, il l'obtient par sa technique, comme Mathieu Van der Poel", nous rapporte Julien Simon, le puncheur-sprinteur de la Cofidis.

La comparaison entre Alaphilippe et Van der Poel revient souvent. Leur point commun? Ils ont longtemps préféré la boue à l'asphalte. Avant de martyriser la concurrence sur route et d'être considérés comme les deux grands favoris pour dimanche, le Français et le Néerlandais sont passés par la case cyclo-cross, sans doute la meilleure école possible pour apprendre à encaisser la douleur tout en développant son explosivité et son sens du placement. Alaphilippe a été vice-champion du monde de la discipline chez les juniors en 2010, puis double champion de France Espoirs (2012 et 2013). Avec des formats de course assez resserrés (une heure environ), le cyclo-cross l'a aidé à maîtriser des dépenses d'énergie particulièrement intenses.

Faire la différence en soutenant un effort maximal pendant quelques minutes est devenu sa spécialité. Ses démarrages sont fulgurants et épatent toujours autant. Même ceux qui ont plusieurs années chez les professionnels au compteur. "C’est le meilleur puncheur au monde. Il met des gros coups de force tout de suite. Il a un put*** de démarrage et un rapport poids-puissance (1,73m, 62kg) hors normes! Il est aussi endurant", s’emballe Anthony Roux. "Alaphilippe et Van der Poel ont une 'giclette' beaucoup plus forte que n’importe quel autre coureur au monde. Quand tu as les jambes pour suivre Julian, il faut vraiment le faire. Il faut aller le chercher, il ne faut surtout pas le laisser sortir", prévient le moteur belge Oliver Naesen, qui sait de quoi il parle.

Avec une dizaine d'autres hommes forts, il était présent à l'avant le 23 mars dernier dans le final de Milan-San Remo, quand Alaphilippe est sorti en force à 6,5 kilomètres de l'arrivée pour répondre à l'offensive de l'Australien Simon Clarke. Il était encore là dans l'ultime ligne droite pour voir le Français manger le Slovène Matej Mohoric et ne laisser aucune chance à ses adversaires au sprint. Naesen était pourtant idéalement placé dans la roue d'Alaphilippe. Mais comme tous les autres, il n'a pu que constater les dégâts au moment où l'ancien puncheur de l'Armée de terre a déclenché son effort à 200 mètres du but et conclu avec sang-froid pour décrocher le premier monument de sa carrière.

Un état d’esprit "tout ou rien"

Face à pareille situation, sa résistance au lactique représente un atout de poids. A la manière d'un coureur de 800 mètres en athlétisme, il arrive à supporter la douleur lorsque ses cuisses brûlent sous l'effet des toxines. "Le lactique, c’est un entraînement très, très difficile. C’est très douloureux. Peu de coureurs aiment le faire. C’est quelque chose de compliqué à réaliser mentalement, mais ce n'est répétant les choses qu'on peut être bon. Julian en fait beaucoup", nous précise Philippe Gilbert, qui fait équipe avec lui chez Deceuninck-Quick Step. "J'ai toujours eu des aptitudes à être fort dans les efforts courts, mais je travaille beaucoup sur mes lacunes et mes qualités. C'est très dur, mais si ça ne fait pas mal, on ne progresse pas", confirme Alaphilippe.

Cette capacité à se faire violence se marie parfaitement à son caractère imprévisible. S'il n'est plus le chien fou qui pouvait se cramer il y a encore quelques années en attaquant à tout-va, l'actuel numéro deux mondial (derrière le Slovène Primoz Roglic) a gardé cet amour pour la prise de risques qui peut être déconcertant vu du peloton. "Ce que j’aime chez lui, c’est son instinct. Il peut attaquer de la même manière à trente ou à deux kilomètres de l’arrivée, alors que la plupart des coureurs se disent: 'J’attaque, mais si on est loin de la ligne, il faut quand même que je fasse attention'. Julian a un peu un état d’esprit 'tout ou rien'. C'est extraordinaire ce qu'il arrive à faire", souligne Voeckler. Endurance, punch et instinct, voilà trois ingrédients susceptibles de faire merveille dans le Yorkshire.

Autre élément important qui ne devrait pas vraiment perturber le fin tacticien qu'est Alaphilippe: l'absence des oreillettes aux Mondiaux. "Les managers doivent anticiper le maximum de scénarios. Mais dans le sport, ça se passe rarement comme on l'a prévu. Il faut pouvoir réagir à l’instant T, d’où l’intérêt d’avoir des capitaines de route capables d’assumer des prises de décision et de courir à l’instinct. Julian en fait partie", rappelle Voeckler.

Ça tombe bien puisque la France est en quête de revanche après avoir échoué l'année dernière à la deuxième place avec Romain Bardet, à Innsbruck, en terre autrichienne. Et il faut remonter à 1997 et la victoire de Laurent Brochard à Saint-Sébastien pour retrouver la trace du dernier succès tricolore aux Mondiaux. Mais s'il y en a un qui peut mettre fin à ces vingt-deux ans d'attente même avec la grosse pancarte dans le dos, c'est bien Julian Alaphilippe.

Rodolphe Ryo avec Arnaud Souque