Tour de France 2024: "Elle ne fera aucun cadeau", comment survivre à l'ascension de la Bonette à 2802m d'altitude?

"C'est une émotion indescriptible. Au moment où tu franchis la ligne et que tu vois tous ces journalistes en face de toi, tu réalises que sur la centaine de mecs qui ont pris le départ le matin, c'est toi qui viens de gagner. Il n'y a plus aucune souffrance, cet instant est magique." À l'évocation du 22 juillet 2008, nul besoin pour Cyril Dessel de fouiller dans les tréfonds de sa mémoire. Les souvenirs jaillissent, précis et vivaces. Le "numéro" de l'Allemand Stefan Schumacher sur les rampes de la Lombarde, le saut de l'ange du Sud-Africain John-Lee Augustyn, "tombé dans un ravin mais sans trop de bobos", et surtout son "ultime effort" pour régler Sandy Casar et ses autres compagnons d'échappée à Jausiers.
Ce jour-là, le Stéphanois de 33 ans, éphémère maillot jaune deux ans plus tôt, s'adjuge la 16e étape du Tour de France, tracée entre le Piémont et les Alpes du Sud. Pas la moins prestigieuse, hérissée de deux ascensions hors catégorie dont le méconnu col de la Bonette, trait d'union entre les Alpes-Maritimes et les Alpes-de-Haute-Provence.
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"Elle n'a peut-être pas le prestige du Tourmalet ou du Galibier, ce n'est pas non plus le Stelvio ou le Zoncolan, mais c'est un drôle de morceau, la cime de la Bonette. Quand on y est, on a l'impression qu'on peut presque toucher le ciel", sourit Cyril Dessel, reconverti directeur sportif pour l'équipe Decathlon-AG2R La Mondiale, qui n'a rien oublié des "sensations uniques ressenties tout là-haut". Seize ans après sa dernière apparition, la Bonette retrouve (enfin) les honneurs du Tour de France cet été. Intégrée au casting de la 19e étape, longue ce vendredi de 145km entre Embrun et la station d'Isola 2000, elle pourrait en surprendre plus d'un. Et sanctionner la moindre imprudence chez les leaders du général.
Une fois digéré le col de Vars (18,8km à 5,7%) en guise d'apéritif, les coureurs se lanceront par grappes à l'assaut du monstre. La route goudronnée la plus haute d'Europe et ses confins mystérieux. Une montée de 22,9km avec une pente moyenne de 6,8%, des pourcentages raides et un point culminant perché à 2802m. "À l’entraînement, ça représente entre 1h15 et 1h30 de montée. C’est un col vraiment difficile, car hormis un ou deux replats, on est toujours sur du pourcentage. Il faudra s’accrocher. Le passage à plus de 2000m d’altitude sera un moment difficile. En troisième semaine, avec la fatigue, l’altitude aura forcément son rôle à jouer, même si on s’entraîne tous en altitude", appuie David Gaudu, grimpeur de Groupama-FDJ.
"Une plongée dans l'inconnu"
"Sur le papier, on peut se dire qu'on a déjà vu des profils plus effrayants. Mais ce qui en fait un col fabuleux, c'est qu'on ne sait jamais ce qui peut se passer à une telle altitude. La Bonette ne fera aucun cadeau et, pour beaucoup, ce sera une plongée dans l'inconnu. Ils n'auront pas de repères et il y aura automatiquement des défaillances", prédit l'ancien professionnel Amaël Moinard, qui se plaisait à défier la bête au moins une fois par an à l'entraînement, après en être tombé sous le charme en 2008 lorsqu'il portait les couleurs de Cofidis. Ce n'est que la cinquième fois que le Tour s'élancera vers les pentes lunaires de ce joyau du Parc national du Mercantour, royaume des marmottes immergé il y a encore quelques semaines dans une immensité blanche. L'élégant et populaire grimpeur espagnol Federico Bahamontes avait été le premier à le franchir en tête en 1962 puis en 1964, avant d'être imité en 1993 par l’Écossais Robert Millar et en 2008 par John-Lee Augustyn. Plus récemment, le Giro s'y est aussi aventuré pour pimenter la fin de son édition 2016.
"C'est un terrain de jeu idéal pour faire des écarts, encore plus sur un format d'étape assez court en termes de kilométrage. On peut imaginer que tout le monde n'attendra pas Isola 2000 pour bouger et que certains voudront tenter un coup avant la descente de la Bonette. À l'inverse, ça peut être terrible si on est dans une mauvaise journée, même pour des coureurs expérimentés et habituellement à l'aise en montagne. On peut avoir une grosse sélection, avec des gars éparpillés un peu partout. Le conseil que je peux donner, c'est de gérer son effort dès le pied et de ne pas sous-estimer ce qui arrive après", prévient Amaël Moinard, qui s'était efforcé sur l'étape de Jausiers de tenir la roue du jeune Vincenzo Nibali. Ne pas tout donner d'entrée, pour éviter de noyer ses guiboles dans un bain d'acide lactique, c'est aussi ce que s'était répété Cyril Dessel en 2008. "J'ai passé toute la montée à essayer de canaliser mon leader, le Slovène Tadej Valjavec, qui visait une belle opération au général et qui souhaitait qu'on roule fort tout de suite", rejoue-t-il. "Mais on se serait mis dans le rouge avant de se frotter aux portions les plus dures. Et lui a d'ailleurs fini par craquer... On a tellement peu de marge qu'il faut être absolument sûr de soi quand on décide d'accélérer. Sinon on se crame et on explose."
Un défi pour tout coureur quand l'air se raréfie
Là où les passages à plus de 24% du col de la Loze avaient pu tourner à la séance de torture l'an dernier sur le Tour, pour les naufragés du gruppetto et même pour un Tadej Pogacar en perdition, c'est davantage le manque d'oxygène qui peut être redouté dans la Bonette et ses 10km à plus de 2000m d'altitude. Un cap psychologique et physiologique pas si simple à appréhender dès lors que la route se cabre et que l'air se raréfie. "Au niveau de la mer, vous avez 100% d'oxygène disponible. Jusqu'à 1000m, on dit que ça ne change pas grand-chose. Entre 1000m et 2500m, on parle de moyenne altitude. Ensuite, on se situe dans la haute altitude jusqu’à 5000m. Et au-delà, c’est vraiment de la très, très haute altitude avec une dégradation de l’organisme. À 2800m, on va surtout constater une baisse de la performance physique. Au niveau de la VO2max, la puissance maximale aérobie d’un cycliste, on peut perdre 10 à 15% sur ses performances habituelles. C’est assez variable selon les individus. À titre de comparaison, ce chiffre peut passer à 40% à 4800m", souligne le professeur en physiologie Jean-Paul Richalet, qui a consacré sa carrière à l'analyse des réactions de l'organisme face au manque d'oxygène en altitude.
"Plus vous montez en altitude, moins il y a d’oxygène disponible pour le métabolisme et le fonctionnement des muscles", observe le docteur Alain Ducardonnet, consultant santé pour BFMTV et médecin sur la Grande Boucle de 1982 à 1993. "Le cœur bat plus vite, on doit respirer davantage, donc on arrive plus rapidement à ses capacités maximales. Ça va jouer sur la fatigue et l’accumulation de lactate. Une personne qui n'a pas trop l'habitude de faire du sport sera essoufflée au seul fait de marcher un peu vite à 2000m. Mais on a affaire sur le Tour de France à des athlètes exceptionnels." Des champions ultra entraînés et habitués en prime à migrer une partie de la saison aux Canaries ou en Sierra Nevada, des spots parfaits pour se confronter aux effets de l'altitude. "Lors de ces stages, on cherche notamment à faire de l'EPO naturel (érythropoïétine, une hormone qui stimule la fabrication des globules rouges, ndlr). Le fait d'être en altitude va forcer l'organisme à s'adapter. Avec le manque d’oxygène disponible, qui ne peut pas être comblé par la respiration, la moelle osseuse va être stimulée et le nombre de globules rouges va augmenter. Et quand vous redescendez au niveau de la mer, vous êtes bien plus performant", note Alain Ducardonnet.
Altitude et déshydratation, c'est "l'échec assuré"
Une telle préparation n'empêche pas toujours les mauvaises surprises. "Quand la respiration s’accélère et que le rythme cardiaque s'intensifie, il faut avoir l'intelligence d’aller moins vite, de ne pas suivre la même cadence que pour un col à 1500m, et accepter de garder quelques cartouches pour ne pas se retrouver en énorme difficulté dans la dernière partie de la Bonette. Et puis certains ont tellement les yeux rivés sur leur capteur qu'ils oublient parfois des règles simples comme boire ou manger...", relève Amaël Moinard, qui préconise "un apport en sucre toutes les 15 à 20 minutes" durant l'ascension. Car la déshydratation combinée à l’altitude, "c’est l’échec assuré", abonde Jean-Paul Richalet. "L’air est sec en altitude, donc on se déshydrate plus vite, on hyperventile. On perd pas mal d’eau et il faut vraiment penser à boire le plus possible, surtout en cas de grosse chaleur. Si vous perdez 2% de votre eau corporelle, vous perdez 20% de la performance. Il faut aussi bien s’alimenter pour éviter l’hypoglycémie et un coup de bambou brutal", insiste le docteur en sciences naturelles.
"Sur ce genre de montée, ne pas suffisamment se nourrir peut être dramatique. J'ai le souvenir d'un coureur qui s'était écroulé à l'arrivée d'une étape qui comptait quatre gros cols, il avait fait une énorme crise d'hypoglycémie", embraye Alain Ducardonnet. Puisque les organisateurs ont opté pour un menu gargantuesque ce vendredi, à deux jours du bouquet final à Nice, l'enfer ne refermera pas ses portes une fois atteint la Cime de la Bonette. Il faudra encore se farcir la montée décisive vers Isola 2000 (16,1km à 7,1%), et avant cela bien négocier la périlleuse descente de la Bonette. "C'est toujours un moment piégeux. Il faut en profiter pour récupérer mais rester vigilant et se réalimenter. On pédale moins, le rythme cardiaque baisse, mais ce n'est pas un petit effort", expose Amaël Moinard. "Regardez ce qui était arrivé à Augustin... C’est peut-être l’effort violent qu’il avait fourni dans le dernier kilomètre pour basculer en tête qui lui avait fait perdre en lucidité et avait entraîné sa grossière erreur de trajectoire au début de la descente", illustre Cyril Dessel. Projeté dans le vide, Augustin avait dû s'agripper à la caillasse pour retrouver la route à la façon d'un alpiniste, miraculé et aidé par un spectateur. Quant à son vélo, la légende raconte qu'il continue de rouler au fond des précipices.