Tour de France 2025: les manivelles plus courtes de Pogacar et Vingegaard, révolution ou "hérésie technique"?

Piqué par la curiosité ou un brin jaloux, le champion du monde? Dans la foulée de son contre-la-montre raté sur le Critérium du Dauphiné, début juin, Tadej Pogacar n’avait pu s’empêcher d’inspecter les armes de la concurrence. Avec un sérieux coup d’œil porté aux machines de chrono des Visma-Lease a Bike. Comme pour tenter de trouver un début d’explication à ses nombreuses secondes perdues sur les frelons Jonas Vingegaard et Matteo Jorgenson. L’image a pu faire sourire observateurs et spectateurs, mais elle illustre bien la guerre technologique à l’œuvre dans le peloton.
Depuis une poignée d’années, les vélos se sont transformés en petits frères des Formule 1 - et plutôt des McLaren que des Alpine - boostées à l’aérodynamisme. Des pneumatiques aux cadres, des cintres aux freins à disque, plus aucun composant n’échappe à cette science du détail et au règne des watts. Plus récemment, une nouvelle vague s’est imposée, charriant comme toujours son lot de fantasmes et d’interrogations: la réduction de la longueur des manivelles, déjà très en vogue dans le monde du triathlon.
Des manivelles de... 150mm pour Vingegaard
Pour les non-initiés, rappelons que la manivelle constitue le bras de levier reliant les pédales à l’axe du pédalier. Au plus haut niveau, le modèle classique mesure généralement entre 170 et 175 millimètres. Bien trop standard et pas assez efficace, à en croire le clan Pogacar et les têtes pensantes d'UAE TeamEmirates, qui ont beaucoup œuvré ces dernières années avec leur protégé pour affiner sa fréquence de pédalage et la position parfaite à adopter sur son Colnago. Après un premier changement opéré en 2023 (de 172,5mm à 170mm), le triple vainqueur du Tour de France a franchi un cap supplémentaire pour passer en 165mm.
Encore plus fou, son meilleur ennemi Jonas Vingegaard a été aperçu en début de saison sur les routes du Tour d’Algarve avec des manivelles de… 150mm. Soit à peu près la dimension d’un smartphone ou le genre de taille que l’on peut retrouver sur des bicyclettes pour enfants. Pas loin d’être du jamais vu pour du cyclisme sur route. Preuve que le phénomène n’est pas réservé aux poids plumes, et que le choix ne se fait plus seulement en fonction de son gabarit ou de la longueur de ses jambes, un joli gaillard comme Wout Van Aert - 78kg sur la balance pour 1m90 - s’est lui aventuré sur des 165mm, délaissant les plus habituelles 172,5mm.
Une tendance affirmée dans le peloton
Même constat pour les golgoths Dylan van Baarle (1m89) et Niklas Behrens (1m95), eux aussi tentés par les 165mm. Difficile de ne pas y voir en coulisses l’influence de Jamie Lowden, expert en aéro débauché par la très scientifique formation néerlandaise. Ou celle de Jon Iriberri, maître de la biomécanique bien connu du milieu et dont le travail auprès de Matteo Jorgenson fut précieux pour l’aider à bosser sa technique de pédalage à son arrivée dans la galaxie Visma.
"La tendance, oui, c’est clairement de raccourcir un peu sa taille de manivelles", confirme à RMC Sport Clément Berthet, le grimpeur-rouleur de l’équipe Decathlon AG2R La Mondiale. "Il y a des intérêts d’un point de vue biomécanique mais il faut voir en fonction des morphologies de chacun, ça ne marche pas pour tout le monde. J’ai des manivelles plus courtes qu’il y a cinq ans mais il n’y a pas besoin de tomber dans un extrême. Il y a plein de choses à prendre en compte."
"Ce n’est pas parce que Pogacar ou Vingegaard utilisent des manivelles très courtes que ça convient à tout le monde", affirme le Franc-Comtois.
Mais alors quelles raisons peuvent pousser à vouloir gratter quelques millimètres? Une question de confort et d’ergonomie, d’abord, avec l’idée pour certains de réduire les angles de flexion et la plage de mouvement nécessaire pour pédaler, afin de limiter les contraintes sur des articulations exposées comme les genoux ou les tendons. Au moment d’atteindre le point mort haut, c’est-à-dire l’endroit le plus fermé du pédalage, le but sera de diminuer les tensions au niveau de l’angle de hanche, et donc de limiter les risques de blessures tout en bonifiant la récupération active. C’est cette logique qui a poussé dès 2020 la star britannique Lizzie Deignan, championne du monde sur route et médaillée olympique, à se tourner vers des manivelles de 165mm pour soulager des hanches douloureuses en réhaussant en même temps la hauteur de sa selle.
"Avec des manivelles plus longues, vous êtes obligé de lever la jambe plus haut, ce qui provoque un angle plus extrême au niveau de la hanche, le tout sans gain de performance. Des manivelles plus courtes améliorent ce confort sans rien enlever aux résultats. Je prédis qu'au cours des dix prochaines années, elles deviendront beaucoup plus courantes, voire standardisées. C’est en passant de manivelles de 177mm à 170mm que Bradley Wiggins a battu le record de l’heure (en 2015)", soutenait il y a deux ans Phil Burt, kiné historique de la fédération britannique de cyclisme, dans les colonnes du magazine Cycling Weekly.
Plus de confort et plus d'aéro?
Faciliter le cycle de pédalage, c’est aussi potentiellement gagner en puissance, économiser de l’énergie, retarder la fatigue musculaire et améliorer son gainage. Dans les montées, éviter une flexion excessive des hanches peut entraîner une meilleure activation des fessiers, et donc en théorie apporter davantage de stabilité.
"En termes d’aéro, l’avantage avec des manivelles plus courtes, c’est qu’en étant plié sur son vélo, on réduit le cercle de travail au niveau du pédalage. Les genoux montent moins haut, les pieds descendent moins bas, donc on 'saute' moins sur le vélo. C’est pour ça que les pistards (et les spécialistes du contre-la-montre, ndlr) s’y sont mis depuis longtemps. En exagérant, avec des manivelles de très grande taille, le coureur va beaucoup ‘sauter'. Plus on balaie un rayon réduit, moins on 'saute', mais ça nécessite de trouver le bon compromis avec le niveau de force", développe Frédéric Grappe, directeur du pôle performance de Groupama-FDJ. Qui tient à préciser un point capital à ses yeux.
"Cette mode autour des manivelles raccourcies, c’est l’effet Pogacar", prévient-il.
"C’est revenu d’un coup sur le devant de la scène mais ça fait 30 ans qu’on en connaît les spécificités. Si demain un mec descend sa selle vachement bas et qu’il gagne, le reste du peloton voudra faire pareil sans chercher à comprendre. Tout le monde veut se copier mais ce n’est pas comme ça que ça marche", poursuit-il en citant l’exemple du fameux (et disparu) plateau Osymétric. Un pédalier ovoïde cher à Christopher Froome au début des années 2010, un temps présenté comme "l’arme secrète des Sky" dont la "hype" est vite retombée au point de ne jamais convaincre les foules.
"Attention à ne pas tomber dans la technocratie de la data. La longueur des manivelles, ça doit être très individuel, il ne faut pas faire de copier-coller, mais prendre en compte la technique de pédalage, la masse musculaire, la topologie musculaire, etc. Il faut aussi comprendre qu’un coureur qui a travaillé avec une certaine longueur de manivelles pendant des années a une empreinte biomécanique. Le cerveau met une empreinte sur ce travail et il y a un risque de tout modifier", reprend Frédéric Grappe.
"On ne peut passer du jour au lendemain de 172,5mm à 165mm", dit-il.
Un avis partagé par Jérôme Pineau, ancien coureur et manager d’équipe, désormais consultant pour RMC. Pour lui, aucun doute, ces manivelles de plus en plus courtes ne représentent en rien une révolution et ne s’imposeront pas dans la durée, bien que les fabricants (Shimano, SRAM, Campagnolo…) soient de plus en plus nombreux à s’y plier. "Il faut s’adapter à son corps et à ses sensations", insiste-t-il. "Ça peut aider un Pogacar parce qu’il travaille tous ces points depuis longtemps, dont sa fibre musculaire. Mécaniquement et biomécaniquement, je pense que ça peut lui permettre d’avoir une meilleure cadence et d’emmener des braquets un peu plus élevés, mais ce n’est pas donné à tout le monde. Même sur les avantages côté aéro, je pense qu’on est sur l’ordre du détail, d’améliorations à la marge."
Un certain Bernard Hinault, pas du genre à manier la langue de bois, ne disait pas autre chose dans une interview donnée au magazine Top Vélo. "Il s’agit selon moi d’une hérésie technique. Pour obtenir plus de puissance il faut des leviers longs. Avec 165 au lieu de 172,5 ou 175, on doit mouliner davantage pour obtenir une puissance moindre. Donc, à moins d’être de très petite taille, il faut opter pour un minimum de 170. D’autant qu’avec les braquets d’aujourd’hui il faut pouvoir développer toujours plus de puissance." Pas certain que Pogacar, qui tentera cet été de se rapprocher du "Blaireau" au palmarès du Tour (5 victoires contre 3 pour le Slovène), soit du même avis.