Vingegaard a "gâché" le suspense, Pogacar a conquis les cœurs: comment le public vit la fin du Tour de France

Et si le maillot jaune se jouait le dernier week-end ? Et si le défilé habituel de l'étape des Champs-Elysées se transformait en une vraie course ? Bien qu’un peu folles, ces questions ne semblaient pas totalement farfelues il y a encore trois jours. Seules dix petites secondes séparaient alors les deux premiers au général. Une autre époque. Un autre monde. Le suspense a depuis été balayé par un bulldozer jaune et noir nommé Jonas Vingegaard. Après un chrono monstrueux mardi, le Danois de la Jumbo-Visma a assommé pour de bon le Tour de France le lendemain sur les pentes du col de la Loze en profitant des malheurs de Tadej Pogacar pour asseoir son règne. A trois jours de l’arrivée à Paris, l’écart entre les deux anciens frères inséparables est de 7 minutes et 35 secondes. Un gouffre abyssal. Même les esprits les plus optimistes ne croient plus en un renversement samedi sur les hauteurs du Markstein.
De quoi laisser un petit goût amer à une 110e édition longtemps sublimée par le duel légendaire entre les deux ogres du peloton ? "Oui, on est déçu. On avait l’espoir de revivre l’époque Greg LeMond-Laurent Fignon (le Français avait perdu le Tour 1989 le dernier jour pour huit secondes face à l’Américain, ndlr). Et là, en deux jours, entre le chrono et le col de la Loze, Pogacar a tout perdu. Ça gâche la fin du Tour, on ne s’attendait pas du tout à le voir céder comme ça. Bien sûr, il a eu sa blessure au poignet (sur Liège-Bastogne-Liège en avril), mais je pensais qu’il allait être frais pour la dernière semaine et en fait il a complètement craqué. On aurait aimé les voir s’attaquer jusqu’à Paris", regrette Aymeric, 21 ans, rencontré au pied du bus de la formation UAE-Emirates, ce jeudi midi, au départ de la 18e étape à Moûtiers.
"Dépité de ne pas avoir la bataille jusqu'au bout"
Un peu plus loin, Jordan, 29 ans, a un peu de mal à cacher sa déception après avoir avalé plus de 800 kilomètres depuis Bruxelles, lundi, pour suivre cette troisième semaine. "On est venus en camping-car avec des potes parce qu’on avait très envie de voir en vrai le duel Vingegaard-Pogacar, raconte ce supporter belge. Bon, au final, ça a été vite plié dans les Alpes. Il n’y a plus de suspense, on sait déjà qui a gagné le Tour. On espère maintenant que Pogacar ne va pas s'effondrer et qu’il va pouvoir rester sur le podium." "Je suis dépité de ne pas avoir jusqu’au bout la bataille qu’on espérait entre les deux. Mais c’est le jeu, c’est la loi du Tour de France, tout simplement", philosophe Dorian, 17 ans, pas certain d’avoir fait le bon choix en déclinant des vacances entre amis dans le Sud pour aller encourager Pogacar, en solitaire, mercredi, à Courchevel.
S’il n’y a aujourd’hui plus de doute ou presque sur l’identité du futur vainqueur, les deux premières semaines marquées par un niveau d’intensité rarement atteint sur la Grande Boucle sont encore dans toutes les têtes. Le week-end dans le Pays basque. Les Pyrénées. Le puy de Dôme. Le Grand Colombier. Joux Plane. Tous ces moments ont régalé le public et écrit la légende de ce cru 2023. "On a vécu des étapes incroyables ! C’est sûr que c’est un peu dommage que ça ne joue pas sur les pentes du Markstein, mais on a eu un Tour exceptionnel. On n’a pas tout le temps eu droit à une bagarre comme ça par le passé. Cette année, il y a eu des attaques tous les jours. Quand on se mettait devant la télé, on savait qu’il allait se passer quelque chose, ça donnait envie de regarder", insiste Romuald, étudiant de 18 ans, présent à Moûtiers avec sa maman "pas du tout fan de vélo à la base mais elle s’est mise à regarder le Tour, et maintenant elle kiffe Victor Lafay et Pogacar".
Un Pogacar rendu "plus humain" par sa défaillance
"On a eu un Tour passionnant, avec du suspense sur toutes les étapes. Bien sûr, on ne s’attendait pas à un tel craquage de Pogacar et on aurait évidemment aimé voir le duel se poursuivre jusque dans les Vosges. Mais c’est comme ça… Le Tour reste une fête jusqu’au bout. Je me souviens de toutes ces années où le Tour était écrasé dès le début par un leader. Là on a vibré !", confirme Florian, coureur amateur de 32 ans, venu spécialement de Metz "pour voir la baston dans le col de la Loze". C’est dans cet enchaînement infernal de bosses et de petits replats que Pogacar a sombré. C’est là que l’issue de ce Tour a (définitivement) été scellée. Là aussi, peut-être, que sa cote de popularité a soudainement gagné un bon paquet de points. Dans un pays où l’on chérit tant les "perdants magnifiques", il est fort probable que sa déroute subie en terres alpestres participe à rendre encore plus sympathique ce personnage déjà salué par le public pour son tempérament offensif, son fair-play en toute circonstance et un smile qu’il n’affiche pas seulement devant les caméras.
"Ça le rend humain, estime Julien Jurdie, le directeur sportif d’AG2R-Citroën. Et je pense que tout le monde sait que le vélo est un sport très difficile, que la défaillance peut arriver à tout moment et qu’elle se paye cher. Cela a été le cas pour Pogi mais effectivement cela le rend encore plus populaire." Même analyse du côté de Vincent Lavenu, manager de l’équipe française : "En France, traditionnellement, on aime bien les perdants et l’histoire du vélo l’a montré. Je me rappelle de l’époque où on sublimait Raymond Poulidor. Jacques Anquetil était le vilain petit canard. C’est une particularité française. Pogacar est un garçon sympathique qui fait le spectacle, qui a toujours le sourire. Le voir défaillant parait aussi normal au regard de son approche du Tour qui n’a pas été optimale. Mais c’est vrai qu’on ne l’a jamais vu comme ça, d’habitude il est toujours dominant, capable de faire un feu d’artifice et là il a été en difficulté. Ça le met au même niveau que les autres coureurs."
"Le public français aime les perdants"
Il a suffi de sonder les spectateurs présents au bord des routes à l’occasion de la 18e étape pour valider ce ressenti. "Pogacar est un coureur qui me plaît beaucoup parce qu’il y va toujours à fond, appuie le Messin Florian. Il ne fait pas seulement le Tour mais aussi les classiques, il est toujours à l’attaque, il se donne à 300% et il est peut-être moins calculateur que Vingegaard. Je pense que sa défaillance l’année dernière sur l’étape du Granon lui a permis de devenir le chouchou du public. C’est souvent comme ça. Quelqu’un qui écrase le Tour, on l'aime un peu moins, et quand il commence à craquer, à redevenir un peu humain, on se prend à l’adorer. Ça permet de s’identifier."
Alexis, 33 ans, supporter de Wout van Aert et Lennert Van Eetvelt, "un jeune qui va tout casser", ne dit pas autre chose : "Pogacar a une certaine popularité, c’est quelqu’un d’entier et d’humain. Je l’ai vu souffrir mercredi tout en haut du col de la Loze, ça faisait mal au cœur de le voir si loin de Vingegaard et devoir s’arracher pour rester dans la roue de ses équipiers. Je pense que son capital sympathie a encore grandi. Il est tombé sur plus fort et il reviendra pour gagner l’année prochaine. C’est son côté humain qui plait au public. C’était un duel énorme et on a vu ses limites. Les gens aiment ça." Fan assumé de Vingegaard, avec sa casquette de la Jumbo-Visma et sa coque de téléphone à l’effigie du Danois, Romuald n’est pas non plus surpris : "Le public français aime vraiment bien les perdants. On aime aussi les gagnants, mais quand ils commencent à trop gagner, on se met à soutenir leurs adversaires."
"Vingegaard, c'est un robot"
"J’ai toujours apprécié Pogacar parce qu’il fait partie de ces coureurs de la nouvelle génération, embraye Aymeric. Il n’hésite pas à attaquer, il a beaucoup de panache. Et là ce qui lui arrive le rend un peu plus humain, contrairement à Vingegaard qui est un extraterrestre, qui ne craque jamais. Je comprends l’engouement autour de Pogacar. En France, on aime beaucoup quand les champions ne gagnent pas tout le temps, on a cet esprit-là (sourire). Il est très franc, très naturel. Quand il court, il sourit. Et quand ça ne va pas, ça ne va pas du tout, alors que Vingegaard est toujours "très froid", il ne montre pas ses émotions. On vient d’aller voir le bus UAE, c’est fou le monde qu’il y a autour. Pogacar est peut-être le coureur le plus aimé du public." Et effectivement, seuls Thibaut Pinot et Julian Alaphilippe peuvent espérer rivaliser à l’applaudimètre.
Rien de surprenant aux yeux de Mauro Gianetti, manager de l’équipe UAE. "Le voir comme ça, ça me touche, et je pense que c’est pareil pour le public, confiait le dirigeant suisse mercredi soir. Tout le monde aurait aimé le voir attaquer, mais je pense qu’il a touché le cœur de tout le monde aujourd’hui." "Pogacar a déjà gagné le Tour deux fois, ce n’est pas n’importe quel second, mais c’est évident que ça va renforcer sa cote de popularité pour les années à venir, souligne Pierre, Bordelais de 62 ans. Le public aime sa jeunesse, son sourire, le fait qu’il tente des coups incroyables. A côté, Vingegaard c’est un robot, il a son équipe qui le protège et je suis un peu dubitatif devant ses performances. Il est moins plaisant à suivre." Il va pourtant falloir s'y habituer parce que le match entre le discret Vingegaard et l'expressif Pogacar est a priori bien parti pour durer dans le temps.